Conservateurs et progressistes: bienvenue en Valais

J’ai grandi dans une famille où les soupers étaient rythmés par des débats politiques. Lorsque j’avais 9 ans, j’ai commencé à repérer un mot qui revenait souvent : « conservateur ». Les « conservateurs » faisaient ceci ou empêchaient cela. Ils bloquaient systématiquement, ils énervaient souvent. J’ai longtemps associé le mot à une pratique rigoriste de la religion catholique. Dans mon esprit d’enfant, les conservateurs étaient presque des gens d’Eglise. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai découvert une philosophie du conservatisme. Un véritable courant de pensée, riche et parfois contradictoire, qu’on pourrait tenter de résumer avec cette formule : les institutions existant depuis longtemps portent en elle une sagesse tacite qu’il faut préserver. Le simple fait d’exister et de durer confère une valeur. En découle une règle d’action : mieux vaut ne rien changer s’il existe un doute sur l’opportunité de modifier quelque chose. In dubio pro statu quo.

Cette définition permet de distinguer les arguments conservateurs de leurs voisins parfois moins fréquentables. A titre d’exemple, le conservateur s’oppose au mariage gay car il craint que l’institution mariage ne soit remise en question. En tant que conservateur, il n’a rien a priori contre les homosexuels. Il existe (peut-être) certains conservateurs homophobes, mais le problème vient alors de l’homophobie. De même sur la question de l’immigration, le conservateur veut défendre certaines traditions suisses, mais il n’est pas raciste ou persuadé de la supériorité des Suisses. Si les nouveaux arrivants défendent ou même promeuvent ces traditions, ils sont les bienvenus. Le conservateur se définit par sa prudence et son attachement à une approche pragmatique des « petits pas ». Il possède les défauts de ses qualités : un penchant à l’inaction, une aversion à la prise de risques et une tendance à surestimer les problèmes potentiels liés à un changement.

Le progressiste inverse la règle d’action : à moins d’avoir une certitude sur les problèmes à venir, il prend le risque du changement car celui-ci est potentiellement porteur d’améliorations. Les opportunités sont jugées suffisamment importantes pour justifier une réforme. Les institutions actuelles n’ont pas de valeur du fait de leur seule existence. Elles n’ont de valeur que dans la mesure où elles permettent de réaliser les objectifs que la société s’est choisie (liberté, égalité, sécurité, solidarité, etc.). Sans surprise, le progressiste a une forte tendance à mobiliser ces objectifs pour promouvoir ses idées.

Ces deux figures, esquissées à grands traits, se rencontrent dans la discussion valaisanne sur l’opportunité de réviser la Constitution et de créer une Constituante. Sur la révision tout d’abord, le conservateur pense que la Constitution ne doit pas être révisée à moins de pouvoir démontrer ce qu’elle bloque. Il faut lister tous les problèmes occasionnés par la Constitution de 1907 et établir un besoin impérieux de changement. Par défaut, le conservateur préfère ne rien changer, ou alors par petites touchettes. Cette grille de lecture explique également pourquoi le prix d’une éventuelle révision (environ 4-5 millions pour l’entier de la procédure) est le grand non-dit de la campagne PDCvr/UDC. Personne ne parle volontiers du « prix » de la démocratie. Pourtant, pour le conservateur, c’est le prix qui vient faire pencher la balance en faveur de l’attentisme. Si la révision était gratuite, rapide et sans douleur (c’est-à-dire sans potentiel effet négatif), le conservateur pourrait entrer en matière plus facilement. Mais la révision ne remplit aucun de ces trois critères. Elle coûte, elle dure 4 ans et elle peut occasionner des débats difficiles.

A l’inverse, le progressiste parle de « chance » et d’ « opportunité ». Il met l’accent sur les bienfaits de la révision: composer une Constitution mise à jour et traitant des défis actuels, mais également vivre l’entier du processus démocratique avec ses concitoyens. Sur la base des bienfaits à venir, le progressiste préfère parler d’investissement plutôt que de prix. 5 millions pour permettre à tous les habitants de dire « ma Constitution, mon canton, mon futur », c’est de l’argent bien investi.

La même réflexion s’applique au mode de révision (Grand Conseil ou Constituante nouvellement élue). Le conservateur préfère le statu quo, le connu, l’éprouvé. Pour rester dans sa zone habituelle, il est prêt à prendre des risques importants (politisation exacerbée, négociations croisées avec les travaux du Grand Conseil, manque d’indépendance du processus constitutionnel). Le progressiste voit le potentiel d’un ensemble de 130 personnes choisies spécifiquement pour cette seule tâche : une légitimité renforcée, une certaine fraicheur et une opportunité de sortir des sillons politiques habituels.

Comment choisir le 4 mars prochain ? Au final, la décision repose sur l’évaluation des risques et des opportunités. Quels sont les risques liés à cette révision ? L’expérience des cantons voisins semble claire. A moins de laisser l’exercice s’embourber comme à Genève, il n’y a aucun risque. Les plus sceptiques pourront considérer que cela n’a rien changé pour eux. Les plus calculateurs parleront des 5 millions. Et quelles sont les opportunités ? Rien de moins qu’un profond renouvellement du rapport entre les institutions du canton et les citoyens. Ce renouvellement passe par un vaste débat citoyen sur les valeurs du Valais et les solutions à apporter aux défis du canton. Une aventure démocratique inédite depuis un siècle. Des chercheurs ont passé en revue tous les processus de révision constitutionnelle à l’échelle du globe et leurs conclusions font ressortir deux éléments clefs. Si la procédure est participative, les citoyens développent un sentiment renforcé d’appartenance à un projet collectif et d’identification avec « leurs» institutions. En bref, le canton devient “leur” canton, l’avenir “leur” avenir. Le 4 mars, nous avons la chance de lancer ce vaste processus d’appropriation démocratique. « Le jeu en vaut la chandelle », l’expression favorite des progressistes.

Johan Rochel

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)