Que faire face à l’impérialisme de plateforme?

2019 fait suite à une année cauchemardesque pour Facebook, qui a mis en lumière la face sombre du géant technologique de la Silicon Valley. Cette année, c’est aussi une année cruciale pour le continent européen, car année d’élection du Parlement européen, dans un contexte de grande incertitude et de défiance croissante envers les institutions politiques.

 

Si certains défis ne sont pas nouveaux, d’autres sont inédits, et en particulier dans leur ampleur. Il s’agit des technologies numériques, qui ont totalement transformé les conditions d’accès à l’information pour le citoyen, permettant aux démocraties d’être à la fois plus fortes et plus vulnérables. En effet, si d’une part chaque citoyen a largement gagné en autonomie, les campagnes de désinformation ont d’autre part, et pour la même raison, gagné en puissance. Il s’agit des deux faces d’une même pièce : en remplaçant l’intermédiation des médias traditionnels tels que la presse, la radio ou la télévision, les technologies numériques, et en particulier les réseaux sociaux, ont développé l’économie de l’attention grâce à leur accès privilégié à la sphère privée des citoyens.

 

Les fausses nouvelles ont toujours existé. Mais ce sont aujourd’hui à la fois la vitesse de la transmission de l’information, la précision de l’individualisation des communications, et l’échelle géographique de la distribution de ces informations qui ont changé. Il est en effet devenu très aisé de connaître, avec une grande précision, certains attributs de la personnalité des citoyens, grâce à la collecte et l’analyse de nos données personnelles. De surcroît, il est tout aussi aisé de les micro-cibler, c’est-à-dire de choisir le type d’information sur mesure (sur le fond comme sur la forme) qui aura le plus de chance de déclencher une décision (choix d’un candidat ou refus d’une proposition de votation) ou un comportement (aller voter ou non). Sachant que nos décisions sont influencées par nos émotions, et que les réseaux sociaux véhiculent largement des informations sensationnalistes, il est donc évident que ces nouvelles plateformes sont devenues le terrain de jeu idéal pour les campagnes de désinformation. Ce que les citoyens européens ont bien compris : 73 % des utilisateurs de l’internet dans l’UE s’inquiètent de la désinformation en périodes préélectorales.[1]

 

Face à cet état des lieux, que faire ? La question de la taxation des GAFA et la lutte contre la manipulation des informations doivent être abordées au niveau national afin de mieux réguler ces plateformes – tout comme les médias traditionnels le sont –  et offrir une meilleure protection du citoyen.  Mais ces défis nécessitent une approche coordonnée du fait de leur dimension transfrontière. Seule, la Suisse ne peut avoir qu’une approche limitée. Au niveau européen, plusieurs actions sont envisagées et font sens si elles sont aussi envisagées sur le territoire national.

 

Le Plan d’action contre la désinformation de la Commission Européenne de décembre 2018 se concentre sur quatre dimensions : (1) capacités institutionnelles pour détecter les cas de désinformation, (2) coordination des actions entre institutions européennes et États, (3) mobilisation du secteur privé, et (4) sensibilisation de la population et amélioration de la résilience de la société.[2]

 

Ces quatre dimensions sont interconnectées et doivent être envisagées sur le long terme afin de protéger l’accès à l’information et les processus démocratiques régionaux, nationaux et locaux. Si la sensibilisation de la population peut passer par des campagnes d’information, elle doit aussi se baser sur l’adaptation des programmes éducatifs au niveau de chaque États, afin de développer un esprit plus critique des jeunes utilisateurs des plateformes.

 

Concernant la mobilisation du secteur privé, le Code européen de bonnes pratiques contre la désinformation, signé par les grandes plateformes en ligne et le secteur de la publicité, a montré ses limites, et invite les États à développer une nouvelle régulation pour soutenir la lutte contre la désinformation, afin d’inciter, avec davantage de pression, les plateformes des réseaux sociaux à mieux identifier et réguler leur contenu. Vu la perméabilité de ces technologies, et la nonchalance des plateformes à agir sur une base volontaire, cette mesure est urgente.

 

De plus, afin de doter le continent européen d’une plus grande indépendance pour détecter les cas de désinformation et coordonner ses actions, les démocraties et leurs institutions ont besoin de s’appuyer sur des technologies qui leurs sont propres. Il est donc temps d’envisager la création et le développement d’un « Airbus » des technologies de l’information et de la communication, auquel la Suisse devrait pleinement coopérer. Cette alternative technologique régionale ne doit être ni le modèle américain (basé sur l’économie de l’attention) ni chinois (avant tout au service des désirs de puissance et de surveillance de l’État chinois), mais respecter la vision européenne de protection des données et de l’accès à l’information. Du fait de son expertise technologique, ses start-ups et ses universités d’excellence, en particulier sur l’Arc lémanique, ainsi que sa culture de démocratie directe, la Suisse aurait beaucoup à apporter à cette entreprise de grande envergure.

 

La participation de la Suisse à ces pistes de réflexion et d’action peut également être envisagée comme un point de convergence entre la Suisse et l’Union européenne : les campagnes de désinformation et la mainmise des États-Unis et la Chine sur le numérique inquiètent (ou devrait inquiéter) les deux parties. Nous sommes encore actuellement trop perméable à ces technologies et à l’impérialisme de plateforme (Jin, 2015) qu’elles véhiculent.

[1]http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-18-6648_fr.htm?locale=FR

[2]http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-18-6648_fr.htm

Jérôme Duberry

Jérôme Duberry est enseignant-chercheur Post-Doc au Centre de Compétences Dusan Sidjanski en Études Européennes, Global Studies Institute, Université de Genève, et chercheur associé à l’IHEID. Ses activités de recherche s'articulent autour de la convergence entre technologies numériques, politique et développement durable (ODD).

2 réponses à “Que faire face à l’impérialisme de plateforme?

  1. ” Seule, la Suisse ne peut avoir qu’une approche limitée.”

    Et si on commençait chez nous. Il y a débat sur la 5G (n’entrerai pas en considération sur la santé, même si non négligeable).

    Or on apprend que Salt et Sunrise ont vendu leur antennes xG à une entreprise espagnole pour financer leurs antennes 5G!
    Là quelqu’un pourra peut-être m’expliquer le calcul????
    Bon d’acc, de là à remplacer les Tannenbäume et autres Eichen, on a encore de la marge.

    P.S. Les russes (ces bien aimés du cher monde occidental) naviguent à 100 Mb avec de la 4G…
    … on ne nous dit pas touttttt 🙂

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