Derrière les analyses des Tendances Mondiales 2020 – 2040 : L’art de repenser l’Ancien Monde, ses dieux, ses géants et ses démons.
« Être plusieurs années à faire face à des ennemis dont on ignore les desseins et la situation en reportant constamment les actions décisives parce que le général rechigne à accorder les moyens nécessaires à favoriser et recueillir des renseignements, alors ce général est un monstre d’inhumanité qui ne mérite ni de commander une armée ni de seconder son souverain.
N’employer pour vaincre que la voie des sièges et des batailles, c’est ignorer également et les devoirs de souverain et ceux de général en matière de renseignement. Car un prince avisé et un brillant général savent que nul ne peut remporter de victoires décisives sur l’ennemi si leurs actions se bornent à la simple force brute.
Une réalisation ne dépasse celle du commun que par la capacité d’anticipation, de prévision. Le recueil d’informations préalables ou prévisions n’est ni le fruit de quelconques conjectures divinatoires ni celui de prédictions tirées d’analogies trompeuses de précédents historiques.
La capacité de prévision ne provient uniquement que des hommes renseignés connaissant la situation de l’adversaire qui par leurs rapports fidèles vous informent des dispositions de celui-ci. »
Sun Tzu (Décryptage stratégique de la pensée Sun Tzu — Chapitre XIII)
Généraux Stratèges et Rois Prophètes
De 475 à 221 av. E.C la Chine connaît une période féodale sombre pendant laquelle six états principaux se firent quasiment continuellement la guerre pour leurs suprématies. Cette période était chaotique, contestée et confuse plongée au cœur d’une ère parsemée de guerres endémiques, de vendettas et de razzias organisées. Malgré ce chaos permanent et les famines récurrentes, les souverains poursuivaient leurs quêtes de gloires en consacrant toutes leurs ressources à préparer leurs guerres. Dans cet ‘hiver féodal’, la morale et l’ordre semblaient avoir laissé la place à la contestation, à la colère froide et au décrochage de pans complets d’une population se sentant abandonnée. Pourtant, dans ce climat politique des plus répressifs bordés par une justice aux sentences expéditives ; dans ce désordre apparent où, en plus des guerres la corruption, la fraude et les trahisons étaient endémiques, apparaît un vaste champ d’opportunités pour toutes sortes d’experts, politiques ou religieux, militaires et légistes formant un corps diffus comprenant une centaine d’écoles parsemées dans les différents royaumes. Dans ce climat de déception politique et de retournements diplomatiques, les souverains isolés et méfiants faisaient appel à ces érudits conseillers itinérants afin de régler les rouages d’une machinerie d’état vouée aux ambitions des plus carnassières. Parmi ces experts, une école s’illustre en particulier, celle des stratèges.
Anticiper le temps c’est comprendre l’espace à parcourir
Dans son excellent ouvrage Les fonctionnaires Divins (Seuil), le sinologue Jean Lévi décrit d’une plume à nulle autre pareille à quoi devait ressembler une gouvernance en état de crise permanent au cœur même d’un monde en rupture durant l’ère antique des Royaumes Combattants chinois : « … Ainsi des spécialistes de la politique s’emploient dans les conseils privés des monarques à élaborer de profonds stratagèmes. Et les princes, retirés dans leurs palais, pour échapper aux regards inquisiteurs des agents de leurs rivaux, échafaudent des plans compliqués et subtils ; ils évaluent les risques, supputent les chances, analysent les situations. Sur tout le territoire se jouent de formidables parties de gô dont dépend la survie des États… La politique se résume en une suite de plans compliqués et tortueux, car il faut dépasser, saturer la capacité de prévoyance de l’adversaire, le battre sur le terrain de la prévision. »
Les méthodes offensives et défensives utilisées dépendront des qualités essentielles des experts chargés de préparer les manœuvres afin de conduire un État au pinacle de son rayonnement et bien entendu d’éconduire ses adversaires les contraignant à la subordination politique et matérielle.
Inséparables siamoises, la Stratégie est sœur de l’Anticipation. Avant d’être employé dans un contexte civil, l’emploi du terme ‘stratégie’ ou ‘stratège’ a un sens militaire en tant que système et méthode d’anticipation en vue de conquérir un objectif. Le Renseignement et la prospective sont deux siamois ; aucun des deux n’a de raison d’exister sans l’autre. Alors que le recueil de renseignements demande des qualités humaines singulières, le travail prospectif est un exercice de psychologie prône à la paranoïa où les signaux forts et faibles ne cessent de batailler pour leur suprématie, se disputent leur influence, s’annulent et se recomposent au gré de chaque élément apportant une nouvelle lumière aux conjectures des experts. Dans cet exercice, chaque renseignement recueilli mute dans une perpétuelle sarabande entre ‘facteur majeur’ ou probable ‘gageure’, selon qu’il soit associé à ceci ou cela, l’angle d’attaque souhaité par les analystes, le tout dans une tornade de biais cognitifs aussi divergents que convergents… selon que l’on soit ‘ici’ ou ‘là-bas’.
Terrain par définition miné, la prospective donne toujours raison au premier chef aux plus pessimistes, puis viennent les prudentes pondérations des réalistes ; mais de tout temps une règle d’or s’applique toujours ! : ne jamais céder aux idéalistes. En stratégie, c’est l’évitement des pires éventualités qui oriente les marches et fixent les cadences. Car, « Prospectiver » c’est tenter une traversée à risque, naviguer d’incertitudes en malentendus, de mensonges en approximations, de détails majeurs en évidences mineures. C’est précisément dans cet espace d’analyse que se trouvent ces facteurs topographiques qui, assemblés selon une méthodologie choisie, formeront une esquisse, une voie, la découverte d’un nouveau continent … et peut-être un engagement.
Déconstruire pour tout reconstruire… Comment bâtir un Futur sur les fondations d’un passé tronqué ? D’un monde incompris ? De progrès technologiques techniquement toujours plus complexes et accélérateurs disruptifs de notre fragilisation ?
La méthode prospective utilisée par le Strategic Futures Group pour structurer et produire le Global Trends
La méthode appliquée par le renseignement états-unien pour produire le rapport Global Trends relève d’une architecture ‘globale’ utilisant quatre composantes majeures définissant un périmètre d’analyse basé sur 4 paramètres ‘techniques’ clés ou ‘forces structurelles’ : la démographie (le développement humain), l’environnement, l’économie, les technologies. Dans un deuxième temps, ces ‘forces structurelles’ sont soumises à trois facteurs de contraintes et d’impulsions ou ‘dynamiques émergentes’ en interaction : les dynamiques sociétales (individus et sociétés), étatiques et enfin, celles liées au système international (blocs et alliances).
Bien entendu, au centre de toutes ces analyses et probabilités, c’est le plus volatil des facteurs qui est la variable d’ajustement la plus complexe : le facteur humain. Sur la base de ce rapport, ce sont ses préoccupations sur trois aspects et ses décisions qui ajusteront les orientations des blocs et les futurs conflits à venir : quelle est la nature des défis mondiaux imminents et où sont les priorités ? De quelle manière les États et les acteurs non étatiques s’engagent-ils dans le monde (choix d’objectifs et types d’engagements) et enfin, à quoi les États accorderont-ils la priorité pour l’avenir ? Soit 17 millions d’hypothèses globales selon les calculs de probabilités bruts (hors pondération)… Un vaste chantier si l’on considère cette méthode d’analyse.
Mais quel est l’objectif sous-jacent à ces supputations ? Pourquoi s’engager sur autant de facteurs dynamiques et de paramètres structurels dans de si complexes analyses ?
La réponse : anticiper les risques de dégradation de certains facteurs prépondérants afin d’éviter l’émergence de menaces majeures et enfin, le déclin ou la fin irréversible d’une ère. Alors que peut-on considérer comme risques pouvant engendrer le ‘pire à venir’ selon ce rapport ?
La méthode la plus radicale est pourtant aussi séculaire que l’est l’Art de la Guerre : celle qui identifie les risques et anticipe les réponses possibles aux menaces en prenant les devants afin soit de les diminuer, soit de les éliminer.
Quels sont les défis mondiaux principaux selon le Global Trends 2040 ?
Premièrement, les défis mondiaux communs – y compris le changement climatique, les maladies, les crises financières et les perturbations technologiques – sont susceptibles de se manifester plus fréquemment et plus intensément dans presque toutes les régions et tous les pays. Ces défis – qui manquent souvent d’un agent humain direct ou d’un facteur amplificateur – produiront des tensions généralisées sur les États et les sociétés ainsi que des chocs qui pourraient être catastrophiques. La pandémie COVID-19 en cours marque la plus importante et la plus singulière des disruptions depuis la Seconde Guerre mondiale, avec des implications sanitaires, économiques, politiques et sécuritaires qui se répercuteront dans les années à venir. En voici quelques clés essentielles :
Ordre Mondial
La pandémie COVID-19 a fourni un exemple frappant des faiblesses de la coordination internationale sur les crises sanitaires et de l’inadéquation entre les institutions existantes, les niveaux de financement et les futurs défis sanitaires. Au sein des États et des sociétés, il y aura probablement un écart persistant et croissant entre les demandes des populations et ce que les gouvernements et les entreprises pourront offrir. De Beyrouth à Bogotá en passant par Bruxelles, les populations descendent de plus en plus dans la rue pour exprimer leur mécontentement face à l’incapacité des gouvernements à répondre et anticiper à un large éventail de besoins, d’agendas et d’attentes. Du fait de ces déséquilibres, les ‘anciens ordres’ – des institutions, aux normes en passant par les types de gouvernance – sont mis à rude épreuve et, dans certains cas, se disloquent. Les acteurs à tous les niveaux peinent à s’entendre sur de nouveaux modèles de gouvernance et de structuration de la civilisation.
Menaces climatiques
Les effets du changement climatique et de la dégradation de l’environnement sont susceptibles d’exacerber l’insécurité alimentaire et hydrique des pays pauvres, d’augmenter les migrations, de précipiter de nouveaux défis sanitaires et de contribuer à la perte de la biodiversité. Le changement climatique obligera presque tous les États et les sociétés à s’adapter à un réchauffement des températures. Certaines mesures sont aussi simples et peu coûteuses que la restauration des mangroves ou l’augmentation du stockage des eaux de pluie ; d’autres sont aussi complexes que la construction de digues massives et la planification de la relocalisation de grandes portions des populations impactées.
Technologies
De nouvelles technologies apparaîtront et seront utilisées de plus en plus vite, perturbant les emplois, les industries, les communautés, la nature du pouvoir et la signification au sens ontologique. Paradoxalement, alors que le monde est devenu plus connecté grâce aux technologies des communications, au commerce et au mouvement des personnes, cette même connectivité a divisé et fragmenté les peuples et les pays. L’environnement d’information hyperconnecté, l’urbanisation accrue et les économies interdépendantes signifient que la plupart des aspects de la vie quotidienne, y compris les finances, la santé et le logement, seront toujours de plus en plus connectés. L’Internet des objets englobait 10 milliards d’appareils en 2018 et devrait atteindre 64 milliards d’ici 2025 et peut-être plusieurs trillions d’ici 2040, tous interconnectés en temps réel. À son tour, cette connectivité contribuera à produire de nouvelles efficiences, des produits et des avancées en matière de niveau de vie. Cependant, ce phénomène créera et exacerbera également les tensions à tous les niveaux, des sociétés divisées sur des valeurs et des objectifs.
La technologie sera une artère clé pour obtenir des avantages comparatifs grâce à l’adaptation. À titre d’exemple, les pays en mesure de tirer parti des gains de productivité grâce à l’intelligence artificielle (IA) auront des opportunités économiques élargies pouvant permettre aux gouvernements de fournir plus de services, réduire la dette nationale, financer une partie des coûts du vieillissement de la population et aider certains pays émergents à éviter le piège des revenus intermédiaires (niveau seuil de revenus par tête à partir duquel les pays qui l’ont atteint seraient bloqués dans un piège, qui les empêche de croître davantage). Les avantages d’une technologie telle que l’IA seront inégalement répartis au sein et entre les États et plus largement, l’adaptation est susceptible de révéler et d’exacerber les inégalités.
Migrations
La pression continue des déplacements humains liés aux migrations mondiales (en 2020, plus de 270 millions de personnes vivaient dans un pays vers lequel elles ont émigré, 100 millions de plus qu’en 2000) obligera les pays d’origine et de destination à gérer l’ensemble des flux et ses effets. Ces défis migratoires se recouperont en cascade, y compris de manière difficile à prévoir. La sécurité nationale exigera non seulement de se défendre contre des armées et des arsenaux militaires, mais aussi à résister et à s’adapter à ces défis mondiaux communs. La difficulté de relever ces défis transnationaux est en partie aggravée par la fragmentation croissante au sein des communautés, des États et du système international.
Un dernier mot
Le rapport précise qu’après plusieurs décennies de progrès extraordinaires en matière de développement humain, de nombreux pays auront probablement du mal à s’appuyer sur ces acquis voire maintenir ces succès, car dépasser les défis de base liés à l’enseignement et à la santé seront rendus plus difficiles avec des populations plus importantes et des ressources plus restreintes. En outre, les effets physiques de phénomènes météorologiques de plus en plus extrêmes, de températures plus élevées, de changements dans les régimes de précipitations et d’élévation du niveau de la mer toucheront tous les pays, mais nuiront de manière disproportionnée aux économies en développement et aux régions les plus pauvres. Le rythme et la portée des développements technologiques au cours de cette période seront susceptibles de s’accroître et de s’accélérer, de transformer et d’améliorer une gamme d’expérimentations et de capacités humaines tout en créant de nouvelles tensions et disruptions au sein et entre les sociétés, les industries et les États.
Au cours des deux prochaines décennies, plusieurs tendances économiques mondiales, notamment l’augmentation de la dette souveraine, les nouvelles disruptions sur l’emploi, un environnement commercial plus complexe et fragmenté et l’émergence d’entreprises puissantes, sont susceptibles de façonner les conditions au sein et entre les États. Les grandes luttes de demain, une fois de plus, seront liées à la capacité des populations et des états à s’adapter à ces nouvelles donnes dont la pandémie a été un brutal accélérateur.
Le danger principal réside dans le fait que de nombreux gouvernements sont déjà acculés à des endettements records soumis à des marges de manœuvre considérablement réduites en matière d’investissement, des réglementations commerciales complexifiées et faisant face à un éventail toujours plus large de puissants acteurs étatiques et d’entreprises exerçant leur influence sous les radars d’un ancien ordre mondial sujet à controverses.
Autrement dit : comment conserver son leadership face à l’émergence de blocs nouveaux et d’alliances inédites dans un nouvel ordre mondial controversé post-états-unien.
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