L’Europe, le Père Noël et les décorations

Les fuites avaient promis le Père Noël et ses milliers de cadeaux, le Conseil fédéral n’a pu livrer que les décorations qui serviront à décorer un hypothétique sapin. En d’autres mots, la conférence de presse du Conseil fédéral de vendredi dernier a apporté un peu de lumière, sans provoquer une joie comparable aux jouets placés sous l’arbre.

Le Conseil fédéral a dit tout haut qu’il était prêt à recourir à l’introduction unilatérale d’une clause de sauvegarde. L’option favorisée serait bien sûr de trouver un accord avec l’UE, mais la Suisse est prête à briser seule les engagements pris par l’accord sur la libre circulation des personnes. Etonnamment, la Suisse continue à débattre en vase clos de l’opportunité politique de cette stratégie. Les conséquences négatives auxquelles la Suisse s’exposerait en cassant ses promesses sont largement absentes du débat. En plus d’éventuelles mesures de compensation et rétorsion, il est pour le moins certain que cette rupture unilatérale mettrait la Suisse dans une situation de grande faiblesse en termes de négociation. Que peut exiger un partenaire dont on sait qu’il est prêt à renoncer à ses engagements ? Quelle crédibilité a-t-il ?

Point positif, la conférence de presse semble avoir (enfin) enterré l’idée utopique d’une renégociation de l’accord de libre circulation des personnes. Prenant acte, il faut bien trouver une « porte d’entrée » pour une hypothétique clause de sauvegarde. C’est chose faite avec l’article 14 de l’accord qui permet, pour répondre à une situation d’urgence (« en cas de difficultés sérieuses d'ordre économique ou social »), de réunir un comité mixte pour négocier une solution commune. En cas d’immigration jugée trop importante, la Suisse ferait donc appel à ce comité mixte pour convaincre ses partenaires européens de son bon droit d’imposer une limite quantitative.

S’imaginer l’ambiance autour de la table de discussion de ce comité est un exercice auquel les Suisses devraient se livrer. Car ce point met en exergue un élément aussi central que pour l’heure peu discuté : les liens entre le dossier « migratoire » et le dossier « institutionnel ». Cette possibilité que la Suisse et l’UE ne puissent pas être d’accord sur l’interprétation exacte de l’art. 14 (notamment la présence de « difficultés sérieuses ») reflète l’une des exigences centrales des « questions institutionnelles ». L’UE pose comme condition à la signature de nouveaux accords la mise en place d’un mécanisme de résolution des conflits autour de l’interprétation des accords bilatéraux. En gros, il s’agit de créer un arbitre qui dira le droit. Y’a-t-il difficultés sérieuses ? La Suisse peut-elle espérer justifier une clause de sauvegarde sur cette base ?

Laissant de côté la question de l’institution la plus à même de dire ce droit commun, la piste évoquée par le Conseil fédéral rend le lien entre les deux dossiers clefs de politique européenne plus explosif que jamais. Imaginez sur le fond tout d’abord : qui devrait avoir le dernier mot sur ces questions ? Peut-on – mêmes dans les rêves les plus fous – penser que la Cour de justice de l’Union européenne serait à même de traiter en dernière instance cette question ? Les juges de Luxembourg seraient en position d’interpréter cet art. 14 et de décider si la Suisse peut recourir à la clause de sauvegarde…clause qu’elle doit mettre en œuvre pour remplir un mandat constitutionnel. Une belle constellation politique et juridique, aucun doute là-dessus. Sur la forme maintenant, imaginez les miracles qu’il faudrait pour que l’UDC n’axe pas l’entier d’une éventuelle campagne « institutionnelle » sur cette question « migratoire » ? Je vois déjà l’affiche d’ici (conseil gratuit à destination des communicants de l’UDC) : les juges étrangers décident de la politique d’immigration suisse et se moquent des choix souverains. Que de belles soirées de politique à venir !

Le Conseil fédéral a eu le courage de jouer carte sur table. Comme je l’ai expliqué ailleurs, il serait faux et injuste d’en attendre beaucoup plus de lui. Il se débat dans une situation où les choix des citoyens l’ont mis et il ne peut pas inventer une solution magique. Depuis vendredi encore plus qu’auparavant, je suis convaincu que seuls ceux qui sont responsables de ces ordre contradictoires adressés à l’exécutif peuvent résoudre le problème : nous les citoyennes et citoyens. Il faut revoter et clarifier notre position : les contingents, la préférence nationale ou l’accord de libre circulation des personnes. Le Conseil fédéral propose une décoration, à nous de choisir l’arbre et les chants.

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)