L’homme fort, ce mot-valise si néfaste

Vous connaissez peut-être le concept de « male-only panel », utilisé pour décrire une table-ronde où tous les participants sont des hommes. En parcourant le Temps du 23 mai, j’ai découvert un article « male-only ». Jusque là, rien de problématique. Certaines rubriques ont souvent des interlocuteurs exclusivement masculins. Mais l’article en question parle de politique, d’élus et d’exercice du pouvoir dans le « Vieux pays ». Autant de domaines où la présence exclusive des hommes n’est pas une bonne nouvelle.

Avant de continuer, je vous conseille de lire l’article ici. De plus, deux précautions avant que je ne reçoive les premiers mails d’insulte. 1) ce petit blog ne veut pas défendre ou attaquer des personnalités ou des choix politiques. C’est le traitement médiatique d’une question touchant l’égalité entre hommes et femmes qui m’intéresse. 2) Grégoire Baur, correspondant du Temps en Valais, porte une responsabilité toute limitée dans cette affaire. Il a démontré à plusieurs reprises sa sensibilité marquée pour les questions d’égalité (par exemple ici). De manière générale, rien n’est plus éloigné de mon objectif que le « bashing médiatique ». Je vais tenter d’expliquer pourquoi.

Cet article « male-only » pose deux problèmes majeurs. Premièrement, on y trouve l’avis de 8 personnes sur l’action de Christophe Darbellay au gouvernement (y.c. l’intéressé lui-même). 8 sur 8 sont des hommes. La justification que pourrait avancer Grégoire Baur est de nature institutionnelle. Il a choisi de consulter les chefs de groupes et tous ceux-ci sont des hommes. Ne tirons pas sur l’ambulance, le vrai problème se trouve dans les partis, pas chez le journaliste qui doit se montrer exhaustif dans sa tournée des cuisines.

Deuxième problème : le choix d’un certain mot-valise. Un concept parcourt et structure l’article : l’ « homme fort ». L’utilisation de ce concept d’ « homme fort » n’est ni neutre, ni sans conséquence. Sur le plan sémantique, il nous met sur la piste d’une autorité liée à des traits masculins : la force, la domination, la capacité d’imposer ses vues. L’article est parsemé de références à cette vision de l’autorité.

Comme souvent avec les mots valises, le concept est juste assez indéterminé pour permettre d’y projeter ce que chacun veut y trouver. De manière ironique, Christophe Darbellay pose lui-même cette question dans le petit interview : « qu’est-ce que cela veut dire, être l’homme fort ? » Pour tester l’incertitude du concept, il suffit de tenter de remplacer « homme fort » par un synonyme. Et cette alternative va nous forcer à préciser ce que recouvre exactement le mot-valise.

Essayons avec 3 exemples qui se retrouvent dans l’article. Si nous remplaçons « homme fort » par « personnalité la plus connue », nous déplaçons notre intérêt vers le niveau de médiatisation. Les fameuses « affaires » ne sont pas loin. Remplaçons maintenant par « personnalité dominante », afin de bien tester si les traits de caractère de la personne sont en jeu. Cette dimension de l’ « homme fort » est présupposée lorsque la capacité d’écoute de C. Darbellay est critiquée. L’ « homme fort » aurait un catalogue spécifique de comportements et de méthodes à disposition, tous liée à une vision très masculine de l’exercice du pouvoir. L’homme fort doit-il être à l’écoute, dans le dialogue, ou doit-il au contraire soigner d’autres approches ? Finalement, remplaçons « homme fort » par « personnalité capable de porter ses projets ». Nous focalisons alors sur la capacité d’un Conseiller d’Etat à atteindre ses objectifs. Les méthodes passent à l’arrière-plan, nous jugeons avant tout le résultat.

Ces trois exemples démontrent pourquoi la précision devrait prendre le pas sur un mot-valise comme « homme fort ». C’est une solution de facilité à laquelle nous avons tous une fois ou l’autre recours, avant tout car elle nous économise l’effort de préciser ce qui est en jeu. Avantage non-négligeable lorsque nous devons travailler vite, cette facilité permet de créer l’illusion d’un langage commun (alors que chacun comprend quelque chose de différent).

Pourquoi ces réflexions? Parce que ce genre d’article impacte sur notre manière de voir la politique. L’utilisation de ce mot-valise porte à conséquences, surtout dans un contexte comme le Valais, où le risque est majeur de retrouver un Conseil d’Etat purement masculin, aucune élue au Conseil national et une seule élue aux Etats. Pour ne rien gâcher, l’idée qu’un gouvernement ne peut avoir qu’un seul homme fort (Schmidt ou Darbellay ?) en dit long sur une certaine vision de la gouvernance et de la hiérarchie. Si nous n’étions pas en Valais, nous pourrions presque parler de meute de loups cherchant leur chef.

Ce constat est renforcé par le choix éditorial effectué. En choisissant les chefs de groupes, Grégoire Baur savait que les interlocuteurs seraient exclusivement des hommes. Je peux imaginer que tous ont renforcé et redéfini à leur propre manière le mot-valise. D’autres options étaient ouvertes: les président-es de parti (1 femme au moins), l’ancienne présidente du Grand-conseil Anne-Marie Sauthier-Luyet (comme représentante d’un autre pouvoir), les membres de commissions traitant des sujets de Christophe Darbellay (comme interlocutrice du conseiller d’Etat), des commentatrices de la vie publique valaisanne (en complément de l’inénarrable Gabriel Bender).

Les mots que nous utilisons pour décrire la réalité politique, mais surtout pour l’évaluer, envoient un message limpide : la politique est une affaire d’hommes. Si possible forts, c’est-à-dire capables de démontrer des qualités largement attribués aux hommes. Pour ceux qui voient l’exercice du pouvoir politique et la participation des femmes différemment, à nos travaux : évacuer les mots-valises néfastes et trouver de nouveaux mots pour décrire et évaluer l’autorité.

 

 

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)

2 réponses à “L’homme fort, ce mot-valise si néfaste

  1. Vous avez raison.
    Des “femmes fortes”, comme Angela Merkel ou Theresa May” et d’une stature politique spécialement élevée et fine, doivent jeter l’éponge.

    Au-delà du contexte perdu, manipulé et lobbiyisté européen, je pense que la raison première en est parce que ce sont des femmes (comme en Valais:)!

    1. P.S. J’oserai même une comparaison suisse.

      Frau Petra Gössi flairant le danger, avec sa sensibilité de femme, essaie de faire tourner le lourd char (de plomb) PLR à écogreen…
      … et même si les arguments PLR sont leur farce habituelle de mettre leur patate chaude sur la responsabilité individuelle, pour se dégager de toute responsabilité, comme toujours (comme pour le mitage, l’agro ou le loup). Bon, les socialistes ont à peu près les mêmes mécanismes.

      J’espère que le bon suisse ne sera pas dupe, mais depuis le temps qu’on lui conte que voter PLR+PDC+UDC+PS préserve son emploi autant que sa retraite, l’histoire se répétera, tant va la cruche à l’eau que bientôt, il n’aura plus rien à dire 🙂

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