Le vote électronique n’est pas la solution à l’abstention

Le Conseil fédéral renonce à faire du scrutin électronique un canal de vote officiel. En effet, dans le contexte actuel, la cybersécurité des processus de votation en ligne ne peut être totalement assurée, ni inspirer la confiance nécessaire à tout processus démocratique. Mais la question de la participation en ligne doit tout de même rester sur la table. Est-ce que le numérique peut aider les démocraties? Il semble que les technologies numériques ne soient pas la réponse idéale – et en tout cas pas unique – à la perte de vitesse de la participation citoyenne, car elles ne répondent – au mieux – que au “comment” et pas au “pourquoi”.

Nos démocraties libérales sont basées sur le principe de citoyens bien informés, qui peuvent et vont participer à la gouvernance du bien commun par le biais d’élections, référendums et autres votations. Même si l’objectif d’une participation citoyenne qui intègre totalement les membres les plus défavorisés de nos sociétés n’a jamais été pleinement atteint dans les démocraties libérales, le suffrage universel a tout de même permis à une grande partie de la population de participer à la conception des politiques publiques et de mettre fin au conflit entre intérêts du travail et du capital.

Une conséquence de cette inclusion est la généralisation des systèmes de protection sociale par exemple. Ces avancées ont eu le mérite de montrer que les plus faibles étaient aussi considéré-e-s et représenté-e.s par les leaders politiques. Ce qui a eu pour effet de légitimer la démocratie libérale telle que nous la connaissons encore aujourd’hui, et de la rendre attrayante pour toutes et tous.

Cependant, les niveaux de participation des citoyens ont progressivement diminué depuis environ deux décennies. Ce désengagement est particulièrement illustré par les taux d’abstention et par la réticence des citoyens à devenir des membres actifs des partis politiques. Ce serait fâcheux mais pas dramatique si le désengagement était uniforme, c’est à dire qu’il touchait toutes les strates de la société (le droit de vote pouvant aussi se concevoir comme le droit de ne pas voter, en tout cas dans la plupart des démocraties libérales).

Mais ce n’est pas le cas. En effet, si les taux de participation ont diminué ces dernières années, ils se sont également alignés sur les niveaux de revenus. Il est ainsi progressivement apparu évident que la diminution de la participation correspondait principalement au retrait des couches les plus défavorisées de la population.

En abordant la discussion autour de la participation, il est donc important de se rappeler que l’absence de participation est entachée de partialité sociale: ce sont principalement les citoyens les moins scolarisés et à faible revenu qui votent le moins, et qui montrent moins d’intérêt pour la politique en général. En d’autres termes, comme le précisait Crouch en 2004, ce désengagement politique conduit à «un affaiblissement de l’importance politique des travailleurs ordinaires».

La méfiance à l’égard des institutions démocratiques et l’absence de changement dans les processus politiques ont creusé un fossé grandissant entre les populations et leurs représentants, perçus comme “déconnectés du monde réel” et trop éloignés des citoyens et de la vie de tous les jours. Cette méfiance à l’égard des personnalités politiques peut également être associée à un certain rejet de la démocratie dans son ensemble, car celle-ci ne parvient plus toujours à motiver et représenter toutes les composantes de la société.

Le retrait d’une partie de la société est préoccupant pour de multiples raisons. Premièrement, en raison de la montée des inégalités économiques dans le monde, cette partie la moins privilégiée de la société grandit et pourrait à terme représenter la majorité dans certains pays. Deuxièmement, ce désengagement va à l’encontre du principe fondateur de l’égalité politique. Cela signifie que les décisions perdent une partie de leur légitimité lorsque les personnes concernées ne sont pas incluses, soit dans leur conception ou leur adoption. Ceci a un impact tangible dans de nombreuses démocraties libérales: les résultats des élections sont contestés, les élus sont perçus comme de moins en moins représentatifs, et des mouvements sociaux et alternatifs émergent pour contourner les processus démocratiques traditionnels, qui sont perçus comme ne favorisant que l’élite.

Dans ce contexte où une partie de la population s’auto-exclut volontairement de la gouvernance du bien commun, les institutions démocratiques deviennent extrêmement fragiles. Les élus des démocraties gagnent en légitimité grâce à leur capacité à représenter la plus grande partie de leur population. Sans cette légitimité, la démocratie ouvre la voie aux luttes de pouvoir et aux abus de pouvoir.

C’est avec ces considération en tête que nous devons repenser la participation citoyenne à l’ère numérique.

References:

Parvin, P. (2018). Democracy Without Participation: A New Politics for a Disengaged Era. Res Publica, 24(1), 31-52.

Jörke, D. (2016). Political participation, social inequalities, and special veto powers. Critical Review of International Social and Political Philosophy, 19(3), 1-19.

Jérôme Duberry

Jérôme Duberry est enseignant-chercheur Post-Doc au Centre de Compétences Dusan Sidjanski en Études Européennes, Global Studies Institute, Université de Genève, et chercheur associé à l’IHEID. Ses activités de recherche s'articulent autour de la convergence entre technologies numériques, politique et développement durable (ODD).

3 réponses à “Le vote électronique n’est pas la solution à l’abstention

  1. Bel article démocrate, cher Jérome.
    Mais voyez-vous, moi, qui suis un vieux con ne voterai plus.

    Non seulement, parce qu’on a supprimé le e-voting (je vis en Uruguay),
    mais surtout qu’avec tout ce que je lis, ça ne me donne aucune envie de voter pour qui que ce soit.

    Alors je crois qu’il ne faut pas chercher plus loin les raisons de l’abstentionnisme, un manque d’envie 🙂

    P.S. Le monde n’est jamais sorti de WWII, trente glorieuses, 2008 et malheureusement, il lui faudra pire que 1929 pour être remotivé!

  2. Voter n’est pas un jeu vidéo. Le vote en ligne devrait être réservé aux Suisses de l’étranger. Personnellement je crains que le clic précède l’analyse et la réflexion. Reste le problème que n’importe quel citoyen non informaticien devrait être capable de comprendre et de vérifier. C’est pourquoi malgré mes connaissances informatiques je refuse le vote en ligne.

    1. On entend souvent cette critique sur le vote électronique: juste un clic (comme un like)!
      D’abord ce n’est pas si simple et une personne peu informatisée pourrait même avoir des difficultés à voter. Il faudra quand même que l’on m’explique pourquoi on peut faire du e-banking, des crypto-monnaies, mais que le e-vote n’est pas sûr.

      Si on avait créé une unique structure en Suisse pour une plateforme fiable, on y serait déjà.
      Mais je crois qu’il y a des raisons politiques derrière tout ça, plus cet éternel fédéralisme qui devient plus un obstacle qu’autre chose. La Suisse, dans le monde actuel, n’a plus tout son temps, comme il y a 30 ans!

      Ensuite, combien de personnes n’ont qu’une vague idée de ce qu’elles votent, mais suivent la recommandation de leur parti ou du CF?

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