Petit passage à la caisse et puis s’en vont

Dernière journée d’une année de séjour à Rome, stress du déménagement entre douce mélancolie, cartons à boucler et ultime glace à déguster. Mais avant toutes choses, terminer les courses pour le voyage du lendemain. Je suis donc entré dans une succursale de quartier d’une enseigne de la grande distribution italienne. Une petite rue romaine loin des beaux quartiers, ambiance plutôt capitale délaissée. Le magasin répondait pleinement aux clichés: des marchandises entassées sans soin particulier jusqu’au plafond, une bouchère haranguant joyeusement les clients et quelques aînés avec leur vieux cabas. Il sonne 11 heures quand je me présente à la caisse avec la petite M., 3 ans et demi. Une fois passée l’épreuve des chocolats placés juste devant le tapis roulant, le passage à la caisse est un moment privilégié. L’appareil fait “bip-bip”, une étrange lumière rouge illumine les achats et le personnel italien a toujours un petit mot pour les enfants. Auguri !

Cette fois-ci, la caissière décide d’aller plus loin dans sa politique d’accueil des enfants. Elle invite la petite fille à passer de l’autre côté du tapis pour s’asseoir sur ses genoux. Pas besoin de se faire prier, la voici tout affairée à scanner elle-même les achats, puis à prendre l’argent des mains d’un papa (forcément) émerveillé. Une pensée fugace: quel dommage que les caisses disparaissent bientôt !


Une caissière humaine, trop humaine?

Et pourtant, en passant les portes du magasin, j’ai eu une intuition inverse. Les caisses avec du personnel humain ne disparaîtront pas. Elles deviendront un luxe, une prestation à part entière du magasin. Elles seront comparables au personnel qu’on retrouve à Noël pour emballer ses cadeaux ou simplement remplir ses sacs d’achat. Certains magasins n’en ont pas, mais d’autres offrent cette présence comme un service. La scène qui vient de se dérouler dans ce petit magasin italien ne sera plus une exception, mais plutôt la règle. Dans ces magasins du futur, l’expérience vécue par le client (et sa progéniture) sera au coeur des préoccupations de l’enseigne.

Cette scène anecdotique cristallise tous les défis éthiques d’une innovation technique qui s’insère au coeur de notre quotidien. Les caisses automatisées ne sont plus un exploit technique – même la suppression des caisses proposée par Amazon semble fonctionner, au prix de sacrifices majeurs en matière de liberté individuelle. Par contre, l’installation de caisses automatisées à grande échelle va provoquer toute une série d’évolutions et d’adaptations. Nous allons modifier la façon dont nous nous comportons à la caisse, la manière dont nous faisons la file ou encore comment nous communiquons avec le reste du personnel humain. En d’autre mots, une innovation technique va provoquer une chaîne d’innovations sociales (notre comportement en société), juridiques (qui aura la compétence de régler les petits arbitrages que le personnel de caisse prenait en charge pour l’instant?), et même politiques (les caisses automatisées seront-elles autorisées partout, même dans une armurerie?). Le mot d’innovation est utilisé ici dans un sens le plus neutre possible. Il vise à décrire la nouveauté qui vient modifier notre quotidien, sans être pour autant nécessairement synonyme de progrès.


La justice sociale au tournant
En plus de ces adaptations, l’installation systématique de ces caisses automatisées soulève une quantité impressionnante de questions de justice sociale. Nous parlons souvent du sort réservé au personnel actuel, comme un exemple très concret de la menace que fait planer l’automatisation généralisée sur les emplois. Nous pourrions élargir le champ des défis éthiques. Dans ce futur automatisé, les contacts humains seront-ils réservés aux plus aisés ? Les grands distributeurs auront-ils différents niveaux de service (plus ou moins humain) suivant la clientèle visée, suivant le quartier où le magasin est implanté ? Va-t-on vers un monde où les robots seront pour les pauvres et les “égaux” humains pour les plus riches ? Et aujourd’hui, lorsque nous arrivons aux caisses et que les deux options s’offrent à nous, quel choix devrions-nous faire ? Y’a-t-il une obligation éthique d’aller vers les caisses “humaines”, ou plutôt l’inverse ?

La petite M. se rappelle encore aujourd’hui l’épisode de la caisse. A chaque nouvelle visite, elle espère revoir une “super dame” qui lui permettrait de revivre cette aventure. Le symbole d’une époque qui se termine, l’annonce d’un monde qui vient ou les deux? Je ne saurais dire.

 

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)

2 réponses à “Petit passage à la caisse et puis s’en vont

  1. Ça donne à réfléchir… Personnellement j’ai choisi, tant que j’aurai le choix je ne me servirai JAMAIS d’un scanner de codes barres

  2. Le travail à la caisse est une corvée qui doit seulement être faite rigoureusement donc la machine y est reine.
    Par contre je suis d’accord avec les contacts et il faudrait voir comment les retraités peuvent être remis dans ce type de circuit notamment comme l’Italie montre l’exemple en étant des figurants dans un cadre différent de l’ordinaire.

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