La précarité comme question de liberté ?

La question de la précarité, et plus généralement de la pauvreté, est souvent appréhendée comme une question d’égalité. Il s’agit d’assurer que tous les membres de la société aient un minimum de ressources à disposition (aide sociale comme filet de sécurité, théoriquement garanti pour tous). J’aimerais ici explorer une piste complémentaire et poser les questions de précarité comme des questions de liberté. Liberté au sens générique, et libertés au sens des nombreuses dimensions de notre vie qui sont touchées par la précarité.

Pour définir ce qu’est la liberté, je propose de recourir à l’idée du philosophe Philip Pettit. La véritable liberté, c’est selon lui l’absence de domination. Cette domination est caractérisée par la présence de l’arbitraire. L’Etat, des groupes d’individus, des entreprises pourraient avoir la capacité d’interférer arbitrairement avec ma vie et mes intérêts les plus importants. Ces interférences sont arbitraires si je ne peux pas les contrôler et si elles ne prennent pas en compte mes intérêts. En d’autres mots, je suis soumis à d’autres, sans avoir la possibilité de faire valoir mes intérêts.

Une situation que nous connaissons tous illustre bien cette définition de la liberté : le petit chef. Le petit chef (ou petite cheffe) a les moyens d’exercer de l’arbitraire sur ses collaborateurs, qu’il considère souvent comme de petits esclaves. Grâce à sa position hiérarchique, il ne doit pas forcément tenir compte de leurs intérêts ou de leurs envies, il peut les envoyer faire des travaux absurdes durant toute la journée. Les collaborateurs ne peuvent pas le « contrôler » ou, au moins, remettre en question ses ordres sans prendre de risques peut-être démesurés. Deux points sont essentiels dans cet exemple. La liberté est déjà menacée lorsque l’arbitraire est possible. Je n’ai pas besoin d’être concrètement soumis à ces ordres absurdes pour sentir l’arbitraire. Il pèse sur moi comme une épée de Damoclès : une menace permanente. Le petit chef a l’apparence de la gentillesse, mais il fait sentir à ses collaborateurs qu’il tient le couteau par le manche et qu’il peut, s’il le veut, leur pourrir la vie. C’est une différence importante avec ceux qui pensent que la liberté s’apparente simplement à l’absence d’obstacle (liberté comme « laisser faire »). Si je peux faire ce que je veux, je suis libre. Mais l’expérience du petit chef nous aide à comprendre pourquoi même l’absence d’intervention à un certain moment peut déjà s’apparenter à une menace pour la liberté.

Deuxième point : on comprend bien qu’une situation de précarité va venir renforcer le risque de domination. Imaginons le cas d’un travailleur temporaire ou d’une femme enceinte. Le petit chef profite d’un rapport de force et d’une situation de dépendance qui lui est « favorable ». Il peut facilement exercer de l’arbitraire. A l’inverse, le petit chef est dénué de pouvoir face à une personne qui peut démissionner immédiatement sans prendre de risques.

Trois exemples de domination

Pour illustrer les liens entre précarité et liberté, j’ai choisi trois exemples où la domination menace. L’association « Lire et écrire » fait un travail de fond pour permettre à toute la population de maitriser les outils de base de la communication et de l’expression. Lire et écrire sont des compétences clef pour une personne libre. Sans ces capacités, une personne est soumise à l’arbitraire d’autres personnes ou institutions. Celles-ci peuvent d’ailleurs être bien intentionnées, là n’est pas la question. Le véritable défi réside dans la relation de dépendance qui s’instaure. Un immigrant ne parlant pas français est dans une situation de dépendance quasi permanente : lire ou écrire une lettre officielle, répondre aux sollicitations de l’école des enfants, participer à la vie d’un club local. Une définition de la liberté comme « laisser faire » ne permet pas pleinement d’appréhender ces menaces sur la liberté individuelle. Le sujet va bien sûr plus loin que les compétences aussi fondamentales que lire et écrire. A un moment où la digitalisation va profondément remodeler notre société, l’acquisition de compétences tout au long de la vie sera une condition de notre liberté.

Dans une institution ou une entreprise, les exemples de domination sont également nombreux. Entre collègues, au sein d’une hiérarchie (voir l’exemple du petit chef), mais également vis-à-vis des « clients ». C’est particulièrement vrai pour une institution de soins dont la mission principale consiste à aider un patient. Dans certaines constellations problématiques, la relation de soins peut se développer de manière toxique et devenir menace pour la liberté des patients. Cette domination peut également s’exercer en dehors d’une situation exceptionnelle. Elle peut prendre la forme d’un langage médical incompréhensible, visant à faire sentir à la personne qu’elle n’a d’autre choix que de s’en remettre aux décisions du médecin. Là encore, les situations de précarité sont des facteurs aggravants. Le risque d’arbitraire monte en fonction de la précarité.

Sur le plan collectif, la liberté comme domination touche au fonctionnement de la vie politique. Selon le philosophe Philip Pettit, la démocratie doit être la plus active et la plus contestataire possible. Grâce à elle, les citoyens doivent pouvoir remettre en question les décisions prises par le gouvernement et forcer ce dernier à mieux prendre en compte leurs intérêts. Les outils de démocratie directe que connaît la Suisse (referendum et initiative populaire) semblent correspondre à cet idéal de démocratie contestataire. Si les outils sont à disposition, la politique ne remplit pas son rôle de contrôle pour de nombreuses personnes en situation de précarité. Celles-ci ne se sentent plus concernées par les décisions collectives. Elles ont souvent l’impression d’être peu ou mal considérées par les choix du gouvernement, et d’ainsi perdre leur légitimité à être partie prenant d’un projet de société. L’idée même de la démocratie est en danger si une partie trop importante de la population se sent exclue ou s’exclut elle-même de l’exercice du pouvoir. C’est cet aspect de l’abstention qui devrait être au cœur de nos réflexions, pas le choix conscient de ne pas participer à un scrutin qui ne m’intéresse pas.

En résumé, la liberté comme absence de domination permet de mettre en lumière des menaces cachées sur la liberté. A l’inverse d’une liberté comme « laisser faire », nous pouvons voir apparaître l’importance des compétences de la liberté, des rapports de force délétères, et les vertus d’une démocratie vivante et contestataire.

Où combattre l’arbitraire ?

Si la domination est une menace pour ma liberté, il faut donc la combattre et la faire reculer. En matière de précarité, trois chantiers prioritaires s’ouvrent à nous :

1) les compétences de la liberté : il faut renforcer la capacité à être libre des individus. Cela passe par une transformation des missions de l’Etat : à quoi ressemble une politique de formation qui s’étend sur toute une vie, et non une éducation uniquement pour les enfants et les jeunes ? Dans les entreprises et les institutions, la même question se pose : comment m’assurer, en tant qu’employeur, que je donne toutes les compétences nécessaires à mes collaborateurs pour qu’ils exercent leur liberté ?

Une même réflexion s’applique également aux moyens matériels de la liberté. Dans la Suisse de 2018, une personne qui vit sans moyens financiers de base (aide sociale par exemple) est une personne privée de libertés. L’objectif de limiter la domination sur les individus en prévenant des manques matériels nous amène naturellement à poser la question d’un revenu de base inconditionnel (RBI).

2) renforcer notre capacité collective à challenger les condition-cadres : nous devons créer et renforcer les instruments qui nous permettent de contrôler les organisations qui nous affectent dans notre vie de tous les jours. Dans le monde professionnel, nous devons créer des outils qui permettent d’exercer un contrôle sur les conditions dans lesquelles nous travaillons. Ces outils englobent par exemples la démocratie en entreprise, les droits des collaborateurs de faire entendre leur voix ou encore des procédures de « lanceurs d’alerte ». Tous ces outils ont en commun de renforcer la capacité des individus de peser sur les conditions de leur emploi. La même réflexion s’applique en matière politique. Nous devons renforcer certains des outils politiques qui permettent aux citoyens d’exercer une force de contrôle sur les condition-cadres de la vie en société.

3) renforcer le statut social : dans une société où la liberté est définie comme absence de domination, les citoyens peuvent se regarder à hauteur d’yeux. Ils se voient et se perçoivent comme des individus libres. Au-delà des compétences, des moyens financiers nécessaires, cette capacité à éviter l’arbitraire doit également se traduire sous la forme de statuts sociaux. Il faut lutter contre cette précarité symbolique qui s’attache à certaines professions (« les ramasseurs de poubelle »), certaines catégories migratoires (« les sans-papiers ») ou certaines catégories démographiques («  les vieux »). Il en va de la dignité et de la reconnaissance sociale comme facteurs de liberté.

En guise de conclusion, une hypothèse directement politique : poser le défi de la précarité comme question de liberté(s) peut nous permettre de faire bouger les lignes politiques. La gauche pose la question de la précarité principalement comme une question d’égal accès à des ressources de base. C’est particulièrement important et cela renvoie à la cohésion de la société. Nous pouvons néanmoins offrir un complément à ce premier axe en discutant de précarité comme menace sur la liberté et les libertés. Grâce à cette grammaire politique commune, nous pouvons créer des ponts intéressants avec des partis qui placent la liberté individuelle au cœur de leur programme (droite libérale). Le combat contre la précarité gagne en profondeur (nouvelles menaces mises en lumière) et en étendue (plus de forces politiques mobilisables).

 

Conférence prononcée lors du 1er Forum Santé et Précarité (Valais), novembre 2018

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)

2 réponses à “La précarité comme question de liberté ?

  1. Merci pour votre article qui traite d’un sujet essentiel au désir de chacun(e) de réussir au mieux sa vie au travers de toutes les difficultés rencontrées sur son petit chemin ou parfois sa large route qui s’effondre.
    Vous omettez cependant de prendre en compte, dans les facteurs à l’origine de la précarité, le développement psycho-affectif qui mène à l’indépendance de caractère, et qui ne dépend pas de l’instruction. C’est à mon avis bien une première et essentielle liberté que d’être autonome dans ses possibles choix en rapport de ses capacités. Je donne un exemple de situations extrêmes entre lesquelles existent tous les degrés intermédiaires : Une personne jouissant d’une bonne instruction et de capacités de raisonnement n’ayant rien à envier à la moyenne peut se trouver dépendante sans espoir d’évoluer dans sa profession face à un chef qui la maintiendra aisément dans cet état si cela sert ses intérêts. Et ceux-ci ne sont pas toujours liés directement à la bonne marche ou la progression d’une entreprise, d’un laboratoire de recherche, d’une association qui se fixe un but, ou même pour sortir du cadre professionnel, d’une famille qui ne connaît pas la précarité matérielle mais la crainte de perdre sa cohésion qui lui donne la force réelle ou morale pour s’imposer. Le loup qui quitte la meute ne perd pas ses dents, sa fourrure, ni les muscles de son corps, mais aura peut-être plus de peine à survivre que le hérisson sur ses frêles pattes, doté de petites dents ne lui permettant que de vaincre une limace. Ce ne sont bien sûr que des images, pour dire que la personne jeune, quand bien même instruite et ayant réussi à gagner son autonomie matérielle, ne se sentira pas pour autant plus libre en quittant sa première famille pour la suivante. Et à l’opposé de celle-ci il peut y avoir le jeune homme ayant grandi dans une institution ne lui offrant qu’un semblant de famille, qui sera prêt à entrer dans le monde extérieur pour prendre sa place en sachant se faire respecter. Et même créer une famille saine sans avoir disposé de modèle, en se souvenant de ce qu’il lui a manqué pour répondre plus complètement aux besoins de ses enfants… L’école va à mon avis dans une direction très positive en incluant dans cette période éducative une peu l’aprentissage de « comment vivre avec les autres », parce que cela va plus loins que les seules règles de discipline qui dans le passé s’apparentaient plus au dressage qu’à un enseignement de vie. Certains enseignants, que je nommerais « les vrais », savent bien ajouter à l’apprentissage simple ce que l’on peut appeler sans exagérer « études de comportements » en classe. J’estime que l’enfant a cette heureuse disposition d’être pressé d’étudier, de comprendre, plus qu’apprendre ! Et ensuite cette curiosité insatiable s’amenuise pour beaucoup, vient le temps d’exercer ce que l’on sait faire, ou pour d’autres de continuer à étudier dans un domaine précis répondant à ses ambitions professionnelles. La vie devrait s’étudier à temps, au moins aussi souvent que les leçons de gymnastique ou de sport qui offrent un sentiment de liberté dans son corps, parmi les autres…

  2. Cher Monsieur Rochel, vous êtes beaucoup trop en avance sur votre temps.
    Soyez patient, si n’éclate pas le démantélement total des démocraties.
    J’ai confiance en vous et bien à vous
    🙂

Les commentaires sont clos.