Installez-vous un jour de weekend sur la route de la corniche, entre Epesses et Chexbres, vous assisterez à un spectacle étonnant. Des dizaines de cyclistes, la plupart du temps seuls, passeront devant vous en plein effort, la bouche et le maillot grand ouvert, proche de leurs capacités maximales. Pourtant pas de course officielle ce jour-là, ces sportifs sont dans une compétition d’un nouveau genre, virtuelle et mesurée par leur smartphone.
Le vestiaire digital
Pour suivre leurs performances, les cyclistes comme les autres sportifs, utilisent des applications transformant leur téléphone en coach personnel, se servant du GPS pour mémoriser le parcours, la vitesse, l’altitude et de nombreuses autres données. Mais une de ces applications connait un succès particulier dans la communauté du vélo. Strava, crée en 2009 dans la Silicon Valley, s’est démarqué de ses concurrents en créant un réseau social de sportif. Après avoir créé votre compte, vous avez la possibilité de suivre vos amis déjà inscrits et de découvrir d’autres cyclistes de la région. Pour aller plus loin, Strava a créé le concept de « club » réunissant des utilisateurs par affinité comme le Lavaux Business Cycle Club (dont je m’occupe) pour réseauter en roulant ou The Bike (du magasin éponyme) pour faire la course depuis Pully les mercredi soirs.
Le CV du sportif
Le profil Strava est devenu une sorte de CV sportif du cycliste. Distance totale parcourue, nombre d’heures passées sur le vélo, dénivelé positif ou records personnels, vous saurez tout sur le parcours sportifs des utilisateurs que vous suivez. On consulte désormais le profil Strava des personnes avec qui on va rouler, comme on consulte le profil LinkedIn d’un client avant un rendez-vous. Et comme « Cycling is the new golf », vous consulterez aussi le profil Strava de vos clients pour faire des affaires sur le vélo.
Le « KOM » ou le social ranking des cyclistes
Comme pour les autres réseaux sociaux, les utilisateurs de Strava ont rapidement cherché à se comparer et à définir des critères de classement. Le coup de génie de l’équipe derrière Strava a été de trouver la manière de répondre à ce besoin en inventant le concept de « segment ». Ces portions de route présentant un intérêt sportif particulier sont définies par la communauté, on y retrouve des cols ou des montées sélectives. La route de la Corniche, reliant Lutry à Chexbres dans le Lavaux, est par exemple un des segments les plus populaires de Suisse romande. Plus de 1’400 personnes ont utilisé Strava sur cette route pour analyser leurs performances et se comparer aux autres cyclistes, soit plus de 11’000 tentatives enregistrées à ce jour. L’esprit de compétition a rapidement transformé les segments en une course virtuelle. Chacun essayant d’améliorer ses temps, de battre ses amis et pour les meilleurs de concourir pour le « KOM », Graal virtuel récompensant le meilleur temps absolu. Matthieu Muller est par exemple le « King Of the Moutain » sur la Corniche. Il a parcouru ces 7,8km et 225m de dénivelé en 15mn et 50 secondes, soit une vitesse moyenne de 29,7 km/h. Strava nous informe également que pour réaliser cette performance, Matthieu a développé une puissance moyenne estimée à 339 watts, les spécialistes apprécieront. Pour ce cycliste amateur de 35 ans, « Strava et ses segments c’est surtout une bonne façon de s’entraîner en s’amusant ». Et comme c’est encore plus sympa en groupe, Mathieu profite des sorties du mercredi de The Bike dont il l’est l’organisateur pour fixer des challenges.
A l’assaut des segments
« Un soir on s’est lancé à l’assaut d’un segment prenable dans les bois de Belmont. Cet objectif couplé à l’esprit de compétition et à l’émulation du groupe nous a permis de nous dépasser ». Il ne se définit pas pour autant comme un « chasseur de KOMs », ces fanatiques organisant leurs sorties autour des segments, prêt à prendre leur après-midi de congé pour profiter des rafales de vent de sud-ouest, éléments externes pouvant faire toute la différence sur les segments du Lavaux. A la question de savoir comment il réagirait s’il perdait son KOM de la Corniche, Mathieu répond que s’il ne se lancerait pas à sa reconquête le jour même, mais il ne tarderait tout de même pas à revenir tenter une performance. Strava n’a jamais aussi bien porté son nom, ce mot suédois signifiant “s’efforcer, s’acharner à faire quelque chose”.
Se mesurer aux pros
Pour aller encore un cran plus loin, Strava a progressivement signé des accords avec des coureurs professionnels permettant aux fans de les suivre et de se comparer à eux. On trouve déjà plusieurs centaines d’athlètes professionnels listés sur la page des pros de Strava. Les grandes stars du peloton commencent même à s’y mettre, proposant ainsi une autre manière de les suivre durant leurs entraînements et pendant les courses. Sur les 174 coureurs participant au dernier Tour de France, 31 avaient un compte Strava officiel. On y retrouve les deux stars françaises Thibaut Pinot et Romain Bardet, avec respectivement 60’000 et 35’000 abonnés. Côté Suisse, vous pouvez suivre les valaisans Steve Morabito ou Sébastien Reichenbach. Les retraités du peloton peuvent continuer à exister à travers Strava, vous trouverez par exemple Laurent Jalabert, l’ancien numéro un mondial français désormais consultant pour France Télévision. Même la star déchue Lance Armstrong tente d’oublier ses affaires de dopage avec Strava. Sur son profil il s’annonce toujours comme septuple vainqueur du Tour de France, ses 60’000 abonnés lui donnant plus de 2’000 likes pour chacune de ses sorties.
Pour Thibaut Pinot, Strava est une manière de se rapprocher de ses fans : « Je n’ai pas de problème à partager mes entraînements et mes courses sur Strava, ça me permet de connecter avec le public et avec les photos on peut montrer en plus où on roule. ». Mais Julien Pinot, son frère et entraîneur de l’équipe FDJ lui demande de ne pas partager ses sensibles données de puissance par crainte que ses programmes d’entraînement soient surveillés par des adversaires.
Le Big Data comme business model
La concurrence est rude dans le marché des applications de tracking, d’autant plus que les géants de l’équipement sportif entrent dans le jeu. Ainsi les 2 concurrents principaux de Strava: Runtastic a été racheté par Adidas en 2015 et Runkeeper par Asics en février. Mais Strava résiste bien en diversifiant ses activités. Ses cofondateurs Michael Horvath et Mark Gainey, qui se sont rencontré dans les vestiaires d’Harvard, ont non seulement inventé le premier réseau social de sportifs, ils ont également été les premiers à monétiser leurs données. Avec 170 millions de sessions téléchargées l’année dernière, Strava a amassé des informations sur plus de 4 milliards de kilomètres. Dans les grandes villes, la moitié de ces activités sont des trajets domicile-travail. C’est sur ce constat que l’offre Strava Metro a vu le jour, partageant une multitude de modèles de trajets avec les urbanistes. Aujourd’hui plus de 70 villes dans le monde utilisent ce service pour prendre les meilleures décisions et rendre les trajets en milieux urbains plus sûrs, plus efficaces et plus agréables. Vous pouvez par exemple avoir un aperçu des rues les plus utilisées à Lausanne par la communauté Strava en consultant la Heatmap de la ville.
Mais Strava en sait encore davantage sur ses dizaines de millions d’utilisateurs. Combien de temps passent-ils sur leur vélo, combien de kilomètres roulent-ils, combien de dénivelés, à quelle vitesse, dans quelles régions, avec qui sont-ils connectés, quelle marque de vélo ont-ils acheté… Peu de doute que ces données ne vont pas tarder à intéresser les marketeurs de tous secteurs.
Jérôme Bailly (suivez-moi sur Strava !)