Politique de sécurité au Japon: le libéralisme et la Constitution

Le Prof. Tatsuo Inoue aime la franchise. Il vient de donner un cours de philosophie du droit à l’université de Tokyo et il est assoiffé. Les sushis que nous partageons ce midi de début d’été seront donc accompagnés d’une bonne bière fraiche. Non loin du campus de Hongo, le constitutionnaliste a ses habitudes dans un petit repère à l’abri des groupes d’étudiants. Facilement reconnaissable avec sa barbe et son style de jeune homme, l’homme a pourtant la soixantaine. Il est l’un des philosophes du droit les plus influents du pays, souvent invité sur les plateaux de télévision pour débattre avec les décideurs politiques. L’homme est curieux de la Suisse et de son système d’armée de milice, mais c’est surtout pour parler de libéralisme à la japonaise et de défis sécuritaires du Japon que nous nous rencontrons. Une discussion, traduite ici en français depuis l’anglais, qui gagne une nouvelle dimension avec la crise nord-coréenne.

Allons directement au cœur du sujet : selon vous, comment devrait-on définir le « libéralisme » ?

En japonais « libéralisme » se traduit par jiyûshugi qui signifie littéralement « principe de liberté ». Mais cette traduction suscite des malentendus. Il ne s’agit pas seulement d’une subtilité lexicale, la question porte sur les bases philosophiques du libéralisme. Pour ma part, je considère en effet que « la pierre angulaire » du libéralisme n’est pas la liberté mais la justice. Par conséquent, le libéralisme est d’abord une doctrine de la justice.

Cette justice doit être comprise comme une quête universelle basée sur la raison. Cette raison venue de l’époque des Lumières qui nous permet de développer et d’appliquer le critère exigé par le libéralisme : le test de réversibilité. Nous devrions tester nos idées et nos choix à l’une de ce test. Chacun doit vérifier la légitimité de sa demande à l’égard d’autrui en l’examinant du point de vue de l’autre et des « raisons publiques » susceptibles de l’accueillir. Prenez n’importe laquelle de vos positions politiques. Si vous vous mettiez à la place de cet autre et que vous testiez les arguments que vous avez formulés, pensez-vous qu’il serait prêt à les accepter ? Ces arguments seraient-ils raisonnables de son point de vue ? C’est sur cette piste que nous emmène le libéralisme comme justice. La liberté individuelle vient s’inscrire dans ce contexte. L’idée de justice apporte au libéralisme la capacité de reconnaître éthiquement une « liberté venant de l’autre », et de la transformer en une « liberté ouverte à l’autre ».

Ce test de réversibilité rappelle les discussions très actuelles sur la tolérance.

La tolérance a effectivement une face positive: c’est une ouverture d’esprit qui permet à un Etat d’accueillir positivement les critiques de l’autre en tant que perturbateur. Un perturbateur positif, car l’essence même de la tolérance libérale est dans cette ouverture d’esprit. La tolérance libérale ne se réduit pas à une coexistence rendue possible par des concessions pragmatiques et ad-hoc, une sorte de modus vivendi. L’essence de la tolérance libérale est de garantir le droit d’expression de chacun, y compris pour l’individu sans pouvoir et les minorités qui seraient facilement opprimées. Pratiquer cette tolérance, c’est accepter de prêter l’oreille aux « voix différentes » et de se corriger à partir du regard de l’autre, accepter de sortir de sa petite coquille pour élargir son horizon de pensée.

Plus spécifiquement, quel regard portez-vous sur les questions religieuses qui font débat en Europe?

L’intolérance religieuse sous forme de phobie face à l’Islam n’a rien de nouveau. Le problème actuel, c’est que cette intolérance n’est plus limitée à quelques mouvements d’extrême-droite très conservateurs. Elle a conquis une partie substantielle de la majorité du centre, auparavant plus ou moins libérale. Je pense que la raison principale est de nature économique. Le déclin économique et l’insécurité touchent particulièrement ceux qu’on appelle « la classe moyenne » et l’attitude libérale face aux minorités religieuses est une victime assez directe de ces changements économiques. Ces minorités sont vues comme des fardeaux économiques et sociaux que les sociétés ne devraient pas entretenir. Si Karl Marx était vivant, il sourirait et verrait une confirmation de son idée selon laquelle l’infrastructure économique détermine la superstructure idéologique.

Bien sûr, cette explication n’est pas entièrement satisfaisante et un peu exagérée. Vu du Japon, il apparaît toutefois urgent que les décideurs politiques européens reconstruisent une majorité autour de la classe moyenne en lui garantissant une sécurité économique. Le retour au protectionnisme n’est pas la bonne solution, mais il est nécessaire de prendre certaines mesures pour que la classe supérieure paie plus que maintenant dans la mise à disposition de biens publics et la garantie d’une sécurité sociale.

Retournons au Japon. Quel est selon vous le challenge actuel le plus important pour un libéral ?

La révision de l’article 9 de la Constitution est l’un des challenges actuels les plus importants pour le Japon. C’est certainement l’un des sujets de société qui polarisent le plus et où une approche libérale serait très utile.

Pour rappel, l’article 9 de la Constitution traite du rapport du Japon à l’armée et à la guerre. Voici ce qu’il dit :

Article 9.

Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux.

2Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu. 

Selon la Constitution, l’affaire est donc claire : le Japon n’a pas d’armée, sur terre, air ou mer. Néanmoins, dans la réalité, le Japon a d’importantes « forces d’auto-défense ». Je vois deux problèmes. D’une part, la Constitution est en contradiction flagrante avec la réalité. Nous avons des forces militaires très importantes, la quatrième ou cinquième armée du monde. Mais nous continuons de prétendre que ces forces armées sont une sorte de police. D’autre part, en refusant de reconnaître cette réalité, nous refusons également de nous donner des normes constitutionnelles explicites pour contrôler ces forces militaires. Vu qu’officiellement, elles n’existent pas, nous ne pouvons pas les contrôler.

C’est assurément un sujet important, surtout dans le contexte actuel, mais pourquoi est-ce une question libérale ?

Le control constitutionnel du pouvoir gouvernemental est au cœur du programme institutionnel libéral. Ce contrôle est particulièrement important pour le pouvoir militaire. C’est clairement l’élément le plus dangereux du gouvernement. A mes yeux, voir se développer une force militaire sans aucun contrôle devrait être une préoccupation très grave pour tous les libéraux du pays. Malheureusement, cette question a également fait apparaître au grand jour les prétendus « libéraux ». Défendre la situation actuelle et cette fiction autour de l’article 9 me semble être une trahison intellectuelle vis-à-vis de l’idée du libéralisme.

Comment changer les choses ?

Ma proposition est simple mais politiquement sensible : nous devons changer la Constitution pour répondre à ces deux problèmes. Nous devons reconnaître la réalité des forces armées et nous donner les règles constitutionnelles qui vont permettre de les réguler, principalement leur organisation et les scénarios de mobilisation. Le pouvoir militaire doit être contrôlé par le pouvoir civil. Le Parlement doit être en mesure de réguler l’usage de la force. Ce principe est un principe minimal, loin d’être suffisant. Mais même ce minimum est rendu impossible par la situation actuelle. Selon moi, il faut donc supprimer l’article 9. Cela permettra de sauver la Constitution d’interprétations douteuses et de manœuvres politiques. En un mot, la préserver d’une dilution néfaste.

De plus, supprimer entièrement cet article 9 va ouvrir le jeu démocratique. Un des effets pervers de l’article 9 a été de transformer des débats substantiels sur la sécurité nationale en exégèses constitutionnels ésotériques à des fins de manipulation. Au final, ces questions légitimes ont été exclues du débat démocratique. Devrions-nous nous privilégier un droit d’auto-défense individuel ou collectif ? Devrions-nous accepter le modèle de sécurité collective des Nations-Unies ou plutôt un modèle américain d’auto-défense individuelle?

Ces questions sur la sécurité nationale doivent être au centre du débat politique, ouvert à un examen critique permanent. Vouloir ancrer ce qu’on suppose être « la » meilleure position de sécurité nationale dans la Constitution me paraît une erreur. La Constitution doit affirmer les procédures de contrôle et d’organisation du pouvoir militaire, mais sans préjuger des options de sécurité nationale. Celles-ci doivent être ouvertes à un ré-examen continu à travers un processus démocratique normal.

J’imagine que certains ne partagent pas votre point de vue…

Le problème politique, c’est que cette proposition ne plait à pas grand-monde. Certains (certains courants de gauche ou ceux qui se prétendent libéraux) veulent sauvegarder à tout prix la Constitution telle qu’elle est aujourd’hui, croyant à tort que c’est la meilleure façon de contrôler le pouvoir militaire. D’autres (la droite et les conservateurs) veulent utiliser le pouvoir militaire d’une façon beaucoup plus active, en passant outre les contrôles constitutionnels. Ces deux groupes ne voient pas le danger que représente l’absence de contrôle et de débat démocratique sur les questions de sécurité nationale.

Des questions pourtant d’une actualité brûlante dans la crise nord-coréenne.

Effectivement, les tensions provoquées par la course à l’armement nucléaire de la Corée du Nord mettent le Japon dans une position très dangereuse. Ce n’est pas seulement un danger de conflit militaire. Je vois deux dangers plus importants encore. D’une part, nous n’avons pas les outils constitutionnels nécessaires pour gérer une éventuelle crise et les débats démocratiques manquent cruellement pour développer une position responsable. D’autre part, les politiciens, les intellectuels et le grand public, indépendamment de leur camp politique, n’ont pas conscience de ce danger constitutionnel et démocratique. Je m’engage pour refonder l’article 9 pas seulement comme une mission théorique basée sur ma conviction libérale. Je souhaite poursuivre un objectif très pratique : réveiller les citoyens japonais et les encourager à ouvrir les yeux sur le danger qui pèse sur eux.

Pour aller plus loin:

Tatsuo Inoue, Le libéralisme comme recherche de la justice, 2011

 

 

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)