Comment fêter le 9 février ?

Grâce à la magie de la boite aux lettres électroniques, j’ai retrouvé le fameux mail. C’était en 2012. Un groupe de personnalités et de parlementaires discutaient alors de lancer une initiative populaire portant sur un nouvel article constitutionnel qui refonderait totalement la politique migratoire suisse. Au cœur de leur proposition, l’extension à l’entier du globe de l’idée fondamentale de la libre circulation entre la Suisse et l’Union européenne : un contrat de travail donne droit au séjour. Le Japonais, la Brésilienne et la Tunisienne qui pouvaient montrer un contrat  de travail étaient les bienvenus sur territoire suisse. Efficace, pragmatique et en lien direct avec les besoins de l’économie.

Quatre ans plus tard, les haussements de sourcils que provoque cette idée chez vous, chers lecteurs, traduisent le changement d’atmosphère politique. « Changement » n’est pas assez fort. Pour reprendre la formule de Thomas Mann, ce projet d’initiative s’apparente à une relique du « monde d’hier ». Un monde dont les fondements ont été ébranlés le 9 février 2014. Pas détruits, mais profondément endommagés. Avec le recul nécessaire, il serait faux de se concentrer exclusivement sur le 9 février comme un événement isolé, le « fameux accident » de parcours dont certains continuent à rêver. Le résultat serré peut s’apparenter à de la malchance, mais le choix de nombreux citoyens s’inscrit dans un large mouvement de fond, travaillé de longue date par certains stratèges. Jour après jour, débat après débat, mot après mot, ce mouvement a fait la promotion de la Suisse « bunker ». Avec brio, et sans résistance des autres forces politiques.

La grande force d’un tel mouvement, c’est de faire disparaître les grandes révolutions au profit des milliers de petits changements. Pour les débusquer, il faut alors refaire le chemin inverse et remonter aux motifs fondamentaux. J’en vois trois. Premièrement, le « bunker » se construit sur la comparaison d’apparence si naturelle entre le pays et une maison. La Suisse, c’est notre foyer. Les citoyens surveillent les fenêtres, d’autres les portes. Les citoyennes s’occupent de l’intendance. Ces portes et fenêtres sont autant de frontières qu’on peut fermer à l’envi, sélectionnant au passage ceux qui auront le privilège de rejoindre le club des chanceux. Un pays peut-il se refermer ? Bien sûr que non, mais un « bunker-maison » le peut. Et c’est à cause de cette image si profondément incrustée que la mention d’un pays qui « ferme sa frontière » déclenche dans notre univers mental le petit bruit de la clef dans la serrure.

A l’intérieur de ses murs de béton, le « bunker suisse » sanctifie un peuple rêvé : les « vrais » Suisses. Ils sont là, les descendants de « ceux d’ici », portant fièrement un patronyme immédiatement identifiable et une couleur de peau standard. Les Suisses ne sont pas racistes, loin s’en faut. Mais tout de même, y’a nous et y’a ceux qui sont venus après coup. Prend-on encore la peine de souligner la stupidité d’expressions comme « d’origine étrangère », « d’origine migrante », « mit Migrationshintergrund » ? Non, ces mots se sont installés au cœur de notre langue. Ils influent de manière fondamentale comment nous appréhendons la réalité. Leur fait d’arme le plus marquant est encore à venir. Pour l’heure, ils préparent patiemment le terrain pour une citoyenneté à plusieurs vitesses. Les « vrais » Suisses, les « nouveaux » Suisses, puis les Suisses « naturalisés ». Le débat français sur la perte de nationalité n’est que la continuité de cette habitude que nous prenons tous peu à peu. Nous pensons en termes ethniques, nous découpons la réalité en généalogies douteuses et myopes. A pas feutrés, nous grignotons l’idéal d’égalité dont est porteur la citoyenneté.

Le troisième motif de ce mouvement de fond place le « bunker » hors du monde. Le « bunker » est souverain lorsqu’il peut s’isoler et se tenir hors des affaires internationales. Il adopte la tactique des hérissons, tendant par ses fenêtres les mêmes lances que Winkelried avait attirées vers lui. La Suisse tend ses piques, ferme les yeux et prie pour que ses ridicules défenses tiennent le choc. De cette souveraineté de pacotille découle le fond idéologique de la campagne orchestrée contre le droit international : insupportable engagement d’une Suisse qui devrait se borner à vendre ses produits et à se prélasser sur un tas d’or qu’elle pense éternel. L’Oncle Picsou semble être devenu le stratège principal d’un pays qui se croit plus fort tout seul.

La victoire d’étape du 9 février n’est qu’un bonus inattendu pour la Suisse « bunker ». Elle a surtout pu constater l’ampleur de sa victoire dans les esprits, les réflexes et les mots. Depuis 2 ans, quelques esprits « bienpensants », souffrant du syndrome des « bisounours », contestent les chiffres, dénoncent des simplifications, hurlent aux raccourcis. Mais le mouvement de fond rit de ces détails : il avance, détruit et impose son cadre de pensée pour longtemps.

Comment donc fêter l’ « anniversaire » du 9 février ? En quittant une posture de dénonciation pour enfin défendre avec force et conviction la Suisse des libertés que nombre de citoyens attendent désespérément. La Suisse a tout pour s’affirmer comme une championne du monde de demain, un monde fait de diversité, de mobilité, d’identités multiples et d’innovation permanente. Nous avons une histoire taillée sur mesure pour ce présent qui arrive si vite: la Suisse se construit comme une nation de volonté. Les régions linguistiques, les religions, les patrons, les employés: tous travaillent ensemble pour la prospérité du pays. La Suisse est donc viscéralement attachée à l’égalité de cette vie en société : qu’importe le passeport, nous sommes tous les membres d’un même projet. Dans ce projet, quoi de plus normal que chacun d’entre nous porte plusieurs identités comme autant de casquettes ? Soignons ces identités multiples comme les facettes de notre personnalité et la base de notre richesse individuelle et collective. Face aux valeurs, aux intérêts et aux rêves communs, quelle pertinence possède la couleur du passeport ? Ne laissons pas un simple document administratif devenir la ligne de partage de notre vie en société.

Cette Suisse des libertés est logiquement au cœur d’un monde de mobilités. Pour penser nos frontières, regardons nos villes ou nos cantons. Leurs frontières jouent le rôle d’une membrane assurant la communication entre l’intérieur et l’extérieur. Cette membrane crée l’identité, ce sentiment d’être chez soi. Et pourtant elle est ouverte à la mobilité des gens et des idées. Habiter une ville peut donner une certaine fierté, être originaire d’un canton transmettre certaines traditions, mais nul besoin de fantasmer des frontières-portes qu’on pourrait fermer pour assurer la survie des communautés politiques.

Par-delà sa membrane, cette Suisse des libertés tisse des alliances en s’engageant, en tenant parole et se battant pour ses intérêts bien compris. D’autres nous imposent une situation difficile: qu’importe, sachons user de notre « génie de la dépendance » selon la formule de Joëlle Kuntz. Fêtons cette Suisse pragmatique, responsable et engagée. A l’image de l’action de la Genève internationale, cette Suisse fait profondément du bien au monde. Sans elle, la situation serait plus terne. 

Comment fêter le 9 février donc ? Sachons profiler la Suisse comme une lueur d’espoir, un espace de libertés et de droits au cœur de l’Europe. Nous vivons une période de prospérité au cœur d’un continent traversé par le doute et les tentations de fermeture. Qui d’autre que nous est mieux placé pour reprendre l’initiative sur un mouvement de fond puissant, mais de loin pas irréversible ?

 

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)