Lettre ouverte à Gerhard Pfister

Lieber Herr Pfister,

Le « Blick » a profité de vos quarante jours de présidence du PDC pour une longue interview. En quelques réponses, vous esquissez les contours d’une Suisse conservatrice, soucieuse et, pour tout dire, anxiogène. Je ne sais si vous défendez là votre vision du pays ou si vous souhaitez avant tout recréer l’unité dans un parti fort disparate. La ligne que vous défendez conduira sûrement à l’unité – au prix d’un appauvrissement marqué dans vos rangs progressistes. Mais les membres du PDC vous ont choisi et votre position était en tous points prévisible.

Vous affirmez tout de go que « la Suisse est un pays chrétien ». Je suis profondément en désaccord. Plus grave, je pense qu’en laissant planer l’incertitude sur la portée exacte de vos propos, vous cherchez délibérément à entretenir un climat délétère. Les anglo-saxons utilisent une expression très parlante pour décrire cette stratégie : la politique de l'appeau à chien (dog-whistle politics). L'appeau ne produit pas de son directement audible, sauf pour ceux qu'on veut directement atteindre et dont on peut à l’envi exciter les esprits.

En affirmant la « Suisse chrétienne », voulez-vous donc dire que la Suisse a une histoire chrétienne ? Votre emploi du mot « héritage » semble le confirmer. C’est partiellement vrai, même si les guerres de religion internes ont ravagé plus d’une fois ce pays. Voulez-vous dire que certaines valeurs de notre Constitution sont également des valeurs de la tradition chrétienne ? Accordé également. Mais ce qui doit guider nos débats politiques, ce sont les valeurs de la Constitution, pas celles de la Bible. Voulez-vous dire que la majorité des habitants du pays sont de confession chrétienne ? Accordé également. Mais les chiffres de l’OFS nous apprennent que le groupe des « sans-confession » a connu un développement très marqué : 22% de la population se déclarent sans confession. Pour rappel, en 1910, 99% de la population suisse se répartissait entre l’Eglise catholique et l’Eglise protestante. N’ayons pas la nostalgie du «bon vieux temps». Ces chiffres staliniens cachaient l’oppression et il est heureux que les gens aient compris que la liberté s’appliquait aussi à la pratique spirituelle.

Si vous vouliez dire tout cela avec la "Suisse chrétienne", vous auriez dû le dire plus précisément. Car votre formulation a l’immense désavantage de faire croire que la Suisse, en tant qu’Etat, aurait une religion. Dieu nous en préserve ! La Suisse est un pays profondément libéral, attaché à la défense des libertés de chacun de ses membres et au respect mutuel que s’accordent ceux-ci. S’il veut respecter l’ensemble des individus qui vivent sous sa juridiction, l’Etat n’a d’autre choix que d’adopter une difficile neutralité. Toute autre position signifierait favoriser certains citoyens et ainsi remettre en question l’idée absolument fondamentale d’égalité citoyenne. Comment les personnes sans confession ou d’autre confession pourraient-elles se reconnaître dans cette Suisse chrétienne ? Affirmer que la Suisse est « un pays chrétien », c’est attaquer de front l’une des valeurs clefs de notre pays.

En plus d’être conservateur, ce qui est un péché dont on peut se soigner, votre interview transpire le manque de confiance. C’est plus grave. Vous entretenez les peurs diffuses de l’invasion et des sombres menaces qui pèseraient sur l’identité (chrétienne) du pays. Vous qui souhaitez un vaste débat sur l’identité suisse, je vous encourage à jeter un coup d’œil critique sur l’expérience française menée par le ministre Eric Besson sur le thème de l’ « identité nationale ». Comme l'avait fait Nicolas Sarkozy, le PDC veut se profiler comme dernier rempart de la Suisse conservatrice, sans remarquer qu’il agite des forces qu’il ne pourra bientôt plus contrôler. A moins, bien sûr, que tout ceci ne fasse partie de votre stratégie.

Ce débat est particulièrement sensible dans le contexte scolaire. Vous avez fait carrière dans le monde de l’éducation et je crois partager votre position sur l’importance de l’école, un lieu protégé où les citoyens de demain ont l’occasion de se former. Dans un Etat libéral, la mission d’éduquer ces futurs citoyens dans le respect des valeurs de la Constitution mérite tous les égards. C’est cette éducation qui va rendre possible la liberté. Plutôt que des références à l’affaire de la poignée de main, j'aurais aimé entendre votre profonde confiance dans les vertus intégratives des institutions éducatives. L’accès à une éducation universelle, la garantie des droits fondamentaux et le climat de liberté fonctionnent comme une belle mécanique à créer des membres libres et autonomes. En l’espace d’une génération qui grandit à travers ces institutions libérales, les changements à l’intérieur d’une famille, d’un groupe ou d’une communauté peuvent être immensément positifs.

Vous dénoncez une « fausse tolérance » à combattre. Je suis d’accord : biffons l’idée de tolérance de notre vocabulaire politique. La tolérance devrait être réservée aux crèmes pour la peau lorsqu’elles ne provoquent pas d’allergies ou de réactions. Une attitude tolérante laisse entendre que le groupe du « nous » vaut mieux qu’un prétendu « Autre », mais qu’il faut néanmoins se montrer généreux et tout de même accepter sa présence. Notre pays doit viser plus haut : le respect mutuel entre tous les membres du projet « Suisse ». Deux personnes se respectent si elles peuvent se regarder à hauteur d’yeux, conscientes d’avoir une égale valeur et considérées comme telles par les autorités et les concitoyens.

Les valeurs de la Constitution forment le fondement de notre vivre-ensemble. Organiser la vie en société dans un pays aussi divers que la Suisse est loin d’être aisé. Nous faisons chaque jour l’épreuve de la différence et des modes de vie en mouvement. Dans ce brouhaha permanent, ne laissons pas les oiseaux de mauvais augure brouiller l'objectif de toutes les forces constructives: renforcer les libertés et l’autonomie des habitants.  N’amenez pas le PDC à être « contre » d’imaginaires ennemis, soutenez plutôt tous ceux qui sont « pour » le modèle suisse. Défendons ensemble un patriotisme des droits et des libertés : un pays où chacun peut vivre sa vie dans un climat de respect et de liberté.

Mit besten Grüssen aus der Romandie,

 

Johan Rochel

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)