Eglises-Etat : l’inacceptable convention valaisanne

En pleine campagne pour sauver 3 sièges PDC au Conseil d’Etat, Christophe Darbellay présente une convention signée avec l’Eglise catholique et l’Eglise réformée. Son titre : « convention concernant la collaboration entre l’école valaisanne et les églises reconnues ». Dans ce petit texte, j’aimerais tenter d’expliquer pourquoi cette convention est philosophiquement catastrophique et politiquement très dangereuse.

Il semble que le texte soit difficile à trouver en ligne – le site internet officiel du canton ne mentionne que le communiqué de presse. Je me permets donc de le rendre disponible ici, dans une version où j’ai noté en commentaire les questions les plus importantes que soulève ce texte.

Philosophiquement catastrophique

Avant de questionner le contenu de la convention, j’aimerais être transparent sur mes convictions. Un Etat démocratique et libéral est organisé sur le principe que tous les citoyen-nes sont d’égale valeur. Aux yeux de l’Etat, personne n’est plus important que son voisin. C’est l’égalité devant la loi, mais également dans la loi. C’est particulièrement vrai pour les questions de convictions religieuses, philosophiques, éthiques. L’Etat doit se tenir en retrait et ne pas favoriser certaines croyances. S’il le fait, alors il privilégie certains citoyen-nes et leurs associations respectives.

Dans les missions de l’Etat, l’école a une place particulière : elle forme les futur-es citoyen-nes. Elle est le lieu où la liberté s’apprend et s’exerce, tant par le savoir qu’elle transmet que par les échanges qu’elle rend possible.

Les présentations étant faites, je compare avec la Convention :

Etat démocratique et libéral Convention
Toutes les personnes sont d’égale valeur aux yeux de l’Etat. Les personnes de confession chrétienne (catholique et protestante) sont plus importantes que les autres.
Pour assurer une égalité de traitement, l’Etat se tient le plus possible en retrait des questions de choix religieux, philosophiques, éthiques. L’Etat prend position sur les questions de choix religieux, philosophiques, éthiques. Il déclare que 2 Eglises/courants religieux sont meilleures que les autres.
L’Etat ne favorise aucune association et les intègre toutes sur un pied d’égalité dans ses réflexions et projets. Les Eglises dites « officielles » ont un statut extrêmement privilégié, qui leur permet notamment de passer ce genre de conventions sur un pied d’égalité avec l’Etat. Ces Eglises semblent être hors société civile, elles ont une catégorie de traitement spécifique (préambule de la convention). Les autres communautés religieuses ne sont pas considérées.
De toutes les tâches de l’Etat, l’enseignement est l’une des plus sensibles. L’école publique est gratuite et obligatoire. La demande de neutralité confessionnelle est particulièrement forte pour l’école. L’école publique signe des conventions de collaboration avec deux Eglises. . Celles-ci collaborent « en vue de la réalisation des objectifs éducatifs de l’Ecole valaisanne » (art. 3 convention)
L’école est le lieu de la formation à la citoyenneté. En plus des connaissances de base, elle transmet les compétences nécessaires à la vie en société. L’école poursuit des fins culturelles et vise à la formation intégrale, incluant les dimensions religieuse et spirituelle (art. 3 et 4 convention). L’école affirme ses valeurs judéo-chrétienne (art. 6). En ne reconnaissant aucune dispense pour les cours donnés par des représentant-es des Eglises (cours d’ «éthique et de cultures religieuses»), la convention institutionnalise une forme de prosélytisme au sein même de l’école publique.
Les convictions religieuses, philosophiques, éthiques des enseignant-es doivent se mettre le plus possible en retrait pour transmettre un contenu objectif, surtout chez les plus jeunes. Leur professionnalisme est attesté par une formation pédagogique officielle. Des enseignant-es choisies par les Eglises donnent un enseignement obligatoire dans le cadre de l’école publique. Selon certains arrangements, l’Etat va même payer ces enseignant-es. La question de leur formation n’est pas claire (« titres requis ») (art. 6). Une formation pédagogique similaire à l’enseignant-e ne semble pas nécessaire.
La détermination du contenu des cours est une mission cruciale de l’école publique. Si l’école consulte des spécialistes, elle le fait sur une base scientifique. Les Eglises sont consultées sur le contenu des cours d’éthique et de cultures religieuse.


En bref, la convention signée par le Conseiller d’Etat Darbellay ne respecte aucun des principes fondamentaux de l’Etat démocratique et libéral. De plus, elle est marquée par des contradictions internes insurmontables. Que les lecteurs tentent de lire l’article 6 de la convention et d’en tirer une position cohérente.
 De manière générale, difficile d’en vouloir aux Eglises de jouer leur carte à fond et d’obtenir le maximum – mais où est le contrôle politique ? Où sont les droits fondamentaux des élèves et des parents ?

Politiquement très dangereux

Le contenu de la convention est catastrophique, mais son timing politique l’est également. Le Valais est spécialiste de ce genre de conventions. La dernière, signée en 2015 par O. Freysinger, était encore plus problématique à bien des égards. Les plus optimistes y verront donc une amélioration. Pour tous les autres, c’est le moment d’agir.

La version de 2021 est rendue publique en pleine campagne au Conseil d’Etat, alors que Roberto Schmidt déclare dans le Nouvelliste que son « objectif principal, c’est de faire élire 3 PDC ». Mais encore plus problématique, cela intervient durant la consultation publique sur les principes de la nouvelle Constitution. Le sujet est au programme de cette consultation. De ce coté-là, on se rappellera avec intérêt le vote des constituant-es sur la question de la neutralité confessionnelle de l’école (proposée par le groupe VLR, refusée par la majorité PDC/UDC). Les votes personnels sont à découvrir ici, fort intéressant alors que bon nombre de Constituant-es se présentent comme candidat-es au Grand-Conseil.

Quelques leçons politiques à mon avis pertinentes (sans prétention à l’exhaustivité) :

  • Le PDC et l’UDC continuent leur lutte pour s’affirmer comme le parti de l’Eglise catholique/de “la” religion. C. Darbellay donne quelques gages à ses soutiens les plus conservateurs. O. Freysinger l’avait fait en 2015. Qui sera plus catholique que le Pape ?
  • Comme l’ont fait de nombreux élu-es PLR à titre individuel, le PLR devrait signifier à tout le canton que cette convention est incompatible avec l’idée d’un Etat moderne et démocratique. Si les libéraux-radicaux, porteurs d’une vision libérale de la société, ne le font pas qui le fera ?
  • Tous les élu-es/candidat-es de confession catholique ne sont certainement pas très à l’aise avec cette convention. Il ne s’agit pas d’être contre la religion ou anti-clérical, mais de montrer son attachement au principe d’égalité de traitement des résident-es du canton. Ce serait fort intéressant d’entendre leur voix dans le débat public.
  • Que pensent les professionnel-les de l’éducation de cette affaire ? Que pensent les scientifiques de l’histoire des religions ? Il serait fort intéressant d’entendre leur voix dans la consultation publique de la Constituante.
  • Que pensent les parents de cette affaire ? Comment vont-ils gérer cette nouvelle donne ?

Que faire ?

Une voie alternative serait pourtant toute tracée. Il n’y a pas besoin de basculer dans un système à la française, mais simplement d’inscrire au programme des vrais cours d’histoire des religions et/ou d’éthique, donnés par des professionel-les qualifié-es de l’instruction publique, sans aucun rôle joué par les Eglises dans la détermination du contenu et de la personne enseignante. Le cours d’histoire des religions est un cours spécifique du cours d’histoire, le cours d’éthique est un cours spécifique du cours de philosophie. Le minimum, en gros.

Les personnes résidentes en Valais qui sont choquées par cette convention devraient prendre leur plume ou leur clavier et écrire à la Constituante pour signifier leur volonté d’avoir un Etat, tout particulièrement une école publique, qui se met beaucoup plus clairement à distance des Eglises. Voici comment le faire (https://www.vs.ch/valaisdemain).

Le Valais, un mariage de raison tellement suisse

Faut-il scinder le Valais en deux demi-cantons ? Le correspondant en Valais du journal Le Temps, Grégoire Baur, joue à se faire peur en évoquant cette option politique dans un article fleuve. Il remet une couche via un éditorial : « En fuyant la confrontation avec cette idée, les Constituants ne remplissent pas leur devoir ». 

La Commission idoine et la plénière de la Constituante ont débattu de cette question, mais elles ont rapidement trouvé que cette option des deux demi-cantons était mauvaise. Scinder le canton en deux ne crée que des perdants. Unanimité en commission, et vote tacite en plénière lors de l’examen préliminaire des principes. En bref : l’unanimité des 130 élu-es pour le principe d’un Valais uni. Comment expliquer ce choix ? Pourquoi rester ensemble alors que rien ne semble rassembler les francophones et les germanophones, à part le cliché d’un FC Sion garant de l’unité cantonale ? 

L’article de G. Baur repose sur un malentendu. Il présume que pour être un canton uni, il faut se ressembler. Son slogan pourrait être « qui se ressemble s’assemble ». G. Baur écrit ainsi : « On peut retourner le problème dans tous les sens, les éléments qui sont censés rassembler le Valais n’existent pas. » Sans surprise, il utilise la métaphore du mariage d’amour qui s’étiole. Les amants brûlants ne regardent plus guère que des séries netflix ensemble, leur couple bat de l’aile. Sortez les mouchoirs.

Mais G. Baur ne trouve pas, car il ne cherche pas au bon endroit. Je crois intimement que la Suisse nous offre une autre narration politique. Le sens politique profond du projet suisse, c’est l’alliance des différents cantons en vue d’une meilleure prospérité de chacun et du groupe. Les Genevois, les Thurgoviens et les Tessinois ne se ressemblent pas et nous serions empruntés de devoir dégager des points communs. Le 19ème siècle a bien tenté de créer un ciment national en promouvant des traditions et des valeurs soi-disant communes. Mais là n’est pas le cœur.  Leur alliance au sein de la Confédération s’explique par leur volonté répétée de faire front commun pour augmenter leur prospérité et répondre aux défis communs qui s’offrent à eux.

En Valais, c’est la même narration qui devrait s’imposer. Ce qui importe entre le Haut et le Bas-Valais, ce ne sont pas des points communs qu’on cherche désespérément à faire émerger, c’est la volonté de vivre ensemble pour être plus forts. En adoptant cette approche, la réalité décrite par G. Baur apparait alors sous une lumière diamétralement différente. 

  • Le choix unanime de la Constituante n’apparait plus comme un débat bâclé par des élu-es déconnecté-es de la réalité du canton (« fuyant la confrontation »). Il résonne au contraire comme une décision cruciale pour rappeler et inscrire dans la constitution le choix de faire alliance. Ce choix unanime n’est pas symptôme, il est la cause première.
  • L’importance de la narration politique apparait elle-aussi en pleine lumière. En 2019, au moment de l’élection au Conseil des Etats, de nombreux francophones ont crié au scandale en arguant que le Haut-Valais « imposait » qui serait élu-e avec B. Rieder. Cette narration est un poison pour la mise en commun des forces. Il faut dire et redire que le Haut-Valais n’impose rien, il fait simplement usage de ses droits politiques. Les Romands n’ont qu’à se rendre aux urnes.
  • La question du bilinguisme apparait comme l’une des pierres angulaires de ce canton qui décide de faire alliance. Par respect pour les minoritaires – notamment dans le fonctionnement de l’administration et des institutions politiques – mais surtout pour renforcer la capacité du canton de peser sur la marche du pays. Permettre à la population valaisanne de devenir un axe central du bon fonctionnement du pays et se présenter comme facilitateur entre les langues – comme le font les Fribourgeois – devient condition et résultat de ces deux régions qui se rassemblent pour être plus fortes. Le canton est à la fois romand et alémanique.
  • Les régionalismes au sein du canton – au-delà de la seule question linguistique –  sont également un danger pour cette ambition de travailler ensemble. Le découpage politique du canton est à ce titre fondamental, par exemple le passage des 13 districts aux 6 régions.

La Constituante poursuit ses travaux pour renforcer cette alliance, mais surtout pour mettre en place les conditions-cadres qui vont permettre aux bénéfices de celle-ci d’apparaitre plus clairement. 

 

Politique par gros temps: plaidoyer pour l’inclusion

Qui reçoit des soutiens financiers ? Qui peut attirer l’attention des politiques ? A quoi aurait ressemblé la crise sanitaire si les résident-es d’EMS avaient eu un lobby puissant ?

Ces questions renvoient toutes à la capacité d’inclusion des processus politiques. Cette capacité va fonctionner à la fois comme stimulateur d’intelligence collective – plus on est de fous, mieux on réfléchit – et comme mécanisme de prévention des angle-morts de l’action publique – plus on est de fous, mieux on voit. La capacité d’écouter et d’inclure dans le processus décisionnel le plus grand nombre d’acteurs va renforcer la qualité, l’efficacité et la légitimité des mesures.

En situation « normale », l’exécutif consulte et le législatif est un lieu de co-création. Le parlement joue un rôle irremplaçable car il est le lieu où les idées, demandes, critiques peuvent être le plus facilement déposées et traitées avec la représentativité nécessaire. A ce titre, le parlement est une immense machine à structurer, sélectionner et épurer les projets législatifs.

En situation de « crise », le pouvoir décisionnel se déplace largement vers les exécutifs. Ceux-ci tentent, tant bien que mal, de poursuivre leur travail de consultation. Problème majeur : ils ne sont pas conçus et organisés comme un organe de travail législatif. Sans inclusion par le biais du parlement, chaque secteur, chaque groupe d’intérêt, chaque entreprise tente de tirer la couverture à soi et de “placer” ses intérêts directement auprès de l’exécutif. Une forme de loi du plus fort s’impose. Il revient à l’exécutif la délicate mission d’arbitrer ces demandes en gardant la justice sociale et la défense des droits fondamentaux comme objectifs primordiaux. Dans un pays où il est aisé de trouver les numéros personnels de tous les conseillers d’Etat, les natels des responsables doivent sonner en permanence.

En phase de crise, la situation devient très problématique pour les institutions politiques. Cette difficulté m’amène à réaliser trois liens plus ou moins distendus que je soumets ici aux bons soins des lecteurs-trices pour les développer.

Premier lien : dans le domaine de l’éthique de l’innovation, un groupe important de chercheur-ses s’intéressent aux processus qui vont rendre possible une innovation responsable. Leurs réflexions portent sur les types de processus à mettre en œuvre pour favoriser l’émergence de certaines innovations (positives), tout en limitant les innovations néfastes. Dans un article fondateur de 2012, intitulé « Developing a framework for responsible innovation » (développer un cadre pour l’innovation responsable), Jack Stilgoe, Richard Owen et Phil Macnaghten identifient quatre qualités pour ce processus d’innovation responsable. L’anticipation doit permettre de concevoir un processus capable d’intégrer une projection des conséquences de l’innovation. La réflexivité ouvre la possibilité de questionner les bases et les présuposés du processus. L’inclusion appelle à concevoir un processus capable d’intégrer toutes les parties prenantes. Finalement, la réactivité décrit un processus agile, évoluant au fur et à mesure des retours et des changements. Le critère d’inclusion semble clef pour nos processus politiques en temps de crise, notamment dans la structuration du travail des exécutifs.

Deuxième lien : En Suisse, on parle pudiquement de défense des intérêts, parfois de lobbying, jamais de corruption. La distinction semble porter sur les méthodes utilisées. Comprenez que si l’organisation faitières des ongleries écrit à Alain Berset pour défendre son droit de recevoir des aides, aucun problème. Si elle lui envoie une lettre remplie d’argent liquide, problème. Néanmoins, se focaliser sur la méthode peut faire oublier que le défi est structurel : la loi du plus fort favorise les grands acteurs (économiques) et bloque l’horizon des petits.  Deux problèmes donc : comment éviter que la situation de crise ne favorise des pratiques tendant vers la corruption, surtout pour les groupes désespérés ? Comment garantir l’accès des plus petits aux décideurs-euses ?

Troisième lien : à titre individuel, qui pourrait en vouloir aux différents groupes d’essayer de défendre leurs intérêts ? C’est une mission collective que de protéger la capacité des groupes plus « faibles » en termes d’organisation ou de ressources financières à se faire entendre. Il ne s’agit pas de viser un programme satisfaisant tout le monde, il n’existe pas et n’importe quelle décision produira des perdants. La seule approche satisfaisante consiste à renforcer la légitimité du processus en renforçant son inclusivité. Pour ce faire, les acteurs économiques, culturels, représentants de groupes/personnes ont un défi majeur eux-aussi: s’organiser pour défendre leurs intérêts et acquérir une compréhension poussée du fonctionnement des institutions politiques.

Lors du jubilé des 40 ans de la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse en 2018, le Conseiller fédéral Alain Berset avait glissé sur le ton de l’anecdote qu’il appréciait particulièrement le proverbe « never waste a good crisis ». Ne gaspillons jamais une bonne crise. Et en effet, il serait fou de gaspiller cette crise pour ne pas créer des mécanismes plus inclusifs.

Innovation en marche: vers les élections du futur ?

Cette semaine, la Constituante valaisanne pourrait proposer une innovation sans précédent dans la manière dont nous abordons les élections, par exemple au Grand-conseil. En proposant un Pacte de représentation, une minorité de la Commission chargée d’esquisser le mode d’élection du législatif cantonal veut créer un nouvel outil de participation démocratique. Les citoyen-nes auraient la possibilité de choisir les critères de représentation que le Grand-conseil devrait remplir. 

Mais commençons par le problème: au lendemain des élections, le bilan est souvent contrasté. On déplore que tel groupe ou telle catégorie de la population est trop peu représenté parmi les élu·e·s. Trop d’hommes, pas assez de jeunes, trop de représentants de milieux « aisés ». En bref, une représentation jugée peu satisfaisante. Un parlement ne doit certainement pas être la copie conforme de la population qui le choisit, mais une certaine dose de représentation fait du bien à la démocratie et à la confiance dans les institutions. Les citoyen-nes doivent pouvoir regarder le parlement et se retrouver dans certaines caractéristiques des élu-es.

Pour promouvoir cette représentation, différentes mesures sont possibles: plus de diversité sur les listes de candidat-es des partis, prise de conscience de la part des citoyen-nes de leur responsabilité quand ils votent mais également des règles contraignantes. La plupart des élections cantonales se déroulent sur la base des districts, un mécanisme contraignant pour s’assurer que toutes les régions du canton sont représentées. 

La Constituante valaisanne a l’occasion d’aller plus loin: elle peut donner la compétence de choisir les critères à la population. Celle-ci pourrait alors faire évoluer ses exigences de représentation: la parité hommes-femmes doit-elle être garantie au Grand-conseil ? Les différentes générations devraient-elles être mieux protégées ? Certains types de métiers devraient-ils être mieux représentés ? Ces questions sont légitimes. C’est aux citoyen-nes de les poser, d’y répondre et de mettre en œuvre leurs engagements.

Concrètement, comment cela pourrait marcher ? La proposition soumise à la Constituante valaisanne est la suivante: 

Par pétition, une fraction du corps électoral peut proposer un critère de représentation pour la prochaine élection du Grand Conseil. Au moins 6 mois avant l’élection, ce critère est soumis au vote du peuple qui décide de son application ou non par scrutin majoritaire. La loi règle le mode d’application.

En détails, voici l’explication de cette innovation majeure:

  1. Par pétition, une fraction du corps électoral peut proposer un critère de représentation pour la prochaine élection du Grand Conseil. => un certain nombre de citoyen-nes peut, à la manière d’une initiative populaire, demander qu’un critère de représentation soit débattu et voté pour les prochaines élections du Grand-conseil. Ainsi, un groupe de citoyen-nes ayant réuni un certain nombre de signatures demande à ce que le critère d’âge soit soumis au vote. Leur proposition prévoit que le Grand-conseil aura au moins 20% de jeunes de moins de 30 ans, 40% de 30 à 65 ans et 20% de plus de 65 ans. 
  2. Au moins 6 mois avant l’élection, ce critère est soumis au vote du peuple qui décide de son application ou non par scrutin majoritaire. => La proposition est soumise au vote majoritaire. Les citoyen-nes peuvent dire sous forme de oui-non s’ils acceptent ce critère de représentation. Si leur proposition est acceptée, cette règle devra être respectée pour l’élection du Grand-conseil. En 2019, le canton de Neuchâtel a presque ouvert la voie à une expérimentation de ce genre. Son parlement cantonal a failli accepter une représentation paritaire (50% de femmes et 50% d’hommes choisi-es comme député-es) pour 3 législatures (12 ans). Si l’idée avait trouvé une majorité au parlement cantonal, les citoyen·ne·s neuchâtelois·e·s auraient dû se prononcer sur une formule ressemblant au Pacte de représentation: un premier vote sur les critères (critère de parité homme-femme, appliqué durant 3 législatures, pour les élections au parlement cantonal) et un deuxième vote sur l’élection concrète. Une fois devenu “inutile” puisque sa mission de correction d’une inégalité des chances structurelle serait accomplie, le critère de parité homme-femme aurait été désactivé.  
  3. Une fois accepté, le critère s’impose à l’élection du Grand-conseil. => Le critère n’est pas seulement un objectif, c’est un véritable engagement. Au moment de l’élection, les citoyen-nes ont pleine liberté de choisir leurs candidat-es. Néanmoins, vu qu’ils ont accepté le critère, celui-ci s’applique aux résultats bruts (le nombre de voix reçues par chacun·e des candidat·e·s individuellement). Il s’agit maintenant d’assurer que les critères de représentativité choisis lors du premier vote s’appliquent. L’opération combine le choix des critères (vote 1) et de l’élection (vote 2). La combinaison de ces deux éléments va permettre de faire émerger la liste gagnante, c’est-à-dire la liste qui respectera les engagements pris sous forme de critères ​et le choix électoral des votant·e·s. Concrètement, la liste gagnante sera celle qui, parmi toutes les combinaisons possibles de candidat·e·s qui respectent les critères (vote 1, dans notre exemple le critère d’âge), totalise le plus de voix (vote 2). La Figure ci-dessous représente le fonctionnement du Pacte. 
  4. La loi règle le mode d’application. => La loi peut déterminer par exemple un nombre maximum de critères, ou une typologie de critères admissibles. De plus, la loi détermine comment se fait le dépouillement.

Cette approche ouvre des perspectives profondément nouvelles pour le processus d’élection. Le cadre général de l’élection, càd la vision qui accompagne la représentation d’un organe comme le Grand-conseil, n’est plus fixé une fois pour toutes. Il peut évoluer au gré des demandes des citoyen-nes. Ce nouvel instrument ouvre une voie vers des organes législatifs pluralistes et inclusifs, capables de prendre en compte une multitude de perspectives. Grâce à cette approche, le législatif représente un peu mieux un miroir de la société. Ce miroir ne doit pas être parfait, mais il permettra à un plus grand nombre de s’y regarder et de s’y retrouver, avec un léger flou, mais avec un fort sentiment de légitimité.

 

Johan Rochel et Florian Evéquoz

 

Pour en savoir plus, Johan Rochel et Florian Evéquoz, De l’innovation en politique: critères de représentativité et démocratie, Staatslabor. 

Les droits fondamentaux, l’atout des joueurs de jass

Le Valais révise entièrement sa Constitution et 130 élu-es sont au travail. Une commission est en charge d’élaborer un catalogue des droits fondamentaux pour les Valaisannes et Valaisans. Une grande partie de la discussion se joue autour de la particularité juridique des droits fondamentaux: leur justiciabilité. Ou comment les droits fondamentaux deviennent des “atouts” que nous possédons tous. 

Les droits fondamentaux représentent le socle de la vie en société. Ils délimitent les prérogatives et les libertés des individus. Ces droits vont plus loin que les principes de l’Etat, que les objectifs politiques ou encore que les valeurs qui devraient guider l’action d’un gouvernement. S’ils sont formulés de manière suffisamment précise, avec une volonté de les rendre directement invocables par les individus, ils deviennent de véritables outils de protection. Un individu peut directement les faire valoir face à une administration ou devant un tribunal. Les amateurs de jass apprécieront l’image: les droits fondamentaux sont souvent comparés à des “atouts”. Ils permettent de “couper”, afin de protéger directement des intérêts essentiels des individus. 

Ainsi, une même thématique peut être traitée comme un principe et/ou comme un droit fondamental. On peut intégrer à la constitution le principe suivant: “L’Etat agit de manière durable, en protégeant les ressources naturelles et en garantissant la qualité de vie des individus”. Mais on peut également formuler un droit fondamental: “Toute personne a droit de vivre dans un environnement sain et écologiquement harmonieux.” (proposition actuellement sur la table des discussion en Valais, inspirée par les travaux du Prof. Alexandre Flückiger à l’université de Genève). Le droit fondamental, s’il est suffisamment précis, pourra être utilisé directement par les individus. Le principe ne le pourra pas. Le niveau de protection accordé aux individus est complètement différent.  

Si une personne s’estime lesée dans ses droits, elle peut donc porter son cas devant un juge en s’appuyant sur un droit fondamental. Cette possibilité fait des droits fondamentaux des normes uniques en leur genre. Le Prof. Jacques Dubey de l’Université de Fribourg explique ainsi que “les droits fondamentaux sont considérés comme étant des garanties suffisamment précises et claires en termes de contenu pour constituer le fondement d’une décision individuelle et concrète”*. Un juge peut appliquer ces droits à un cas d’espèce, et ce sans intervention nécessaire du législateur. Le Dr. Gregor Chatton, actuellement juge au tribunal administratif fédéral, définit ainsi cette idée de justiciabilité*. Il s’agit de “l’aptitude de cette norme, lorsqu’elle est invoquée par le justiciable devant une instance d’application dotée de pouvoirs (quasi-) judiciaires, à servir de base dans la décision destinée à trancher les questions juridiques soulevées par le cas d’espèce”. La norme doit être suffisamment claire pour permettre de guider le juge dans le traitement d’un cas.

Pour le travail des constituant-es, il s’agit donc d’être suffisamment clairs et précis pour formuler des droits fondamentaux directement utilisables par les individus. Bien sûr, il est impossible de tout décrire en détail. La responsabilité de mise en oeuvre des droits fondamentaux incombera également au législatif et à l’exécutif. Les droits fondamentaux doivent irradier l’ensemble du système juridique. Par contre, les constituant-es peuvent choisir des formulations aussi claires et opérationnelles que possible afin que les droits puissent être directement invocables. Ils peuvent clarifier leur ambition d’apporter une protection constitutionnelle aux intérêts les plus cruciaux de la population.

* Jacques Dubey, Droits fondamentaux, Zürich: Helbling, 2017, p.19.

* Gregor Chatton, Vers la pleine reconnaissance des droits économiques,sociaux et culturels, Genève : Schulthess, 2013, p. 420. 

Les droits fondamentaux et 130 élu-es sous le voile d’ignorance

Le Valais révise entièrement sa Constitution et 130 élu-es sont au travail. Une commission est en charge d’élaborer un catalogue des droits fondamentaux pour les Valaisannes et Valaisans. La discussion politique s’engage autour d’une question clef: quels sont les droits suffisamment importants pour figurer dans la constitution ?

Lorsque 130 élu-es s’apprêtent à passer à la moulinette une proposition de catalogue de droits fondamentaux, une vraie question de méthode se pose: comment procéder pour savoir quels droits devraient passer la rampe ? Comment juger de l’importance d’un droit spécifique ? Faut-il introduire des droits spécifiques pour les personnes en situation de handicap ? Les droits des personnes âgées méritent-ils d’être écrits noir sur blanc ? Quelle égalité souhaitons-nous ? Faut-il introduire le droit à un salaire minimum ? Autant de questions véritablement épineuses. Au PLR, PDC et UDC, on veut d’ailleurs largement élaguer la proposition de la Commission et supprimer de nombreux droits fondamentaux. La plénière de début septembre promet d’être disputée !

Pour débattre de cette question, je propose que nous adoptions une méthode inspirée du philosophe John Rawls, le philosophe politique le plus connu du 20ème siècle. Dans un livre phare intitulé “Une théorie de la justice”, Rawls a proposé une méthode particulièrement pertinente pour cette discussion à venir: le voile d’ignorance. 

Imaginez que les 130 élu-es de la constituante se réunissent pour une plénière très particulière. Au moment d’entrer dans la salle, ils oublient qui ils sont. Ils oublient leur âge, leur lieu d’origine, leur sexe, leur parcours professionnel, leurs compétences, leurs handicaps, l’état de leur compte en banque. En bref, ils oublient tout ce qui pourrait les amener à défendre leurs prérogatives personnelles. D’où le terme choisi par Rawls de “voile d’ignorance”. Ce voile se pose sur eux quand ils entrent dans la salle de réunion. Ils conservent néanmoins leur capacité de débattre et de décider. Pour les cinéphiles qui se rappellent du film “Men in Black” avec Will Smith (1997), nous pourrions comparer le voile d’ignorance au petit laser rouge que les deux agents utilisent pour provoquer une amnésie. Un coup dans les yeux et hop, les personnes oublient tout. Ne reste qu’à imaginer Will Smith devant l’entrée de la salle de travail de la constituante.

John Rawls pense que cette méthode de débat va conduire à des résultats plus justes. En faisant abstraction des informations sur notre situation particulière, nous sommes plus à même de prendre des décisions justes. Le voile d’ignorance nous invite à beaucoup de prudence. Sans savoir qui je suis dans la société, je réfléchis à deux fois avant de prendre certaines décisions car, potentiellement, je pourrais être très directement concerné. Je pourrais être n’importe qui. Et cela change tout dans la manière dont nous débattons de sujets politiques. Bien sûr, l’empathie pour la situation d’autrui est déjà une qualité souhaitée pour les élu-es. Lorsque nous siégeons dans un organe, nous devons faire l’effort de nous glisser dans la situation d’autres personnes. La méthode de Rawls a l’immense avantage de concrétiser ce qui est attendu de chacun d’entre nous: faire abstraction de sa situation, et réfléchir à neuf à la question posée.

Faut-il des droits fondamentaux spécifiques pour les personnes en situation de handicap? Sans savoir si je suis moi-même dans une telle situation, j’ai un regard très différent sur la question. De même pour toutes les questions touchant des groupes spécifiques de personnes. Faut-il un article musclé sur l’égalité, notamment pour créer une réelle égalité entre hommes et femmes ? Sans savoir si je suis un homme ou une femme, ma position est bien différente. Les exemples se multiplient à l’infini en matière de droits fondamentaux. Car ce sont ces droits qui sont directement là pour protéger les droits et libertés des citoyens. 

Quels droits devraient être inscrits dans la constitution ? John Rawls nous offre une méthode: les droits que nous accepterions en situation de voile d’ignorance. Bien sûr, oublier qui nous sommes ne sera jamais possible. John Rawls dit lui-même que le voile d’ignorance est une manière d’illustrer son approche de la justice. Il s’agit d’un exercice de pensée. Il faut voir cette exigence comme une séance de fitness mental. En réalisant cette expérience, nous musclons notre capacité à considérer la situation d’un plus grand nombre, notamment de ceux qui ne peuvent pas donner de la voix dans l’arène politique.

Christian Merz, Le Temps

Visite au coeur du laboratoire valaisan des droits fondamentaux

Le Valais révise entièrement sa Constitution et 130 élu-es sont au travail. Une commission est en charge d’élaborer un catalogue des droits fondamentaux pour les Valaisannes et Valaisans. Ce travail est une plongée au coeur de la Suisse comme laboratoire politique: le travail du Valais s’inspire des autres constitutions cantonales et nationales, tout en contribuant à faire avancer le débat en retour. 2ème billet de blog d’une série sur les travaux de la Constituante en vue des séances plénières du 3 et 4 septembre.

Définir le catalogue des droits fondamentaux d’un canton ou d’un pays, c’est répondre à la question-clef de la vie en société: quels droits voulons-nous mutuellement nous reconnaître ? Les constitutions de Vaud, Fribourg, Genève ou encore Neuchâtel comprennent un catalogue complet des droits fondamentaux. Ils reprennent les droits de la Constitution fédérale et y ajoutent certains droits spécifiques. En ouvrant la constitution de son canton, chacun peut ainsi avoir une vue d’ensemble de ses droits et libertés. Nous sommes au coeur de l’idée de contrat social. 

Et pourtant, il existe une autre approche où ces droits et libertés ne sont pas explicités. La Constitution du canton de Schwyz, adoptée en 2010, n’a par exemple pas fait dans le détail. A son article 10, elle précise simplement que “le canton garantit les droits fondamentaux que consacrent la Constitution fédérale et les règles de droit international qui lient la Suisse”. Et point. Le catalogue des droits fondamentaux est terminé. Cet exemple extrême règle donc la question cruciale des droits fondamentaux des citoyennes et citoyens en faisant un simple renvoi. Cet exemple extrême nous permet d’interroger ce qui se perd en cours de route avec cette stratégie lapidaire.

La plus grande perte, c’est l’opportunité manquée de protéger plus efficacement les droits et libertés de la population. Malgré ses qualités, la Constitution fédérale n’est pas parfaite. Elle est elle-même le produit d’un consensus politique. De plus, elle date de 1999 et ne peut pas prendre suffisamment en compte certaines nouvelles menaces, principalement celles provoquées par les technologies numériques. Chaque nouvelle constitution cantonale est donc une chance de mettre à jour le niveau de protection de la population. C’est l’opportunité d’aller plus loin que la Constitution fédérale. Quel meilleur exemple de la force du fédéralisme suisse ? Chaque révision cantonale représente une occasion de stimuler un processus d’intelligence collective. Ce que le Valais mettra dans sa Constitution inspirera d’autres cantons, mais trouvera peut-être aussi son chemin jusque dans l’interprétation d’autres constitutions.

Outre ce travail de mise à niveau, la solution du canton de Schwyz manque d’être à la hauteur de la fonction d’une constitution. La population d’un canton ou d’un pays négocie, débat puis décide d’adopter une liste de règles pour fonctionner ensemble. Au travail, en famille, dans nos relations sociales, ce document fixe les bases du vivre ensemble. Et surtout, il détermine nos droits et nos libertés. Quand nous ouvrons une Constitution, nous devrions pouvoir lire d’une traite l’ensemble de nos droits fondamentaux. Noir sur blanc, nos prérogatives face à l’autorité publique, dans notre rapport avec les autres. 

Les puissants n’ont pas toujours besoin de la protection du droit. Ils ont d’autres outils à disposition pour sauvegarder leurs intérêts. Mais Monsieur et Madame Tout le monde ont un besoin essentiel de la protection du droit. Les droits fondamentaux font la grandeur des constitutions, car ils envoient aussi un signal symbolique et politique très fort. Un article contre la peine de mort, un article pour l’égalité, un article contre la surveillance numérique, un article pour les droits des personnes âgées: autant d’exemples pour montrer que les droits fondamentaux racontent une communauté. Ils disent un canton, ils exposent les valeurs de ses citoyens, ils sont la carte de visite qu’ils montrent vers l’extérieur.

Si la solution schwytzoise n’est pas la bonne, comment procéder ? En faisant un catalogue aussi complet que possible des droits fondamentaux. Le Valais a une chance historique: c’est l’un des derniers cantons à réviser une Constitution datant du début de 20ème siècle, à un moment où de nouvelles menaces pour les droits et les libertés individuels apparaissent. On aurait tort de sous-estimer le message symbolique qu’enverra cette nouvelle constitution. Partout dans le monde, les droits fondamentaux sont bafoués, les régimes autoritaires les attaquent sans relâche. En remettant au coeur de sa constitution la liste des droits fondamentaux qu’ils pensent importants et nécessaires, le Valais a l’occasion de souligner que la protection des droits des individus reste la justification et la condition de la vie en société..

L’anniversaire du 14 juin comme un mini-bilan

Alors que nous fêtons le premier anniversaire de la Grève du 14 juin, j’ai profité d’une visite aux grand-parents pour passer en revue le confinement que nous avons vécu en famille. C’est peu dire que cette période a été riche en leçons intéressantes pour l’égalité au sein des couples et dans les familles. Voici le condensé de ces leçons personnelles et donc nécessairement incomplètes : 

1. Les enfants… tout se joue avec les enfants.

Le confinement a rappelé que les inégalités entre hommes et femmes apparaissent vraiment clairement avec l’arrivée des enfants. Je compare ma situation (2 enfants, 5 et 3 ans, 50-50 avec ma partenaire durant le confinement) avec celle de collègues/amis sans enfants et la réalité saute aux yeux. Les couples sans enfant sont beaucoup plus égalitaires ou, à tout le moins, peuvent plus facilement l’être. Le confinement n’a fait que souligner cette réalité.

2. Les enfants…tout se joue avec les enfants (2). 

Les enfants c’est merveilleux… surtout quand ils partent à l’école. Le confinement a montré à tous les incrédules, majoritairement des hommes, à quoi ressemblait une journée avec des enfants en bas âge. Et l’expérience vous change un homme. Je pense que plus personne ne dira “quelle chance tu as d’avoir passé toute la journée avec les enfants” sur un ton qui voulait dire “une journée de congé pendant que moi je me tuais au travail au bureau”. Niet, une journée avec des enfants en bas âge, c’est bien pire qu’une journée au boulot en terme d’énergie dépensée. Que tous ceux qui n’ont jamais pensé avec un sourire malicieux qu’ils allaient se reposer au travail après une journée familiale me lance la première pierre. Le confinement a libéré la parole des parents: les enfants, c’est merveilleux, mais ça crève. En confinement, ça crève-crève.

3. Le travail domestique, c’est pénible, assez peu intéressant, et ça vaut beaucoup d’argent. 

Devoir assurer l’école à la maison c’est merveilleux… surtout quand ça s’arrête. Les parents ont pris conscience de la difficulté du travail d’enseignant (les “vrais” enseignant-es sont tranquilles pour un moment). Mais par ricochet, ils ont aussi pris conscience de la quantité et de la valeur de leurs travaux domestiques. Une grosse masse de travail invisible, plus ou moins sujette à disputes dans le couple, des standards de qualité forcément différents (“comment ça pas bien rangé le linge ?”) et, d’un seul coup, l’ajout d’une tâche aussi énorme que l’éducation de la future génération. Je résume de manière non-exhaustive: courses, linge, ménage, paperasse, lecture, calcul, gestion du temps de l’iPad, bricolage, dessin, diplomatie intrafamiliale, résolution des conflits. Le confinement a souligné deux choses merveilleuses. Premièrement, qu’il était difficile d’imaginer une palette de compétences plus complète. Que personne n’hésite jamais à mettre dans son CV qu’il/elle a survécu au confinement avec enfants. Deuxièmement, le temps investi en tâches domestiques, c’est du temps en moins pour des opportunités professionnelles, des occasions de vivre ses passions, ou pour du temps familial choisi, et non imposé. Laisser l’un des conjoints faire plus de travail domestique, c’est simplement lui prendre un peu, beaucoup, de son temps de vie.  

4. Les hommes sont un peu plus là, mais on ne les entend jamais.

Les hommes ont pris une part des responsabilités domestiques lors du confinement. J’imagine que certains couples où madame devait travailler ont même dû inverser complètement leur modèle. J’imagine que certains ont fait face à 8 heures non-interrompues avec enfants pour la première fois. J’imagine que certains ont porté une large part de la charge mentale dans l’organisation du foyer. Mais tout ceci, je l’imagine seulement, car les témoignages d’hommes sont très rares dans l’espace public. Alors que la crise actuelle serait l’occasion d’écrire et de lire de belles histoires. Et nous pourrions même en profiter pour abolir l’expression du “jour avec papa”, le “Papi-Tag” des germanophones. L’expression était peut-être utile une fois, mais elle est dangereuse et contreproductive à terme, car elle rappelle que papa n’est que l’assistant de maman. 1 jour sur 5, il fait son job. Mais les pères ne devraient pas être des assistants maternels ou, s’ils le sont, c’est le résultat d’un choix délibéré du couple, décision mûrement réfléchie et où le partenaire qui fait le job domestique reçoit une compensation. Car le confinement a rappelé que le temps de vie se négocie chèrement et qu’il n’y a pas de raison que l’un des partenaires fasse tout le job. 

5. Nous, les hommes, devons faire bouger les structures. 

Toutes ces leçons reflètent que ma famille a vécu ce confinement dans une situation privilégiée. Pas de décès à déplorer, pas de peur existentielle pour l’argent, un appartement suffisamment grand pour respirer. Et donc le “luxe” de se demander comment améliorer l’égalité au sein de la famille. Beaucoup n’ont pas ce luxe, la réalité s’impose à eux et la marge de manoeuvre vers plus d’égalité est réduite au minimum. A ce titre, le confinement a montré une nouvelle fois que le domestique était politique. Nous ne sommes pas égaux face au confinement. 

Je suis convaincu que chacun de ceux qui ont une marge de manoeuvre devrait s’engager pour plus d’égalité, dans leur couple, mais également pour tous les autres. Nous, les hommes, avons ici une responsabilité particulière vu que nous sommes encore largement en situation de pouvoir à travers l’ensemble de la société. Les chantiers sont nombreux, mais j’ai un espoir particulier pour deux points principaux. 

D’une part, l’incroyable nécessité de renforcer les structures d’accueil pour les enfants. Pour une majorité de familles, la garde des enfants repose largement sur les mamans et sur les grand-parents. Rien à redire si ce choix est souhaité par les couples et que tout le monde y trouve son compte. Mais il faut impérativement des solutions pour tous les couples où les mamans ont d’autres plans de vie, pas de grand-parents à disposition ou qui souhaitent d’autres formes de garde. 

D’autre part, le nécessaire engagement des hommes pour des habitudes de travail différentes. Il faut plus de temps partiel et plus de télétravail pour les hommes, et c’est à nous de le demander à nos employeurs. Les lignes de négociation ont bien évolué, bon nombre d’entreprises ne peuvent plus prétendre que c’est impossible. Mais plus fondamentalement, nous devons arrêter de penser que la société repose sur notre travail. Alors que les petits font de la balançoire au parc, j’ai aussi l’impression qu’il faut répondre à ce mail. Urgemment, sans autre option. Notre rapport au travail est marqué par une surestimation de son importance et un sentiment permanent d’urgence. Cette impression est cultivée par une ambiance de travail, et elle impacte directement la vie des femmes et des familles. Le job de Monsieur est toujours vu comme prioritaire et plus important. 

 

5 questions éthiques pour savoir si vous devriez installer l’application

De nombreuses personnes ont pris contact avec notre équipe du laboratoire d’éthique de l’innovation pour nous poser la question “piège” du moment: “Allez-vous installer l’application de suivi des contacts recommandée par la Confédération?” Pour l’heure, il est encore possible d’esquisser la question car l’application est en phase de test. Elle devrait être disponible pour tous durant le courant du mois de juin. Au plus tard à ce moment là, tous les habitant-es du pays devront se poser cette question. Dans ce contexte, plutôt que de donner notre avis personnel, nous proposons 5 questions utiles à tous ceux qui veulent se faire une opinion.

Nous avons volontairement laissé de côté les questions techniques pour se concentrer sur des questions que chacun-e peut aborder sans connaissances préalables. Bien sûr, il est important d’exercer un regard critique sur les réponses données par les expert-es aux défis techniques. Néanmoins, nous devons faire le pari de nous fier à certaines institutions ou personnes jugées dignes de confiance. Personne ne peut être expert-e en tout. 

Les 5 questions sont directement disponibles ici. Vu qu’aucune question n’est neutre, les personnes intéressées trouveront en-dessous des 5 questions une explication sur le choix et la formulation des interrogations que nous avons retenues.

Les 5 questions

  1. Quel problème souhaitez-vous contribuer à résoudre en utilisant l’application?
  2. Pensez-vous que des mesures suffisantes ont été prises afin d’assurer pour tous le caractère volontaire de l’utilisation de l’application? 
  3. Etes-vous prêt-e à suivre les recommandations de l’application?
  4. Trouvez-vous légitime que l’Etat encourage les habitant-es à s’échanger des données sur leurs rencontres? 
  5. Estimez-vous que l’équilibre entre les problèmes potentiels de l’application (protection des données, respect de la vie privée, risques d’abus) et ses contributions est satisfaisant?

 

Les questions commentées

1. Quel problème souhaitez-vous contribuer à résoudre en utilisant l’application?

Cette question vise à identifier l’objectif de l’application tel qu’il est perçu par les utilisateurs-trices. Avant d’utiliser l’application, chacun-e doit pouvoir expliquer pourquoi utiliser cet outil: quel(s) problème(s) souhaite-on résoudre en utilisant l’application ? Cette première question vise à prévenir une utilisation “sans raison”. Il s’agit donc de vérifier qu’il y a un lien entre les problèmes que la personne veut résoudre et l’utilisation de l’application.  

2. Pensez-vous que des mesures suffisantes ont été prises afin d’assurer pour tous le caractère volontaire de l’utilisation de l’application? 

Cette question vise la condition fondamentale du soutien apporté par la Confédération à l’application: son caractère volontaire. Nul ne doit être contraint ou forcé à utiliser l’application. De plus, le caractère volontaire suppose que la personne ait été informée de manière satisfaisante sur les conditions d’utilisation et les risques potentiels de l’application. La question concerne son cas particulier mais elle me pousse également à réfléchir pour l’ensemble des membres de la société. Des mesures doivent être prises pour assurer une utilisation volontaire “pour tous”, c’est-à-dire également pour les personnes dans une situation de vulnérabilité particulière (par exemple vis-à-vis d’un employeur/de collègues qui vont de facto exiger l’utilisation de l’application).

Pour aller plus loin sur cette question, vous pouvez lire ce billet de blog.

3. Etes-vous prêt à suivre les recommandations de l’application ?

Cette question vise l’efficacité de l’application. Si la personne veut utiliser l’application, elle devrait être prête à suivre les recommandations que lui fera l’application. Cela concerne notamment la réaction à adopter en cas de message d’alerte lié à une possible infection et la recommandation de se mettre en quarantaine. Si la personne sait qu’elle ne suivra pas les recommandations de l’application, il n’est pas utile qu’elle installe l’application.

4. Pensez-vous légitime que l’Etat encourage les habitant-es à s’échanger mutuellement des données sur leurs rencontres?

Cette question vise la légitimité générale de la recommandation d’utilisation formulée par le Conseil fédéral et l’OFSP. Les autorités sanitaires du pays jouent un rôle actif dans ce processus, ils ne sont pas de simples spectateurs. Dans le modèle en discussion en Suisse (D3PT), les autorités et les utilisateurs-trices n’ont accès à aucune donnée. L’application fonctionne de manière horizontale, entre les utilisateurs/trices, sans transmettre de données qui permettraient d’identifier des personnes. 

5. Estimez-vous que l’équilibre entre les problèmes potentiels de l’application (protection des données, respect de la vie privée, risques d’abus) et ses contributions est satisfaisant?

Cette question vise la pesée d’intérêts que représente le choix d’utilisation l’application. La personne doit décider si les contributions envisagées (réponse à la question 1) l’emportent sur les problèmes potentiels de l’application. Les problèmes potentiels sont au moins de trois types: la protection des données, le respect de la vie privée et les risques d’abus dans l’utilisation de l’application. Comme pour la question 2, cette question concerne la personne elle-même, mais également les problèmes potentiels que pourraient avoir d’autres personnes. L’utilisation d’une telle application est une question de justice sociale: nous sommes invités à prendre en compte notre situation particulière, mais également la situation d’autres personnes. 

Pour les personnes intéressées à aller plus loin, ethix a développé une série de scénarios éthiques sous forme de sondage. Le sondage est disponible ici.

Une application volontaire? 50 nuances de gris

L’application de traçage des contacts cristallise de questions hautement sensibles. Au coeur des débats parlementaires se trouvera la question du caractère volontaire de l’installation et de l’utilisation de l’application. Cette question forme la clef de voûte de l’argumentaire du Conseil fédéral. Sans capacité de rassurer le grand public sur cette dimension, la légitimité du projet s’effondre.

La commission nationale d’éthique l’a dit, la commission des institutions politiques l’a dit, Alain Berset l’a dit: l’application sera volontaire ou ne sera pas. Le Conseil fédéral recommandera à la population d’utiliser l’application. Cela suffit-il à clore le débat? Oui si l’on pense cette dimension volontaire de manière binaire: soit l’Etat oblige, soit le choix est volontaire. Mais non si l’on prend la peine de rendre justice aux 50 nuances de gris de cette exigence. Et pour ce faire, pourquoi ne pas aller chercher une réponse chez des personnes expérimentées en la matière: les spécialistes d’éthique médicale. 

Pour garantir ce caractère volontaire, le consentement est clef. En effet, un patient doit consentir à une intervention thérapeutique. Le milieu a donc développé des bibliothèques entières de réflexions – sans exagération – sur les conditions d’un consentement acceptable. Je vous donne ici la version très abrégée, celle qui pourrait figurer à l’entrée de ces bibliothèques savantes: le consentement doit être libre et éclairé. Comment appliquer cette approche au traçage ?

Le consentement est éclairé si la personne qui accepte comprend les enjeux de sa décision. L’essentiel ici consiste à donner une information adaptée à la personne et à ses connaissances. Cette information doit être compréhensible de tous les usagers, pas seulement des experts, des passionnés ou des gens habitués à lire le langage juridico-administratif. En plus de la manière de communiquer, le contenu est crucial. Tous les enjeux doivent être documentés. Cela comprend au moins le but, la manière, les limites et les risques de la technologie. Pas seulement les points “positifs” (du point de vue de la politique sanitaire par exemple), mais également les zones d’ombres et les risques potentiels. Deux pièges majeurs à éviter: transformer la communication en prospectus marketing pour l’application. Le discours devrait être honnête et transparent, conscient des limites et dangers de l’outil. De plus, les experts ne devraient pas jouer de leur autorité pour signifier aux gens que toutes leurs craintes sont infondées et que tout est organisé. En gros: signez ici et passez votre chemin.

En plus d’être informé, le consentement est libre s’il est dénué de contraintes qui seraient de nature à obliger la personne à accepter. Un tiers exercice-t-il une pression telle que la personne n’a, dans les faits, pas la possibilité de refuser? Sur ce point clef, nous devons développer une sensibilité pour l’ensemble des paramètres qui impactent une prise de décision. Il ne s’agit pas de tomber dans l’illusion que nous vivons chacun dans une bulle et que nos décisions sont “pures”, c’est-à-dire le résultat de nos seules réflexions. Nous sommes des êtres sociaux, sans cesse influencés par les autres. Mais certaines formes de pression sont dangereuses pour la liberté. Dans le cas de l’application, deux constellations particulièrement risquées existent. 

D’une part, la tentation pour les employeurs de s’assurer que leurs employés utilisent l’application afin de garantir que les personnes potentiellement infectieuses restent à la maison. Pas besoin d’obliger formellement les employés pour qu’une pression apparaisse. Il suffit que l’employeur recommande à ses employés l’application pour qu’un standard de comportement soit posé. Et tous ceux qui ne s’y conforment pas seront jugés à l’aune de ce standard. Pour les personnes en situation précaire dans leur travail, une telle recommandation équivaut à une obligation. Pour tenter une comparaison, il faut aborder cette application comme le cas des femmes en âge d’avoir des enfants durant un entretien. Il n’est pas seulement interdit de poser des questions sur les éventuels projets de famille, il est prohibé de thématiser le sujet. De même, demander “en passant” à ses employés s’ils ont déjà installé l’application sera pour beaucoup un message très clair, synonyme d’obligation. 

D’autre part, une menace peut également peser sur nos libertés dans le contexte de nos relations avec nos proches: famille, amis, voisins. La dynamique de surveillance réciproque que porte l’application peut susciter une pression sociale forte sur l’installation de l’application, puis sur les actions à prendre en cas de messages de risque. Nous n’avons collectivement aucune expérience sur les effets d’une telle application dans un contexte de pandémie, mais les velléités de surveillance plus ou moins poussées repérées sur les réseaux sociaux devraient nous inciter à la plus grande prudence.

Le Conseil fédéral et le Parlement sont confrontés à une innovation technologique, mais surtout sociale. Lancer et recommander cette application engage la crédibilité du gouvernement et il faut au moins que ce dernier soit en mesure de garantir les conditions de liberté et d’information. Cela nécessite une communication transparente, honnête et proactive. Le point d’équilibre est difficile à trouver, le risque de chutes élevé. Le discours peut vite devenir paternaliste, avec la tentation d’en appeler aux “bons citoyens” et à une forme de “solidarité” contraignante, ou alors “solutionniste”, avec la tentation de donner toute légitimité à la technologie de régler le problème, tout en créant un précédant potentiellement très fâcheux. 

Johan Rochel 

Pour les personnes intéressées, voici une série de scénarios éthiques pour se faire son opinion. Les scénarios sont préparés par le laboratoire ethix.