Ce treizième chapitre – le dernier du traité -, est probablement l’un des plus importants dans sa lecture stratégique.
Son titre peut aussi être : ‘De la concorde et de la discorde’, ‘Interventions des agents secrets’ ou ‘l’espionnage’ selon ses interprètes.
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et les 13 Chapitres
I – II – III – IV – V – VI – VII – VIII – IX – X – XI – XII – XIII
Il est écrit:
Autrefois, huit familles formaient une collectivité. Lorsque l’une d’entre elle envoyaient un homme à l’armée, les sept autres contribuaient à l’entretien du foyer affecté. Ainsi, la levée d’une armée de cent mille hommes faisait que sept cent mille familles n’étaient plus en mesure d’assurer leur part de labours et de semailles. (Commentaires de Ts’ao Ts’ao)
Lorsqu’on met sur pied une armée de cent mille hommes pour l’envoyer en campagne au loin, les dépenses à supporter par la population, jointes aux sommes déboursées par le Trésor seront conséquentes.
Lever une armée génère mouvements et rumeurs. Une agitation frénétique animera les villes, les villages et les campagnes dont vous aurez tiré les provisions et les hommes qui composeront vos troupes. Tandis que la population s’exténue sur les routes, sept cent mille familles seront mises à mal par leurs sacrifices.
Les appointements d’officiers, la paie journalière de tant de soldats et les coûts d’entretien creuseront peu à peu les greniers et les coffres du prince comme ceux du peuple, et ne sauraient manquer de les épuiser.
Être plusieurs années à faire face à des ennemis dont on ignore les desseins et la situation en reportant constamment les actions décisives parce que le général rechigne à accorder les moyens nécessaires à recueillir des renseignements (informations préalables), alors ce général est un monstre d’inhumanité qui ne mérite ni de commander une armée ni de seconder son souverain.
Être plusieurs années à observer ses ennemis, ou à faire la guerre, c’est ne point aimer le peuple, c’est être l’ennemi de son pays ; toutes les dépenses, toutes les peines, tous les travaux et toutes les fatigues de plusieurs années n’aboutissent le plus souvent, pour les vainqueurs eux-mêmes, qu’à une journée de triomphe et de gloire, celle où ils ont vaincu.
N’employer pour vaincre que la voie des sièges et des batailles, c’est ignorer également et les devoirs de souverain et ceux de général en matière de prévision. Car un prince avisé et un brillant général savent que nul ne peut remporter de victoires décisives sur l’ennemi si leurs actions se bornent à de simples faits-d’armes.
Une réalisation ne dépasse celle du commun que par la capacité d’anticipation, de prévision. Le recueil d’informations préalables ou prévisions n’est ni le fruit de quelconques conjectures divinatoires ni celui de prédictions tirées d’analogies trompeuses de précédents historiques.
La capacité de prévision ne provient uniquement que des hommes renseignés connaissant la situation de l’adversaire qui, par leurs rapports fidèles vous informent des dispositions de celui-ci.
Commencez par vous mettre au fait de tout ce qui concerne les ennemis; sachez exactement tous les rapports qu’ils peuvent avoir, leurs liaisons et leurs intérêts réciproques; n’épargnez pas les grandes sommes d’argent; n’ayez pas plus de regret à celui que vous ferez passer chez l’étranger, soit pour vous faire des créatures, soit pour vous procurer des connaissances exactes, qu’à celui que vous emploierez pour la paie de ceux qui sont enrôlés sous vos étendards: plus vous dépenserez, plus vous gagnerez; c’est un argent que vous placez pour en retirer un gros intérêt.
Ayez des espions partout, soyez instruit de tout, ne négligez rien de ce que vous pourrez apprendre; mais, quand vous aurez appris quelque chose, ne la confiez pas indiscrètement à tous ceux qui vous approchent.
On ne se prépare pas sans renseignements préalables.
Quand un habile général se met en mouvement, l’ennemi est déjà vaincu: quand il combat, il doit faire lui seul plus que toute son armée ensemble; non pas toutefois par la force de son bras, mais par sa prudence, par sa manière de commander, et surtout par ses ruses.
Or, on peut faire appel à cinq types d’agents secrets – dénommés :
- Indigènes (correspondants locaux) ;
- Intérieurs (fonctionnaires – administrations) ;
- Doubles (espions retournés) ;
- Liquidables (espions sacrifiés) ;
- Volants (infiltrés – agent traitant).
[Chaque type de correspondant est employé selon les visées stratégiques d’un état ; intentions offensives ou préventives (défensives). Les traductions et interprétations diffèrent dans ce chapitre selon les auteurs. Pour Amiot, l’emploi de ces agents a pour principal objectif de maintenir une alliance et d’assurer la bonne tenue d’un concordat ou d’envenimer les discordes chez les adversaires en les divisant pour les affaiblir.D’où le paragraphe suivant sur les ‘divisions‘]
Il faut qu’au premier signal une partie de l’armée ennemie se range de son côté pour combattre sous ses étendards : il faut qu’il soit toujours le maître d’accorder la paix et de l’accorder aux conditions qu’il jugera à propos.
Le grand secret de venir à bout de tout consiste dans l’art de savoir mettre la division à propos ; division dans les villes et les villages, division extérieure, division entre les inférieurs et les supérieurs, division de mort, division de vie.
Ces cinq sortes de divisions ne sont que les branches d’un même tronc. Celui qui sait les mettre en usage est un homme véritablement digne de commander; c’est le trésor de son souverain et le soutien de l’empire.
Lorsque ces cinq sortes d’agents sont simultanément à l’œuvre sans que nul ne puisse déceler de procédés, ni soupçonner leur existence, on les désigne du terme « d’écheveau divin » car ces réseaux invisibles et mystérieux tissés dans le temps constituent le plus précieux des trésors d’un souverain.
- Correspondants indigènes
Les ressortissants du pays par nous employés sont désignés d’agents indigènes. Ces personnes sont recrutées parmi les gens du cru et bien que sous la gouverne d’un souverain, contestent son autorité ou sa légitimité. Dissident, insoumis ou hostile envers ses propres autorités, il se rallie à la cause adverse.
J’appelle division dans les villes et les villages celle par laquelle on trouve le moyen de détacher du parti ennemi les habitants des villes et des villages qui sont de sa domination, et de se les attacher de manière à pouvoir s’en servir sûrement dans le besoin.
- Correspondants intérieurs
Les agents de l’intérieur sont des fonctionnaires civils ou militaires ennemis que nous employons. Hommes et femmes de mérite destitués, frustrés ou châtiés, cupides ou avides.
- Agents Doubles (ou espions retournés)
L’agent double est un agent ennemi retourné.
Par la « division entre les inférieurs et les supérieurs », j’entends celle qui nous met en état de profiter de la mésintelligence que nous aurons su mettre entre alliés, entre les différents corps, ou entre les officiers de divers grades qui composent l’armée que nous aurons à combattre.
- Liquidables (ou espions sacrifiés) : de la désinformation
Les espions ennemis décelés par le camp adverse sont manipulés à leur insu et nourris en informations fallacieuses ou partielles.
La « division de mort » est celle par laquelle, après avoir fait donner de faux avis sur l’état où nous nous trouvons, nous faisons courir des bruits tendancieux, lesquels nous faisons passer jusqu’à la cour de son souverain, qui, les croyant vrais, se conduit en conséquence envers ses généraux et tous les officiers qui sont actuellement à son service.
- Agents volants – infiltrés (agent/officier traitant)
Ces agents doivent être préservés, car ils sont employés et envoyés par l’état pour recueillir et transmettre des informations.
Nous choisissons des hommes intelligents, doués, prudents et capables de se frayer un chemin vers les intimes du souverain et les membres de la noblesse du pays ennemi. Ils peuvent ainsi observer les mouvements de l’ennemi et avoir connaissance de ses actions et de ses plans. Une fois renseignés sur la situation réelle, ils reviennent nous en informer. C’est pourquoi on les appelle « agents volants ».(commentaires de Tu Yu)
Ce sont des gens pouvant librement circuler et ainsi transmettre des rapports. Nous devons recruter comme espions volants des hommes intelligents ayant l’air stupide et des hommes intrépides en dépit de leur air inoffensif, des hommes lestes, vigoureux, hardis et braves, rompus aux tâches humbles et capables d’endurer la faim, le froid, la saleté et les humiliations.(commentaires de Tu Mu)
Parmi tous ceux qui, au cœur d’un état stratège ou dans l’armée, font partie de l’entourage du commandant ou du souverain, nul n’en est plus proche et intime que l’agent secret. De toutes les rétributions aucune n’est plus large que celle des agents secrets. De toutes les affaires, aucune n’est plus confidentielle que celle ayant trait aux opérations secrètes.
Qui n’est pas avisé et prudent, humain et juste, ne peut se servir d’agents secrets, et qui n’est pas fin, discret et subtil dans l’exploitation des renseignements ne peut leur acheter la vérité.
Car, aussi mystérieux que soient leurs champs d’action, il n’en est aucun qui ne soit de leur ressort.
Si une opération secrète s’ébruite avant qu’elle n’ai été menée à bien, que certaines informations ont été prématurément divulguées, l’agent en question et tous ceux à qui il a parlé poteront le risque d’être exécutés.
Il est de règle, tant pour monter une attaque, s’emparer une ville ou écarter [empêcher – assassiner] un ennemi [adversaire], de se renseigner au préalable de manière précise sur les personnels clefs composants les états-majors – officiers et subalternes, gardiens et personnels de sécurité et d’entretien.
Du Contre-espionnage : Il est primordial de repérer les agents de l’ennemi venant mener des activités d’espionnage contre vous. On entrera en contact avec eux pour les soudoyer ; on les appâtera par des promesses d’établissement ; on les instruira en prenant soin d’eux afin d’en faire des agents doubles ou liquidables.
Grâce à leurs services on recrute ainsi les plus gros contingents d’agents indigènes et de correspondants intérieurs. Par leur entremise encore, de fausses informations seront transmises afin de propager chez l’adversaire, le fiel de fausses rumeurs et l’intoxiquer.
C’est également de cette façon que les agents traitants (volants) pourront agir en temps voulu.
Il est primordial que le souverain soit au fait de l’activité de tous ses agents. Et comme ces connaissances sont principalement distillées par les agents doubles, il doit veiller à les traiter avec libéralité.
De la dissension : Le triomphe de certaines dynasties se sont faites et défaites par défections successives.
C’est pourquoi seul un souverain stratège (éclairé – avisé) et un habile général en mesure de recruter comme agents les personnes les plus intelligentes seront assurés d’accomplir de grands faits. Les opérations secrètes sont essentielles à la pérennisation d’un état et la bonne conduite de son armée.
Car une armée sans agent secret ressemble à un homme sans yeux ni oreilles.
De la division – Préparer les conditions d’une défaite – Notes complémentaires et commentaires (Amiot) – Ces interprétations complémentaires illustrent justement – et sans formules elliptiques – la nature même des Hommes, d’ici ou là-bas, d’hier et d’aujourd’hui…
La division (dissension – corruption) de vie est celle par laquelle on répand l’argent à pleines mains envers tous ceux qui, ayant quitté le service de leur légitime maître, ont passé de votre côté, ou pour combattre sous vos étendards, ou pour vous rendre d’autres services non moins essentiels.
Si vous avez su vous faire des créatures (agents locaux – indics) dans les villes et les villages des ennemis, vous ne manquerez pas d’y avoir bientôt quantité de gens qui vous seront entièrement dévoués. Vous saurez par leur moyen les dispositions du grand nombre des leurs à votre égard, ils vous suggéreront la manière et les moyens que vous devez employer pour gagner ceux de leurs compatriotes dont vous aurez le plus à craindre; et quand le temps de faire des sièges sera venu, vous pourrez faire des conquêtes, sans être obligé de monter à l’assaut, sans coup férir, sans même tirer l’épée.
Si les ennemis qui sont actuellement occupés à vous faire la guerre ont à leur service des officiers qui ne sont pas d’accord entre eux; si de mutuels soupçons, de petites jalousies, des intérêts personnels les tiennent divisés, vous trouverez aisément les moyens d’en détacher une partie, car quelque vertueux qu’ils puissent être d’ailleurs, quelque dévoués qu’ils soient à leur souverain, l’appât de la vengeance, celui des richesses ou des postes éminents que vous leur promettez, suffiront amplement pour les gagner; et quand une fois ces passions seront allumées dans leur cœur, il n’est rien qu’ils ne tenteront pour les satisfaire.
Si les différents corps qui composent l’armée des ennemis ne se soutiennent pas entre eux, s’ils sont occupés à s’observer mutuellement, s’ils cherchent réciproquement à se nuire, il vous sera aisé d’entretenir leur mésintelligence, de fomenter leurs divisions; vous les détruirez peu à peu les uns par les autres, sans qu’il soit besoin qu’aucun d’eux se déclare ouvertement pour votre parti; tous vous serviront sans le vouloir, même sans le savoir.
- Si vous avez fait courir des bruits, tant pour persuader ce que vous voulez qu’on croie de vous, que sur les fausses démarches que vous supposerez avoir été faites par les généraux ennemis ;
- Si vous avez fait passer de faux avis jusqu’à la cour et au conseil même du prince contre les intérêts duquel vous avez à combattre ;
- si vous avez su faire douter des bonnes intentions de ceux mêmes dont la fidélité à leur prince vous sera la plus connue : bientôt alors, vous verrez que chez les ennemis les soupçons ont pris la place de la confiance, que les récompenses ont été substituées aux châtiments et les châtiments aux récompenses, que les plus légers indices tiendront lieu des preuves les plus convaincantes pour faire périr quiconque sera soupçonné.
Du climat de défiance (paranoïa, méfiance et purges)
Alors les meilleurs officiers, leurs ministres les plus éclairés se dégoûteront, leur zèle se ralentira; et se voyant sans espérance d’un meilleur sort, ils se réfugieront chez vous pour se délivrer des justes craintes dont ils étaient perpétuellement agités, et pour mettre leurs jours à couvert.
Leurs parents, leurs alliés ou leurs amis seront accusés, recherchés, mis à mort. Les complots se formeront, l’ambition se réveillera, ce ne seront plus que perfidies, que cruelles exécutions, que désordres, que révoltes de tous côtés.
Que vous restera-t-il à faire pour vous rendre maître d’un pays dont les peuples voudraient déjà vous voir en possession ?
Si vous récompensez ceux qui se seront donnés à vous pour se délivrer des justes craintes dont ils étaient perpétuellement agités, et pour mettre leurs jours à couvert ; si vous leur donnez de l’emploi, leurs parents, leurs alliés, leur amis seront autant de sujets que vous acquerrez à votre prince.
Si vous répandez l’argent à pleines mains, si vous traitez bien tout le monde, si vous empêchez que vos soldats ne fassent le moindre dégât dans les endroits par où ils passeront, si les peuples vaincus ne souffrent aucun dommage, assurez-vous qu’ils sont déjà gagnés, et que le bien qu’ils diront de vous attirera plus de sujets à votre maître et plus de villes sous sa domination que les plus brillantes victoires.
Du ‘leadership’ – Gouvernance éclairée
Soyez vigilant et éclairé; mais montrez à l’extérieur beaucoup de sécurité, de simplicité et même d’indifférence ; soyez toujours sur vos gardes, quoique vous paraissiez ne penser à rien ; défiez-vous de tout, quoique vous paraissiez sans défiance; soyez extrêmement secret, quoiqu’il paraisse que vous ne fassiez rien qu’à découvert; ayez des espions partout; au lieu de paroles, servez-vous de signaux ; voyez par la bouche, parlez par les yeux; cela n’est pas aisé, cela est très difficile.
On est quelquefois trompé lorsqu’on croit tromper les autres. Il n’y a qu’un homme d’une prudence consommée, qu’un homme extrêmement éclairé, qu’un sage du premier ordre qui puisse employer à propos et avec succès l’artifice des divisions. Si vous n’êtes point tel, vous devez y renoncer; l’usage que vous en feriez ne tournerait qu’à votre détriment.
Après avoir enfanté quelque projet, si vous apprenez que votre secret a transpiré, faites mourir sans rémission tant ceux qui l’auront divulgué que ceux à la connaissance desquels il sera parvenu. Ceux-ci ne sont point coupables encore à la vérité, mais ils pourraient le devenir. Leur mort sauvera la vie à quelques milliers d’hommes et assurera la fidélité d’un plus grand nombre encore.
Punissez sévèrement, récompensez avec largesse: multipliez les espions, ayez-en partout, dans le propre palais du prince ennemi, dans l’hôtel de ses ministres, sous les tentes de ses généraux; ayez une liste des principaux officiers qui sont à son service; sachez leurs noms, leurs surnoms, le nombre de leurs enfants, de leurs parents, de leurs amis, de leurs domestiques; que rien ne se passe chez eux que vous n’en soyez instruit.
Vous aurez vos espions partout: vous devez supposer que l’ennemi aura aussi les siens. Si vous venez à les découvrir, gardez-vous bien de les faire mettre à mort ; leurs jours doivent vous être infiniment précieux. Les espions des ennemis vous serviront efficacement, si vous mesurez tellement vos démarches, vos paroles et toutes vos actions, qu’ils ne puissent jamais donner que de faux avis à ceux qui les ont envoyés.
Enfin, un bon commandant doit tirer parti de tout ; il ne doit être surpris de rien, quoi que ce soit qui puisse arriver. Mais par-dessus tout, et de préférence à tout, il doit mettre en pratique ces cinq sortes de divisions. Rien n’est impossible à qui sait s’en servir.
Défendre les États de son souverain, les agrandir, faire chaque jour de nouvelles conquêtes, détruire ses adversaires, fonder même de nouvelles dynasties, tout cela peut n’être que l’effet des dissensions employées à propos.
Telle fut la voie qui permit l’avènement des dynasties Yin et Tcheou, lorsque des serviteurs transfuges contribuèrent à leur élévation. Quel est celui de nos livres qui ne fait l’éloge de ces grands ministres (transfuges) ! L’Histoire leur a-t-elle jamais donné les noms de traîtres à leur patrie, ou de rebelles à leur souverain ? Seul le prince éclairé et le digne général peuvent gagner à leur service les esprits les plus pénétrants et accomplir de vastes desseins.
Fin du chapitre XIII
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