Politique européenne : rompre le sommeil des transat

La Suisse politique vit une période estivale pour le moins étrange. Après quelques semaines d’analyses post-Brexit, le débat européen semble être retombé dans son syndrome "9 février": surtout ne rien décider, repousser tranquillement le débat jusqu'à une échéance ultérieure, promesse de nouvelles solutions miracles. Un subtil mélange de procrastination et de couardise politique. Sans surprise, une grande partie des politiques continuent à invoquer une mise en œuvre de l’art. 121 a de la Constitution « en accord » avec nos engagements bilatéraux (notamment l’accord de libre-circulation). La préférence indigène est présentée comme le nouveau remède miracle. Confortablement installés sur leur transat, les citoyens semblent avoir adopté la stratégie de l’ancienne conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey, de retour sur tous les plateaux télés et radios que compte le pays : « wait and see ». Après tout, la Suisse ne risque rien à attendre un peu.

A mille lieux de cette quiétude trompeuse, il serait grand temps de taper du poing sur la table. Le Brexit devrait changer toute la stratégie suisse: depuis la décision des Britanniques, la Suisse est seule. Si besoin était, la rencontre entre le président Schneider-Ammann et Jean-Claude Junker a encore clarifié les choses : « Les deux interlocuteurs ont constaté que l’issue du scrutin sur le « Brexit » qui a été organisé au Royaume-Uni rendait plus difficile la recherche d’une solution dans les délais fixés par la Constitution. » Ce « camouflet d’Oulan-Bator » n’est bien sûr pas un message d’inimitié à l’égard des Suisses, mais bien plutôt l’expression d’un nouveau front de négociations britannique qui absorbe l’énergie politique de la Commission et des Etats-membres. De manière similaire à la lettre de Catherine Ashton en été 2014, la rencontre mongole a l’avantage d’amener un peu de clarté : l’opportunité d’une solution consensuelle n’existe plus.

Comme le rapportait le journal Le Monde, les Suisses prennent conscience qu’ils doivent régler eux-mêmes les problèmes qu'ils ont créés. Deux plans « B » s’offrent aux citoyens. Premièrement, la Suisse peut poursuivre une série d’options « unilatérales » en choisissant une implémentation plus ou moins en violation de ses propres engagements bilatéraux. Ces solutions unilatérales vont de l’activation de la clause d’urgence prévue par l’accord (celui-là même où la Suisse espérait une interprétation consensuelle) à une variante de la solution « Ambühl » prévoyant la mise en place de systèmes de préférences indigènes régionalisées. Toutes ces options ont en commun d’être en violation de l’accord accepté par la Suisse et d’être appliquées sans base consensuelle avec l’UE. En acceptant unilatéralement de violer ses propres engagements, la Suisse se met dans une position de faiblesse juridique et politique vis-à-vis de ses partenaires. Cette violation planera comme une ombre sur l’ensemble des futures négociations.

Le deuxième plan « B » consiste à reconnaître pleinement que la majorité des citoyens suisses ont souhaité deux choses contradictoires : l’introduction de contingents et de la préférence nationale (acceptée en votation populaire le 9 février 2014) et l’accord de libre-circulation des personnes (acceptée à de multiples reprises en votation populaire). Il faut enfin prendre acte de l’incompatibilité définitive de ces deux objectifs et donner aux citoyens l’occasion de clarifier leurs priorités. Par un vote de clarification, les citoyens auront ainsi l’opportunité et la responsabilité de faire un choix clair et transparent : soit les contingents et la préférence indigène, soit l’accord de libre-circulation et les accords bilatéraux.

En prenant en compte la fin de non-recevoir de la Commission européenne suite au Brexit, l’option d’un vote de clarification apparaît comme le choix le plus cohérent et le plus responsable. La Suisse est seule pour régler une incohérence que ses citoyens ont créée par leur choix souverain. C’est leur responsabilité de lever cette incohérence. Afin d’offrir aux citoyens cette opportunité de clarification, le Parlement et le Conseil fédéral doivent prendre leurs responsabilités pour offrir un contre-projet direct à l’initiative RASA, à l'exemple de l'article de "concordance" proposé par le think-tank foraus. Toutes les forces politiques qui avaient combattu l’initiative du 9 février doivent s’unir pour offrir aux citoyens l’opportunité d’un vote de clarification.

Pour les décideurs politiques qui me liraient sur un transat, quelques questions pour accompagner une petite caipi. La Commission des institutions politiques du Conseil national débattra fin août de l’opportunité d’un contre-projet à l’initiative RASA. Que feront le PLR, le PDC et les Verts libéraux ? Seront-ils du côté de la clarification, de la prise de risque et du courage politique ou du côté des arrangements en coulisses et des louvoiements ? La même question se pose aux dirigeants économiques : une Suisse forte et fiable peut-elle se contenter d’un pis-aller aussi boiteux que faussement pragmatique ? N’est-ce pas l’heure de prendre son courage à deux mains pour aller défendre auprès des citoyens les vertus d’une Suisse ouverte et prospère ? La prisque de risques est importante, mais le bénéfice politique encore plus grand. Dans la moiteur de l’été, imaginez-vous un beau dimanche de votation et rappelez-vous les vers de Corneille : plus le péril est grand, plus doux en est le fruit!

 

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)