Vivement la grève de juin !

La « grève des femmes » me met de très bonne humeur et la journée du 14 juin est marquée en rouge dans mon agenda. J’entends ci et là que certains hommes ne se sentent pas concernés par l’événement. Certes, la journée est dédiée à l’égalité et la liberté des femmes, mais c’est le combat de tous ceux qui veulent une société juste, où chacun, qu’on soit homme ou femme, profite d’une véritable égalité des chances. Les hommes motivés ne devraient pas hésiter à se joindre au mouvement.

Que l’on participe ou non à la journée, nous – les hommes donc – devrions profiter de cette effervescence pour repenser en profondeur notre rôle dans le foyer, notre rapport au travail ou encore notre approche de la vie politique. Ces trois sphères doivent être abordées comme formant un tout. Vous me pardonnerez une approche « à la hache », mais cela aura le mérite de la clarté.

Dans le foyer, nous devons prendre de la place. Il faut partager sur deux personnes la charge mentale des courses, du ménage, des lessives, et de toutes les tâches liées aux enfants (pour les familles). Nous affrontons un ennemi redoutable : le syndrome de l’assistant. Nous nous percevons – et notre environnement nous y aide – comme des assistants au sein de l’équipe « foyer ». De bons numéros 2, solides pour réaliser les tâches que la cheffe détermine. Le même schéma s’applique aux missions familiales, assistant d’une mère vue comme responsable d’équipe.

Au travail, nous devons à l’inverse céder de la place. Ça tombe bien, car si nous prenons la première dimension au sérieux, il ne sera ni possible ni souhaitable de vouer exclusivement sa vie au travail. Cette transformation passe notamment par la remise en question des poncifs sur l’homme nourricier et l’abandon du culte de la performance. En bref, à nous de démontrer qu’il existe de multiples façons d’être homme et/ou père, parfois en dehors des sentiers battus de la masculinité toute puissante qui écrase les résistances de toutes sortes.

En politique finalement, nous devons d’urgence faire de la place. A nous de convaincre les électeurs et les électrices que la démocratie vit de sa capacité à représenter l’entier de la population. En cassant l’idée que seuls les hommes sont compétents en politique, nous devons être les acteurs de ce ré-équilibrage.

Vous pensez que certains hommes n’ont pas d’autre choix que de travailler à 100%, souvent dans un job pénible et peu rémunéré? Vous pensez aussi que certaines femmes sont heureuses d’être mère au foyer ? Vous avez parfaitement raison. Dans la société que j’imagine, toutes ces décisions relèvent de la liberté des couples et des familles, liberté elle-même assurée par des incitatifs institutionnelles, fiscales, sociétales aussi neutres que possible. Pour aller vers cette société idéale, il faut marteler que la politique d’égalité doit être une politique de liberté et une politique sociale. Pour réaliser l’égalité, nous avons besoin de mesures fortes pour promouvoir une véritable liberté de choix. Et pour que cette liberté soit réelle, nous devons poursuivre des objectifs ambitieux de lutte contre la précarité. Sans ce combat, le mot de liberté est galvaudé. Vous vous reconnaissez dans ce projet de société ? Rendez-vous le 14 juin, l’ambiance s’annonce festive.

 

 

2019, l’année des comptes

L’année qui commence sera une année où les citoyennes et citoyens pourront demander des comptes. Les élections fédérales d’octobre seront un moment clef. Sommes-nous satisfaits des décisions prises et des projets mis en route par nos élu-es à Berne? Les membres du Parlement ont-ils respecté leurs engagements pris 4 ans plus tôt ? Demander des comptes fait partie de notre cahier des charges de citoyen-nes et, bonne nouvelle, la technologie nous facilite grandement la tâche. Les canaux pour contacter nos représentants sont nombreux et efficaces. Certains sont exemplaires dans leur réactivité et le respect pour les questions posées, d’autres le sont moins. Mais le prix de la « non-réponse » va continuer à grimper et ceux qui prennent le temps de répondre à leur électorat avec transparence et honnêteté seront récompensés.

Pour le Valais, 2019 rime également avec le début des travaux de la Constituante. Les 130 élu-es ont la belle et difficile mission de ré-écrire entièrement la Constitution du canton. Le processus est exceptionnel, il a lieu une fois par siècle, la Constitution actuelle datant de 1907. Ce processus implique une responsabilité historique des élu-es : ne pas travailler en vase clos, mais ouvrir la participation à la Cité, là où chacun peut demander des comptes. Comme nous l’écrivions avec Johann Roduit, le Valais peut s’appuyer sur toutes les expériences passées, notamment les cantons voisins, pour réaliser la révision la plus participative possible.

Pour ce faire, les Constituant-es doivent se doter d’un projet de participation citoyenne ambitieux. Il repose sur deux piliers : des rencontres citoyennes dans les villes et villages du canton, et une plateforme numérique pour recueillir les idées et commentaires sur les travaux en cours. La conjonction de ces rencontres « physiques » et de la mise à disposition en ligne représente une opportunité majeure de stimuler notre intelligence collective. Au terme de ce processus, toute la population devrait pouvoir affirmer avec conviction qu’il s’agit de “sa” Constitution. Chacun a réfléchi, participé, débattu et finalement voté. Dans 4 ans, nous devrions y voir la réussite collective d’un canton. Peut-on imaginer meilleur investissement pour la confiance des citoyens dans leurs institutions et dans leur futur ? La littérature scientifique sur les processus constitutionnels souligne les bienfaits collectifs de cette participation en termes de confiance dans les institutions et de renforcement d’appartenance à un projet commun*. Le jeu vaut toutes les chandelles et les Valaisan-nes feraient bien de demander des comptes à leurs Constituant-es.

 

*Pour une vue d’ensemble, E. Karamagioli et al., “Participatory Constitutional Design:A Grassroots Experiment for (Re)Designing the Constitution in Greece” (2017)

 

 

L’avenir passe par une éthique des données

Invité à la journée européenne de protection des données, j’ai plaidé pour une éthique des données pour les entreprises et les utilisateurs. Cette éthique des données fait deux constats et pose une question. Les constats tout d’abord : toutes les entreprises, de la startup à la grande PME, génèrent et possèdent des données sur leurs clients. Des statistiques sur les choix, les comportements, les habitudes des personnes qui achètent leurs produits et services. Le sujet des données n’est donc pas réservé aux grandes entreprises du numérique. Toutes les entreprises sont concernées, du garage au bureau de fiduciaire en passant par les petits commerces de détail. Deuxième constat : la discussion sur les données est menée dans une logique de « compliance ». C’est l’effet RGPD, du nom du règlement européen sur la protection des données. Les entreprises veulent se mettre à l’abri d’éventuelles sanctions et minimiser les risques d’ennuis juridiques. Cette approche est pertinente, mais elle fait un pari osé en limitant les données à une question juridique. Car celui qui respecte la loi prend parfois d’autres types de risques « éthiques » pour la réputation et l’intégrité de l’entreprise.

L’éthique des données se construit sur ces deux constats et pose une question : comment orienter mes choix en tant qu’entreprise ? Pour répondre à ce défi, les entreprises devraient chercher à répondre aux sentiments de perte de contrôle et de dépossession des clients. Ces sentiments, je propose de les organiser et les systématiser autour de l’idée de « domination », proposée par le philosophe Philip Pettit. Selon lui, notre liberté est menacée dans une situation de domination. Cette domination est caractérisée par la présence de l’arbitraire. L’Etat, des groupes d’individus ou des entreprises ont la capacité d’interférer arbitrairement avec ma vie et mes intérêts les plus importants. Ces interférences sont arbitraires si je ne peux pas les contrôler et si elles ne prennent pas en compte mes intérêts. En d’autres mots, je suis soumis à d’autres, sans avoir la possibilité de faire valoir mes intérêts.

Un exemple de domination dans notre quotidien ? Le petit chef. Le petit chef (ou petite cheffe) a les moyens d’exercer de l’arbitraire sur ses collaborateurs, qu’il considère souvent comme de petits esclaves. Grâce à sa position hiérarchique, il ne doit pas forcément tenir compte de leurs intérêts ou de leurs envies, il peut les envoyer faire des travaux absurdes durant toute la journée. L’exemple du petit chef est particulièrement intéressant pour faire comprendre que notre liberté est déjà menacée lorsque l’arbitraire est possible. Lorsque le petit chef est dans un bon jour, je passe une agréable journée. Néanmoins, une ombre continue à planer sur moi, une sorte de menace permanente. Je n’ai pas besoin d’être concrètement soumis à ces ordres absurdes pour sentir l’arbitraire. Le petit chef a l’apparence de la gentillesse, mais il fait sentir à ses collaborateurs qu’il tient le couteau par le manche et qu’il peut, s’il le veut, leur pourrir la vie.

Que nous apprennent cette réflexion et cette analogie pour l’éthique des données ? Chaque entreprise soucieuse de s’approcher d’une éthique des données devrait se poser 3 groupes de questions:

  • Est-ce que les données que je possède sur mes clients ont un but spécifique ? Ce but spécifique est-il connu de mes clients, ont-ils explicitement donné leur accord? Les données servent-elles strictement à atteindre ce but, sans plus, sans moins ? Ces principes de consentement et de proportionnalité sont au cœur d’une éthique des données qui minimise les risques de domination. Le client et ses intérêts (notamment le respect de son identité numérique) sont placés au centre.
  • Est-ce que j’offre des possibilités de contestation à mes clients ? Existe-t-il un mécanisme qui permet à mes clients d’entrer en contact avec moi, d’obtenir des informations sur leurs données et de faire valoir leurs intérêts ? L’existence de ce mécanisme limite le risque de domination en offrant une opportunité aux clients de faire entendre leur point de vue.
  • Que pourraient faire mes clients si j’utilisais à mauvais escient leurs données ? J’imagine une entreprise jumelle à la mienne avec des dirigeants mal intentionnés. Quels seraient les risques pour les données de mes clients ? Mes règles de comportement sont-elles prévues pour beau temps ou sont-elles également capables de résister à des gens mal intentionnés ? Cette question permet d’illustrer l’importance d’une domination non-exercée, mais potentiellement très néfaste.

Ces trois questions permettent d’ancrer cette idée de domination au cœur des processus de l’entreprise. Apparait alors que cette éthique des données fait partie intégrante d’un programme de gestion des risques. Et si ces risques sont identifiés et maitrisés, l’entreprise fait un pas décisif vers un avantage concurrentiel majeur. Car l’effet RGPD ne s’arrête pas aux entreprises. Les clients ont compris qu’ils pouvaient reprendre l’initiative sur leurs donnés. Auprès de ces clients sensibilisés, l’éthique des données sonne comme la promesse de retrouver peu à peu le contrôle sur son identité numérique.

La précarité comme question de liberté ?

La question de la précarité, et plus généralement de la pauvreté, est souvent appréhendée comme une question d’égalité. Il s’agit d’assurer que tous les membres de la société aient un minimum de ressources à disposition (aide sociale comme filet de sécurité, théoriquement garanti pour tous). J’aimerais ici explorer une piste complémentaire et poser les questions de précarité comme des questions de liberté. Liberté au sens générique, et libertés au sens des nombreuses dimensions de notre vie qui sont touchées par la précarité.

Pour définir ce qu’est la liberté, je propose de recourir à l’idée du philosophe Philip Pettit. La véritable liberté, c’est selon lui l’absence de domination. Cette domination est caractérisée par la présence de l’arbitraire. L’Etat, des groupes d’individus, des entreprises pourraient avoir la capacité d’interférer arbitrairement avec ma vie et mes intérêts les plus importants. Ces interférences sont arbitraires si je ne peux pas les contrôler et si elles ne prennent pas en compte mes intérêts. En d’autres mots, je suis soumis à d’autres, sans avoir la possibilité de faire valoir mes intérêts.

Une situation que nous connaissons tous illustre bien cette définition de la liberté : le petit chef. Le petit chef (ou petite cheffe) a les moyens d’exercer de l’arbitraire sur ses collaborateurs, qu’il considère souvent comme de petits esclaves. Grâce à sa position hiérarchique, il ne doit pas forcément tenir compte de leurs intérêts ou de leurs envies, il peut les envoyer faire des travaux absurdes durant toute la journée. Les collaborateurs ne peuvent pas le « contrôler » ou, au moins, remettre en question ses ordres sans prendre de risques peut-être démesurés. Deux points sont essentiels dans cet exemple. La liberté est déjà menacée lorsque l’arbitraire est possible. Je n’ai pas besoin d’être concrètement soumis à ces ordres absurdes pour sentir l’arbitraire. Il pèse sur moi comme une épée de Damoclès : une menace permanente. Le petit chef a l’apparence de la gentillesse, mais il fait sentir à ses collaborateurs qu’il tient le couteau par le manche et qu’il peut, s’il le veut, leur pourrir la vie. C’est une différence importante avec ceux qui pensent que la liberté s’apparente simplement à l’absence d’obstacle (liberté comme « laisser faire »). Si je peux faire ce que je veux, je suis libre. Mais l’expérience du petit chef nous aide à comprendre pourquoi même l’absence d’intervention à un certain moment peut déjà s’apparenter à une menace pour la liberté.

Deuxième point : on comprend bien qu’une situation de précarité va venir renforcer le risque de domination. Imaginons le cas d’un travailleur temporaire ou d’une femme enceinte. Le petit chef profite d’un rapport de force et d’une situation de dépendance qui lui est « favorable ». Il peut facilement exercer de l’arbitraire. A l’inverse, le petit chef est dénué de pouvoir face à une personne qui peut démissionner immédiatement sans prendre de risques.

Trois exemples de domination

Pour illustrer les liens entre précarité et liberté, j’ai choisi trois exemples où la domination menace. L’association « Lire et écrire » fait un travail de fond pour permettre à toute la population de maitriser les outils de base de la communication et de l’expression. Lire et écrire sont des compétences clef pour une personne libre. Sans ces capacités, une personne est soumise à l’arbitraire d’autres personnes ou institutions. Celles-ci peuvent d’ailleurs être bien intentionnées, là n’est pas la question. Le véritable défi réside dans la relation de dépendance qui s’instaure. Un immigrant ne parlant pas français est dans une situation de dépendance quasi permanente : lire ou écrire une lettre officielle, répondre aux sollicitations de l’école des enfants, participer à la vie d’un club local. Une définition de la liberté comme « laisser faire » ne permet pas pleinement d’appréhender ces menaces sur la liberté individuelle. Le sujet va bien sûr plus loin que les compétences aussi fondamentales que lire et écrire. A un moment où la digitalisation va profondément remodeler notre société, l’acquisition de compétences tout au long de la vie sera une condition de notre liberté.

Dans une institution ou une entreprise, les exemples de domination sont également nombreux. Entre collègues, au sein d’une hiérarchie (voir l’exemple du petit chef), mais également vis-à-vis des « clients ». C’est particulièrement vrai pour une institution de soins dont la mission principale consiste à aider un patient. Dans certaines constellations problématiques, la relation de soins peut se développer de manière toxique et devenir menace pour la liberté des patients. Cette domination peut également s’exercer en dehors d’une situation exceptionnelle. Elle peut prendre la forme d’un langage médical incompréhensible, visant à faire sentir à la personne qu’elle n’a d’autre choix que de s’en remettre aux décisions du médecin. Là encore, les situations de précarité sont des facteurs aggravants. Le risque d’arbitraire monte en fonction de la précarité.

Sur le plan collectif, la liberté comme domination touche au fonctionnement de la vie politique. Selon le philosophe Philip Pettit, la démocratie doit être la plus active et la plus contestataire possible. Grâce à elle, les citoyens doivent pouvoir remettre en question les décisions prises par le gouvernement et forcer ce dernier à mieux prendre en compte leurs intérêts. Les outils de démocratie directe que connaît la Suisse (referendum et initiative populaire) semblent correspondre à cet idéal de démocratie contestataire. Si les outils sont à disposition, la politique ne remplit pas son rôle de contrôle pour de nombreuses personnes en situation de précarité. Celles-ci ne se sentent plus concernées par les décisions collectives. Elles ont souvent l’impression d’être peu ou mal considérées par les choix du gouvernement, et d’ainsi perdre leur légitimité à être partie prenant d’un projet de société. L’idée même de la démocratie est en danger si une partie trop importante de la population se sent exclue ou s’exclut elle-même de l’exercice du pouvoir. C’est cet aspect de l’abstention qui devrait être au cœur de nos réflexions, pas le choix conscient de ne pas participer à un scrutin qui ne m’intéresse pas.

En résumé, la liberté comme absence de domination permet de mettre en lumière des menaces cachées sur la liberté. A l’inverse d’une liberté comme « laisser faire », nous pouvons voir apparaître l’importance des compétences de la liberté, des rapports de force délétères, et les vertus d’une démocratie vivante et contestataire.

Où combattre l’arbitraire ?

Si la domination est une menace pour ma liberté, il faut donc la combattre et la faire reculer. En matière de précarité, trois chantiers prioritaires s’ouvrent à nous :

1) les compétences de la liberté : il faut renforcer la capacité à être libre des individus. Cela passe par une transformation des missions de l’Etat : à quoi ressemble une politique de formation qui s’étend sur toute une vie, et non une éducation uniquement pour les enfants et les jeunes ? Dans les entreprises et les institutions, la même question se pose : comment m’assurer, en tant qu’employeur, que je donne toutes les compétences nécessaires à mes collaborateurs pour qu’ils exercent leur liberté ?

Une même réflexion s’applique également aux moyens matériels de la liberté. Dans la Suisse de 2018, une personne qui vit sans moyens financiers de base (aide sociale par exemple) est une personne privée de libertés. L’objectif de limiter la domination sur les individus en prévenant des manques matériels nous amène naturellement à poser la question d’un revenu de base inconditionnel (RBI).

2) renforcer notre capacité collective à challenger les condition-cadres : nous devons créer et renforcer les instruments qui nous permettent de contrôler les organisations qui nous affectent dans notre vie de tous les jours. Dans le monde professionnel, nous devons créer des outils qui permettent d’exercer un contrôle sur les conditions dans lesquelles nous travaillons. Ces outils englobent par exemples la démocratie en entreprise, les droits des collaborateurs de faire entendre leur voix ou encore des procédures de « lanceurs d’alerte ». Tous ces outils ont en commun de renforcer la capacité des individus de peser sur les conditions de leur emploi. La même réflexion s’applique en matière politique. Nous devons renforcer certains des outils politiques qui permettent aux citoyens d’exercer une force de contrôle sur les condition-cadres de la vie en société.

3) renforcer le statut social : dans une société où la liberté est définie comme absence de domination, les citoyens peuvent se regarder à hauteur d’yeux. Ils se voient et se perçoivent comme des individus libres. Au-delà des compétences, des moyens financiers nécessaires, cette capacité à éviter l’arbitraire doit également se traduire sous la forme de statuts sociaux. Il faut lutter contre cette précarité symbolique qui s’attache à certaines professions (« les ramasseurs de poubelle »), certaines catégories migratoires (« les sans-papiers ») ou certaines catégories démographiques («  les vieux »). Il en va de la dignité et de la reconnaissance sociale comme facteurs de liberté.

En guise de conclusion, une hypothèse directement politique : poser le défi de la précarité comme question de liberté(s) peut nous permettre de faire bouger les lignes politiques. La gauche pose la question de la précarité principalement comme une question d’égal accès à des ressources de base. C’est particulièrement important et cela renvoie à la cohésion de la société. Nous pouvons néanmoins offrir un complément à ce premier axe en discutant de précarité comme menace sur la liberté et les libertés. Grâce à cette grammaire politique commune, nous pouvons créer des ponts intéressants avec des partis qui placent la liberté individuelle au cœur de leur programme (droite libérale). Le combat contre la précarité gagne en profondeur (nouvelles menaces mises en lumière) et en étendue (plus de forces politiques mobilisables).

 

Conférence prononcée lors du 1er Forum Santé et Précarité (Valais), novembre 2018

Mettons la participation politique sur de bons rails !

J’ai reçu ce jour un message qui m’a particulièrement touché. Il s’agit de la réponse de mon ami F. suite à l’envoi d’un courrier lui rappelant l’échéance exceptionnelle du 25 novembre et le choix des 130 personnes qui réécriront la Constitution valaisanne. Cet ami m’écrit « Je regrette de ne pas (encore) avoir le droit de vote ». Je suis resté abasourdi. Jamais je n’aurais imaginé qu’il ne possède pas le passeport suisse.

Ce petit message marque un moment fort dans ma campagne pour le 25 novembre. J’hésitais à écrire une prise de position sur le droit de vote des étrangers. Assez de textes écrits sur le sujet, inutile de crisper les citoyennes et citoyens avant même de commencer les travaux.  Pourtant, ce message m’a convaincu de la nécessité de le faire. Pour dénoncer ce scandale au cœur de notre démocratie. Et surtout pour que le débat constitutionnel parte sur de bons rails.

Le point principal de ce débat, c’est justement de le voir comme un débat sur la démocratie. La question posée est simple : qui devrait pouvoir participer aux décisions communes ? Tous les résident-es qui seront soumis aux règles décidées en commun. C’est le cœur de la démocratie : des individus libres et égaux décident ensemble des règles qui vont s’appliquer à tout un chacun. Si certains décident et que d’autres subissent, nous avons affaire à un déni de démocratie. Les femmes n’ont pas participé à l’écriture de la Constitution de 1907 ? Déni de démocratie. Les étrangers n’ont pas de droits politiques ? Déni de démocratie.

La participation politique n’est pas affaire de passeport suisse. Il faut radicalement séparer nationalité et participation politique. Ces deux-là sont de faux amis, unis par la contingence historique. Ils peuvent et doivent être distingués. D’un coté, la démocratie comme outil d’organisation de la société, de l’autre coté la nationalité et son passeport comme lien particulièrement fort entre un individu et sa communauté politique. Les principes de résidence, de participation à la vie en société, de soumission aux règles communes fondent la démocratie. Aucun de ces principes n’est lié à la nationalité. A la lumière de cette distinction essentielle, on voit mieux pourquoi il est faux de dire que les gens qui veulent voter doivent d’abord se naturaliser. Les deux éléments renvoient à des principes très différents. Si on sépare les deux, il apparait clairement que les droits politiques peuvent être donnés indépendamment de la nationalité. Sans risque aucun, mais avec un gain de justice immense.

Ce n’est que dans un deuxième temps que les droits politiques sont une question d’intégration. Et là aussi, il faut renverser l’idée saugrenue selon laquelle les droits politiques seraient la récompense d’une intégration réussie. Tout à l’inverse, les droits politiques sont un précieux outil d’intégration. Ils doivent être accordés dès que la personne possède les compétences d’être un participant à la vie publique (compréhension de la langue et des règles du système démocratique). Nous avons tous, collectivement, intérêt à donner un fort message de reconnaissance et d’égalité. Ceux qui partagent notre vie en société doivent être traités comme des égaux. Ils paient leurs impôts, respectent les règles et doivent logiquement avoir leur mot à dire. Donner le droit de participer plutôt qu’exclure artificiellement rapporte donc à toute la société.

Puisse la Constituante travailler sur ces bases solides : a) traiter la participation politique comme une question au cœur de la démocratie, b) séparer la participation politique de la nationalité, c) inverser la logique de « récompense » pour reconnaître le potentiel des droits politiques comme outil d’intégration. J’espère que dans 4 ans, je pourrai écrire avec fierté à mon ami pour lui dire : « nous avons amélioré notre démocratie, tu en fais maintenant partie. »

Pour en savoir plus sur la position de certains philosophes sur cette question, « Repenser l’immigration : une boussole éthique », PPUR, p. 132ff.

 

Médias, débats et casting

Cet article inaugure une petite série de textes sur les coulisses d’une campagne politique. Ces textes veulent mettre en lumière les défis que rencontrent un-e responsable de mouvement politique (président-e ou secrétaire général). Ces défis sont souvent des défis de nature éthique, mettant directement en jeu les valeurs du mouvement. Dans l’esprit du mouvement Appel Citoyen, ces textes veulent porter un regard nouveau sur l’exercice politique et amener, grâce à un effort de transparence envers le grand public, un échange constructif sur cet exercice.

L’été indien sur les terres du Valais : les listes de presque tous les partis sont connues pour l’élection du 25 novembre à la Constituante.  Dans les coulisses des mouvements et partis politiques, l’étape importante des débats médiatiques s’organise. Canal9, Le Nouvelliste, Rhône FM et Radio Chablais ont tous pris contact avec les président-es pour coordonner les débats à venir. Les médias déterminent le lieu, la date et la thématique du débat ; les partis envoient leurs candidat-es.

Une opportunité pour les candidat-es de présenter leurs idées sur les futurs défis de la Constituante. Mais pour les président-es, un casse-tête de casting : qui, parmi les 96 candidat-es, va aller participer aux émissions ? En cumulant tous les débats « officiels », chaque parti/mouvement doit sélectionner environ 14 personnes. La question qui se pose est aussi simple que difficile : comment sélectionner 14 candidat-es sur 96 pour aller débattre ?

A mes yeux, la question est directement éthique : un défi de répartition juste d’une ressource rare. Quel devrait être le principe de sélection de ces 14 candidat-es ? La question est loin d’être théorique, c’est une véritable question de justice, avec un fort impact sur le sentiment d’appartenance à un mouvement “juste” pour les candidat-es. L’un de ces moments dans la vie d’un parti/mouvement qui peut laisser des traces négatives dans le “travailler ensemble”.
Certains éléments de réponse sont donnés par les engagements pris par les partis et par les demandes des médias. D’une part,  tous les président-es ont pris un
gentleman/woman agreement lors d’une rencontre organisée par Canal9. Chaque parti/mouvement doit envoyer une représentation paritaire. D’autre part, tous les districts doivent être représentés. Impossible donc d’envoyer exclusivement des femmes de Sion. Il faut 7 candidates et 7 candidats, représentant au mieux les différentes régions du canton.

Même avec ces deux exigences, la question du critère de sélection reste entière et un échange avec les autres président-es serait riche d’enseignement. Après discussion interne, nous avons choisi de résoudre le défi de la manière suivante, en cherchant le maximum de cohérence avec les valeurs du mouvement Appel Citoyen:

– les 1905 personnes enregistrées pour voter à la primaire Appel Citoyen ont choisi que l’ordre sur les listes se ferait en fonction du nombre de voix reçues à la primaire. On peut donc en déduire que ce nombre de voix est un facteur pertinent pour la communauté Appel Citoyen.

– Partant, nous avons décidé de proposer aux 2 premiers-ères candidat-es de chaque district de participer aux débats organisés. Si une personne ne souhaite pas participer, nous prenons la 3ème personne et ainsi de suite. Le principe clef est donc une sorte de récompense démocratique.

– Ces 16 personnes sont automatiquement représentatifs de tout le canton (chaque district a 2 représentant-es) et, chez Appel Citoyen, nous avons une représentation équilibrée du point de vue du sexe. Les deux exigences de base sont donc remplies.

– Parmi ces 16 personnes, il faut ensuite assurer que tous les thèmes proposés par les différents médias soient couverts. Si un thème ne peut être traité par aucun-e candidat-e, nous cherchons un-e candidat-e spécialisée. Le principe de récompense démocratique est complété par le principe de spécialisation thématique.

Les 16 personnes sélectionnées se voient offrir un coaching médias, afin de permettre à chacun de donner le meilleur de soi-même dans les débats.

– Les personnes sélectionnées cèdent leur place dans les autres rencontres publiques (débats, conférences, événements) afin d’assurer la participation du plus grand nombre de candidat-es, idéalement les 96 d’ici au 25 novembre.

La solution semble intéressante car a) elle remplit les exigences de base, b) elle évite un choix arbitraire en se basant sur une valeur du mouvement. Une tension aurait pu apparaitre avec l’ambition d’assurer la diversité des personnes et des points de vue (évitant le syndrome des “têtes connues”). Le cas Appel Citoyen est à ce titre très intéressant car une petite minorité de gens présents dans les médias a terminé “devant” sur les listes.

Afin de poursuivre le débat, deux questions :

  • auriez-vous organisé la sélection différemment ? Si oui, comment et pourquoi ?
  • comment font les autres partis pour réaliser cette sélection ?

 

Johan Rochel

Petit passage à la caisse et puis s’en vont

Dernière journée d’une année de séjour à Rome, stress du déménagement entre douce mélancolie, cartons à boucler et ultime glace à déguster. Mais avant toutes choses, terminer les courses pour le voyage du lendemain. Je suis donc entré dans une succursale de quartier d’une enseigne de la grande distribution italienne. Une petite rue romaine loin des beaux quartiers, ambiance plutôt capitale délaissée. Le magasin répondait pleinement aux clichés: des marchandises entassées sans soin particulier jusqu’au plafond, une bouchère haranguant joyeusement les clients et quelques aînés avec leur vieux cabas. Il sonne 11 heures quand je me présente à la caisse avec la petite M., 3 ans et demi. Une fois passée l’épreuve des chocolats placés juste devant le tapis roulant, le passage à la caisse est un moment privilégié. L’appareil fait “bip-bip”, une étrange lumière rouge illumine les achats et le personnel italien a toujours un petit mot pour les enfants. Auguri !

Cette fois-ci, la caissière décide d’aller plus loin dans sa politique d’accueil des enfants. Elle invite la petite fille à passer de l’autre côté du tapis pour s’asseoir sur ses genoux. Pas besoin de se faire prier, la voici tout affairée à scanner elle-même les achats, puis à prendre l’argent des mains d’un papa (forcément) émerveillé. Une pensée fugace: quel dommage que les caisses disparaissent bientôt !


Une caissière humaine, trop humaine?

Et pourtant, en passant les portes du magasin, j’ai eu une intuition inverse. Les caisses avec du personnel humain ne disparaîtront pas. Elles deviendront un luxe, une prestation à part entière du magasin. Elles seront comparables au personnel qu’on retrouve à Noël pour emballer ses cadeaux ou simplement remplir ses sacs d’achat. Certains magasins n’en ont pas, mais d’autres offrent cette présence comme un service. La scène qui vient de se dérouler dans ce petit magasin italien ne sera plus une exception, mais plutôt la règle. Dans ces magasins du futur, l’expérience vécue par le client (et sa progéniture) sera au coeur des préoccupations de l’enseigne.

Cette scène anecdotique cristallise tous les défis éthiques d’une innovation technique qui s’insère au coeur de notre quotidien. Les caisses automatisées ne sont plus un exploit technique – même la suppression des caisses proposée par Amazon semble fonctionner, au prix de sacrifices majeurs en matière de liberté individuelle. Par contre, l’installation de caisses automatisées à grande échelle va provoquer toute une série d’évolutions et d’adaptations. Nous allons modifier la façon dont nous nous comportons à la caisse, la manière dont nous faisons la file ou encore comment nous communiquons avec le reste du personnel humain. En d’autre mots, une innovation technique va provoquer une chaîne d’innovations sociales (notre comportement en société), juridiques (qui aura la compétence de régler les petits arbitrages que le personnel de caisse prenait en charge pour l’instant?), et même politiques (les caisses automatisées seront-elles autorisées partout, même dans une armurerie?). Le mot d’innovation est utilisé ici dans un sens le plus neutre possible. Il vise à décrire la nouveauté qui vient modifier notre quotidien, sans être pour autant nécessairement synonyme de progrès.


La justice sociale au tournant
En plus de ces adaptations, l’installation systématique de ces caisses automatisées soulève une quantité impressionnante de questions de justice sociale. Nous parlons souvent du sort réservé au personnel actuel, comme un exemple très concret de la menace que fait planer l’automatisation généralisée sur les emplois. Nous pourrions élargir le champ des défis éthiques. Dans ce futur automatisé, les contacts humains seront-ils réservés aux plus aisés ? Les grands distributeurs auront-ils différents niveaux de service (plus ou moins humain) suivant la clientèle visée, suivant le quartier où le magasin est implanté ? Va-t-on vers un monde où les robots seront pour les pauvres et les “égaux” humains pour les plus riches ? Et aujourd’hui, lorsque nous arrivons aux caisses et que les deux options s’offrent à nous, quel choix devrions-nous faire ? Y’a-t-il une obligation éthique d’aller vers les caisses “humaines”, ou plutôt l’inverse ?

La petite M. se rappelle encore aujourd’hui l’épisode de la caisse. A chaque nouvelle visite, elle espère revoir une “super dame” qui lui permettrait de revivre cette aventure. Le symbole d’une époque qui se termine, l’annonce d’un monde qui vient ou les deux? Je ne saurais dire.

 

Pour en finir (ou presque) avec la réunion de 18h

«Rendez-vous à 18h. Une heure pour passer en revue les points de discussion, puis on file à l’apéro ». La bonne manière de coupler discussion, convivialité et « petite » tournée des bistrots. Vous trouvez cette idée alléchante ? Vous vous reconnaissez dans cette manière d’aborder la politique ?

Il y a de fortes chances que vous ayez entre 18 et 31 ans ou alors plus de 45 ans. De plus, il se pourrait bien que vous soyez un homme sans enfant ou alors avec une conjointe à la maison pour s’occuper des chers petits. Sans surprise, vous avez un travail qui vous permet une certaine flexibilité dans vos horaires. En bref, la séance de 18h, c’est le créneau parfait d’une personne qui peut quitter son travail de manière flexible avec l’assurance que quelqu’un s’occupe des enfants dans la période la plus chaude de la journée : le 18h-20h.

Lancer un nouveau mouvement politique (à l’image d’Appel Citoyen dans le cadre de la Constituante valaisanne), c’est l’immense opportunité de thématiser la question de l’organisation de la vie politique dans ses détails apparemment anodins. L’heure, le lieu, l’organisation, la modération des séances, autant de questions pragmatiques sans importance majeure ? Tout à l’inverse : des questions clefs, essentielles à la manière dont la politique se fait et, surtout, pour qui et avec qui elle se fait.

Dans la société actuelle, les séances de 18h prétéritent clairement les parents et les personnes sans flexibilité professionnelle. Et dans le groupe des parents, ce sont très majoritairement les femmes qui sont, plus ou moins implicitement, responsables de l’organisation des devoirs, du souper et de la préparation du coucher. Pour aller à l’essentiel, les séances de 18h représentent donc des entraves à la participation politique des femmes. Sans animosité, sans volonté explicite de nuire, souvent par manque de recul et sous les effets de l’habitude. Car séance-apéro, on a toujours fait comme ça non ?

Pour tous ceux qui veulent améliorer la situation, trois solutions sont envisageables. La plus facile consiste à faire preuve d’imagination et à varier les heures de séances. Le mot-clef est diversité : une séance le matin, durant la pause de midi, à 16h ou en soirée à 20h. En variant les heures de rencontres, un plus grand panel de personnes participe à la vie de l’association, du parti ou du mouvement.

La deuxième piste consiste à profiter des opportunités offertes par les outils digitaux. Il ne s’agit pas de rester « en ligne » pour le plaisir d’être devant son ordinateur, mais pour offrir une flexibilité nécessaire à celles et ceux qui ne peuvent pas quitter leur domicile. La séance en ligne à 20h30 ne remplacera pas toutes les réunions, mais elle peut très bien remplacer la réunion superficielle qui servait avant tout d’excuse pour commencer l’apéritif en ville.

La troisième piste consiste à accompagner les réunions et les rencontres plus importantes avec une offre d’animation pour les enfants. Si la réunion prend une certaine importance, l’organisation peut investir quelques francs pour organiser un coin jeux et lecture pour les enfants. Effets positifs cumulés : les parents peuvent participer à la rencontre, les autres membres de l’organisation sont sensibilisés aux défis de la vie familiale, et les enfants perçoivent la vie politique autrement que comme une absence de leur parent. Qui dit mieux ?

Ps : Les séances de 18h ont également un effet sur la manière dont les participants se comportent. Vu que les parents – et systématiquement les mères – doivent se dépêcher de rentrer à la maison, ils développent une stratégie de l’efficacité. Des sociologiques ont ainsi mené des études démontrant que certaines femmes tendent à adopter des habitudes spécifiques qu’elles intériorisent. Résultat ? Elles parlent seulement quand « elles ont un point précis à communiquer » et elles n’aiment pas « les grands discours pour ne rien dire ». Ces habitudes reflètent souvent l’envie de vite mener la séance à terme pour satisfaire l’obligation de…retourner à la maison ! (sources : Guionnet/Neveu, Féminins/Masculins, p. 306 ss, 2014)

Nantermod, Poutine et l’Appel Citoyen

Ce n’est pas tous les jours qu’on trouve les mots « Poutine », « Constituante », « Valais » et « sectarisme » réuni dans un même texte. Dans sa chronique du Temps, Philippe Nantermod a réussi ce tour de force en attaquant avec hardiesse le mouvement valaisan « Appel Citoyen ». Le cœur du problème ? « Appel Citoyen » ne veut pas être un parti politique comme les autres et cela dérange profondément M. Nantermod.

Commençons par les points d’entente. Je suis absolument d’accord que les partis politiques sont nécessaires à la vie démocratique. Ils jouent un rôle essentiel de formation de l’opinion et participent à la mise en œuvre des volontés de chacun en offrant une courroie de transmission. Dans ce processus, les valeurs d’un parti (ses fondements politiques et idéologiques en d’autres mots) sont essentielles. Elles permettent de définir un corpus qui décrit une vision de société. Pas besoin d’appeler Poutine à la rescousse pour nous mettre d’accord là-dessus.

Les points de dissension maintenant. Le mouvement « Appel Citoyen » est largement caricaturé dans cette chronique. En vue de l’élection à la Constituante, le mouvement veut offrir une opportunité aux non-partisans, c’est-à-dire toutes les personnes qui, pour des raisons qui leur sont propres, ne veulent pas aller sur des listes avec en-tête de parti. Sans notre présence, ces candidates et candidats n’auraient tout simplement aucune opportunité d’être candidat. Il s’agit d’enrichir la vie politique, non pas contre les partis, mais en complément des partis. Il ne réclame pas l’exclusivité du terme « citoyen » mais a choisi de le dire explicitement. Citoyen, indépendant, non-partisan.

Le mouvement “Appel Citoyen” n’est pas sans valeur, bien au contraire. Il a défini les 7 valeurs que tous les signataires veulent porter dans la Constituante. Philippe Nantermod a d’ailleurs signé cet Appel et j’en déduis qu’il se reconnaît dans ces valeurs. Beaucoup d’autres n’ont pas signé car ils souhaitent un autre Valais, un Valais qui ne serait pas le Valais de la liberté, du respect, de l’ouverture ou encore du développement durable. Ces valeurs rassemblent tous les membres du mouvement ; elles décrivent les fondements  d’un Valais progressiste.

Sur cette base commune, nous ne souhaitons pas construire un parti conventionnel. Deux différences majeures. D’une part, les 7 valeurs ne font pas office de programme de parti. En tant qu’organisation, “Appel Citoyen” n’a pas de position marquée. Nous sommes dans une logique de “plateforme politique” plutôt que dans une logique d’organisation devant avoir un avis sur tout. Dans la limite des 7 valeurs, les positions sont le fait des candidat-e-s. “Appel Citoyen” est le lieu où se fédèrent les énergies et les idées, pas le lieu de développement d’un programme politique unifié.

D’autre part, les membres, candidat-e-s et élu-e-s potentielles jouissent d’une très large indépendance. La vie démocratique est marquée par un mouvement de balancier entre indépendance des élus et position compacte des partis. Plus le parti s’affirme et parle d’une seule voix, plus il augmente son efficacité parlementaire à court terme. Mais plus il brime les individualités. Les enquêtes réalisées par le bureau Sotomo sur le positionnement des parlementaires fédéraux démontrent cette tendance à la centralisation des partis autour d’une position commune. Les médias, toujours friands d’incohérence dans un parti, et la capacité de retrouver toutes les prises de position de chacun en un clic renforcent le danger de sortir de « la » ligne du parti. Le mouvement “Appel Citoyen” fait le pari inverse : les individus auront toute indépendance de se profiler avec leurs idées et leurs convictions. L’organisation restera dans l’ombre.

Cette nouvelle approche nous oblige à regarder déjà vers la Constituante. Les gens élus sur les listes “Appel Citoyen” n’auront pas vocation à travailler comme un parti. Là encore, il faut rompre avec la logique qui veut que chaque élu oeuvre pour une organisation et respecte les consignes de vote choisies en commun. Les élu-e-s “Appel Citoyen” auront été choisis pour leur personnalité et leurs idées, comme représentants des électeurs de leur district, mais pas comme représentants d’un parti. Leur liberté d’action et leur indépendance au sein de la Constituante sera donc très grande. C’est seulement sur les décisions touchant le cœur des 7 valeurs de l’Appel qu’un front commun devrait voir le jour pour peser sur le choix final.

La diatribe de Philippe Nantermod a déjà confirmé l’une de nos hypothèses de travail : la création d’un mouvement original, remettant en cause les lignes politiques habituelles, permet de se poser certaines questions à neuf. Grâce à l’’OPNI “Appel Citoyen” et aux réactions qu’il provoque, les citoyennes et citoyens pourront s’interroger sur l’identité des partis, leur mode de fonctionnement, leur contribution à la démocratie valaisanne. Et ils pourront donner un signal s’ils souhaitent déplacer le balancier vers plus de participation, de transparence et d’indépendance des candidat-e-s.

Conservateurs et progressistes: bienvenue en Valais

J’ai grandi dans une famille où les soupers étaient rythmés par des débats politiques. Lorsque j’avais 9 ans, j’ai commencé à repérer un mot qui revenait souvent : « conservateur ». Les « conservateurs » faisaient ceci ou empêchaient cela. Ils bloquaient systématiquement, ils énervaient souvent. J’ai longtemps associé le mot à une pratique rigoriste de la religion catholique. Dans mon esprit d’enfant, les conservateurs étaient presque des gens d’Eglise. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai découvert une philosophie du conservatisme. Un véritable courant de pensée, riche et parfois contradictoire, qu’on pourrait tenter de résumer avec cette formule : les institutions existant depuis longtemps portent en elle une sagesse tacite qu’il faut préserver. Le simple fait d’exister et de durer confère une valeur. En découle une règle d’action : mieux vaut ne rien changer s’il existe un doute sur l’opportunité de modifier quelque chose. In dubio pro statu quo.

Cette définition permet de distinguer les arguments conservateurs de leurs voisins parfois moins fréquentables. A titre d’exemple, le conservateur s’oppose au mariage gay car il craint que l’institution mariage ne soit remise en question. En tant que conservateur, il n’a rien a priori contre les homosexuels. Il existe (peut-être) certains conservateurs homophobes, mais le problème vient alors de l’homophobie. De même sur la question de l’immigration, le conservateur veut défendre certaines traditions suisses, mais il n’est pas raciste ou persuadé de la supériorité des Suisses. Si les nouveaux arrivants défendent ou même promeuvent ces traditions, ils sont les bienvenus. Le conservateur se définit par sa prudence et son attachement à une approche pragmatique des « petits pas ». Il possède les défauts de ses qualités : un penchant à l’inaction, une aversion à la prise de risques et une tendance à surestimer les problèmes potentiels liés à un changement.

Le progressiste inverse la règle d’action : à moins d’avoir une certitude sur les problèmes à venir, il prend le risque du changement car celui-ci est potentiellement porteur d’améliorations. Les opportunités sont jugées suffisamment importantes pour justifier une réforme. Les institutions actuelles n’ont pas de valeur du fait de leur seule existence. Elles n’ont de valeur que dans la mesure où elles permettent de réaliser les objectifs que la société s’est choisie (liberté, égalité, sécurité, solidarité, etc.). Sans surprise, le progressiste a une forte tendance à mobiliser ces objectifs pour promouvoir ses idées.

Ces deux figures, esquissées à grands traits, se rencontrent dans la discussion valaisanne sur l’opportunité de réviser la Constitution et de créer une Constituante. Sur la révision tout d’abord, le conservateur pense que la Constitution ne doit pas être révisée à moins de pouvoir démontrer ce qu’elle bloque. Il faut lister tous les problèmes occasionnés par la Constitution de 1907 et établir un besoin impérieux de changement. Par défaut, le conservateur préfère ne rien changer, ou alors par petites touchettes. Cette grille de lecture explique également pourquoi le prix d’une éventuelle révision (environ 4-5 millions pour l’entier de la procédure) est le grand non-dit de la campagne PDCvr/UDC. Personne ne parle volontiers du « prix » de la démocratie. Pourtant, pour le conservateur, c’est le prix qui vient faire pencher la balance en faveur de l’attentisme. Si la révision était gratuite, rapide et sans douleur (c’est-à-dire sans potentiel effet négatif), le conservateur pourrait entrer en matière plus facilement. Mais la révision ne remplit aucun de ces trois critères. Elle coûte, elle dure 4 ans et elle peut occasionner des débats difficiles.

A l’inverse, le progressiste parle de « chance » et d’ « opportunité ». Il met l’accent sur les bienfaits de la révision: composer une Constitution mise à jour et traitant des défis actuels, mais également vivre l’entier du processus démocratique avec ses concitoyens. Sur la base des bienfaits à venir, le progressiste préfère parler d’investissement plutôt que de prix. 5 millions pour permettre à tous les habitants de dire « ma Constitution, mon canton, mon futur », c’est de l’argent bien investi.

La même réflexion s’applique au mode de révision (Grand Conseil ou Constituante nouvellement élue). Le conservateur préfère le statu quo, le connu, l’éprouvé. Pour rester dans sa zone habituelle, il est prêt à prendre des risques importants (politisation exacerbée, négociations croisées avec les travaux du Grand Conseil, manque d’indépendance du processus constitutionnel). Le progressiste voit le potentiel d’un ensemble de 130 personnes choisies spécifiquement pour cette seule tâche : une légitimité renforcée, une certaine fraicheur et une opportunité de sortir des sillons politiques habituels.

Comment choisir le 4 mars prochain ? Au final, la décision repose sur l’évaluation des risques et des opportunités. Quels sont les risques liés à cette révision ? L’expérience des cantons voisins semble claire. A moins de laisser l’exercice s’embourber comme à Genève, il n’y a aucun risque. Les plus sceptiques pourront considérer que cela n’a rien changé pour eux. Les plus calculateurs parleront des 5 millions. Et quelles sont les opportunités ? Rien de moins qu’un profond renouvellement du rapport entre les institutions du canton et les citoyens. Ce renouvellement passe par un vaste débat citoyen sur les valeurs du Valais et les solutions à apporter aux défis du canton. Une aventure démocratique inédite depuis un siècle. Des chercheurs ont passé en revue tous les processus de révision constitutionnelle à l’échelle du globe et leurs conclusions font ressortir deux éléments clefs. Si la procédure est participative, les citoyens développent un sentiment renforcé d’appartenance à un projet collectif et d’identification avec « leurs» institutions. En bref, le canton devient “leur” canton, l’avenir “leur” avenir. Le 4 mars, nous avons la chance de lancer ce vaste processus d’appropriation démocratique. « Le jeu en vaut la chandelle », l’expression favorite des progressistes.

Johan Rochel