C’était déjà mieux avant

Une étrange inquiétude hante notre époque et tourmente les cœurs chagrins : le déclin moral et culturel de notre société. « C’était mieux avant ! » entonne le septuagénaire, devant son banc recouvert de détritus. « C’était mieux avant ! » twitte l’ancien socialiste, condamnant la dernière action d’un collectif pour le climat. Et certains dimanches, plongés dans les albums de notre enfance, saisis d’une indicible nostalgie, nous serions presque tentés de leur donner raison.

Les jeunes ne sont-ils vraiment plus ce qu’ils étaient ?

Tour à tour appelée génération j’ai le droit, narcissique, offensée et maintenant woke, la jeunesse semble concentrer sur elle tout le ressentiment et les récriminations des générations précédentes. Le problème, c’est que c’était déjà mieux avant.

Il y a cinquante ans, bien avant les réseaux sociaux et l’éducation positive, des journalistes et essayistes déploraient déjà le prétendu narcissisme des jeunes. Quelques décennies plus tôt, l’essayiste Logan Pearsall Smith disait avec humour : « La dénonciation de la jeunesse est une partie indispensable de l’hygiène des personnes âgées et les aide à maintenir leur circulation sanguine » [i]. On peut remonter ainsi jusqu’à l’antiquité. Dans son « art poétique », Horace disait du vieillard qu’il fait l’éloge du temps où il était enfant et qu’il ne cesse de critiquer et reprendre les jeunes[ii].

Nostalgie et biais de rétrospection.

Autrement dit, les détracteurs de la jeunesse d’aujourd’hui sont donc souvent les sales gamins d’hier qui ont oublié leurs propres bêtises. La psychologie cognitive nous aide à mieux comprendre ce phénomène. Je mets ici en garde contre les analyses s’intéressant à des phénomènes sociaux uniquement à l’aide de grille psychologique – tendance qui prend de l’ampleur à la faveur de la pandémie et de la montée du complotisme. Les biais cognitifs doivent plutôt être pensés comme une détermination parmi d’autres – sociales et culturelles pour citer les plus importantes. Sur le sujet qui nous intéresse, l’idée est la suivante : notre cerveau se concentre davantage sur les informations d’actualité négatives, ce qu’on appelle biais de négativité. De plus, il se souvient davantage des expériences positives du passé que des négatives – ce que les psychologues nomment « Rosy retrospection ». Or, il s’avère que ce dernier biais est plus marqué chez les personnes âgées. Pour résumer, l’être humain a une tendance naturelle, qui augmente avec l’âge, à retenir le négatif du présent et le positif du passé. 

Déclinisme contre futurophilie.

Vectrice d’impuissance et d’inaction, la théorie du déclin pourrait bien finir par prescrire ce qu’elle déplore, comme une prophétie autoréalisatrice. Car le désinvestissement du présent a un coût. L’emprise destructrice de l’hubris humain sur la planète n’est pas hypothétique, mais une réalité déjà là. Le défi contemporain n’est pas le déclin moral et culturel de notre temps, mais la destruction avérée de notre planète, et avec elle de l’humanité.

Paradoxalement, les théories du déclin s’accompagnent d’une fascination très actuelle pour les promesses futuristes. Le corps devient un nouveau chantier technologique. Les transhumanistes rêvent d’augmenter indéfiniment les capacités humaines. La mort même semble pouvoir s’effacer devant l’hubris des technophiles de la Silicon Valley. Alors que notre planète brûle, des milliardaires se lancent à grands frais dans la conquête spatiale, rêvant de coloniser d’autres planètes. Et, contrairement à la théorie du déclin, la question de la finitude et des pertes présentes ou à venir est absente. Les conséquences de nos actions ne sont jamais interrogées puisque demain apportera la solution.

La scène rabougrie de notre présent

Nous voilà donc enfermé entre deux récits. Le premier se tient dans le prolongement d’un passé idéalisé tandis que le second contemple un futur radieux qui n’a pas encore commencé. Comme si nous oscillions sans cesse entre inquiétude et confiance aveugle, nostalgie et exaltation. La conséquence est le triste désinvestissement de notre présent, et la condamnation a priori des luttes actuelles menées par les jeunes, qui s’investissent comme jamais dans des combats politiques, écologiques, artistiques.

« Nous avons besoin de nouveaux récits. Nous avons besoin de nous raconter des histoires qui rendent désirables le futur qu’il nous faut à présent construire » annonçait tout récemment un collectif de jeunes diplômés de polytechnique[iii]. On ne saurait mieux dire. L’avenir, c’est ce que nous faisons maintenant, collectivement. Nous ferions bien d’écouter les jeunes plutôt que de les accuser de maux qu’ils n’ont pas provoqués.

 

Illustration: Dave Rook, 1969 Dodge Coronet Super Bee – 2010 NSRA Nostalgia Drags

[i] Logan Pearsall Smith , Afterthoughts (1931) “Age and Death”

[ii] Horace, art poétique, v. 173-174

[iii] Collectif d’étudiants de polytechnique, Vidéo disponible dans l’article de Marina Fabre Soundron, « Polytechnique, Sciences Po, AgroParisTech : comment la remise des diplômes, vitrine des grandes écoles, est devenue politique », Novethic, 17 juin 2022, www.novethic.fr, (lien trouvé dans l’article d’Evelyne Pieiller intitulé imaginaires de l’avenir, dans le monde diplomatique de février 2023)

 

Jérémie André

Jérémie André est médecin, doctorant à l’Université de Lausanne et écrivain. Au carrefour entre médecine, psychiatrie et sciences humaines, ce blog aborde des thèmes de société avec un regard de clinicien. Crédit photo : Céline Michel

17 réponses à “C’était déjà mieux avant

  1. Jeune dans les années 70, je n’aimais déjà pas mes contemporains que je trouvais narcissiques et un peu c…

    Ce n’était donc pas mieux avant.
    C’est pire maintenant.

    1. “C’est pire maintenant.”

      Vous parlez toujours de vos contemporains?

      Pour ma part, j’étais jeune (et le suis resté) dans les années soixante, les “Gay Sixties” dont on dit qu’elles sont la décennie la plus révolutionnaire du XXe siècle. Mais avec ses phases épidémiques, son réchauffement climatique et le retour de la guerre notre époque n’est pas triste non plus et la génération actuelle n’a rien à envier à la nôtre en matière de défis. A bien des égards, je lui trouve même bien du mérite d’y faire face avec autant de lucidité et sans se décourager.

      Non, ce n’est ni pire ni meileur qu’avant, mais autre chose et d’Horace au blog du docteur André, le conflit des générations n’aura pas cessé de faire couler de l’encre.

      1. >Vous parlez toujours de vos contemporains?

        Entre autres.

        >les “Gay Sixties” dont on dit qu’elles sont la décennie la plus révolutionnaire du XXe siècle

        … et dont l’Occident paie la facture actuellement. Les hypocrisies idéologiques des jeunes révolutionnaires de salon de l’époque ont fait le lit des dérives sociétales et consuméristes d’aujourd’hui. Et aussi de la détestation d’une grande partie du monde à notre égard.

        Les défis d’aujourd’hui sont le prix à payer pour les illusions de cette jeunesse à laquelle vous semblez tant tenir.

        1. Si je comprends votre déception que, quitte à vous surprendre, je partage en bonne partie, j’ai pourtant connu aussi bien les révolutionnaires de salon que les autres. Je ne serais donc pas aussi catégorique que vous quant aux retombées négatives des années soixante sur les “dérives sociétales et consuméristes d’aujourd’hui”. Comme vous le savez sans doute, cette époque a aussi et même d’abord été celle des fondateurs de l’écologie avec un René Dumont, un André Gorz et, en Suisse, un Denis de Rougemont – pas vraiment des fils à Papa adeptes de sit-ins et de marches de protestation, ni des idéologues de salon mais des véritables maîtres à penser, au même titre qu’un Dom Elder Camara, un Jean XXIII, un John Kennedy et un Martin Luther King dans les domaines religieux et politique. Rejeter tout l’apport des années soixante comme cause de tous les maux actuels, n’est.-ce pas aussi renier l’apport de ces précurseurs des mouvements écologiques actuels?

          Comme “baby boomer” (je suis de la cuvée 1946, un excellent millésime, soit dit en passant), avec toutes celles et ceux de ma génération dont les parents ont connu les privations du temps de guerre, je me vois aujourd’hui reprocher d’avoir provoqué le trou dans la couche d’ozone, les dérives de la banquise, le sida, la pollution et la malbouffe, le covid, le réchauffement climatique, le néo-colonialisme et j’en oublie par des jeunes né(e)s dans le confort et la sur-consommation, par la “génération Pampers”.

          Or, les pseudo-révolutionnaires, les brandisseurs de petit livre rouge des années soixante, silencieux sur les millions de morts de la révolution culturelle, personne ne les met jamais en cause. Pourquoi? Comme vous, je les ai connus parmi mes camarades étudiants à l’Université et ailleurs. Pour bon nombre d’entre eux la révolution se résumait en effet à faire la fête en lançant pavés et cocktails Molotov à la tête des flics, qui les leur rendaienrt bien, au quartier Latin, pendant le joyeux mois de Mai, puis à aller manger une bonne choucroute chez Papa et Maman le soir avant de refaire la fête le lendemain, dans l’attente de se planquer plus tard dans une banque ou une assurance. De ceux-là, je me défiais au moins autant que vous.

          Pour d’autres, en revanche, comme aux Etats-Unis les militants de la “Students for a Democratic Society” (SDS), parmi lesquels j’avais de nombreux amis quand j’étais étudiant en Californie, contester le système impliquait d’accepter de prendre des risques considérables: arrestations, intimidations et harcèlements par la police, discriminations sur le marché de l’emploi, entre autres. Quand je constate les mêmes effets subis par les manifestant(e)s de certains mouvements activistes aujourd’hui, même s’ils se trompent d’idéologie, comment ne pourrais-je pas penser à ceux des années soixante?

          Si certains semblent n’avoir toujours pas digéré Mai 68, pour ma part j’ai parfois l’impression que Mai 68 n’a pas encore (re)commencé et que bien des surprises nous attendent.

          Mais bien sûr, ce point de vue n’engage que moi.

          Cordialement,
          bok

  2. Disons qu’on voit une génération Caliméro, ce n’est pas rassurant. Passer de révolté, Punk à Caliméro, ce n’est pas encourageant pour l’avenir. L’illusion de la paix éternelle a formaté cette génération. Et pire encore, de cette illusion de paix, ils construisent en toute logique une nouvelle morale pour créer la société parfaite.

    Maintenant que se dissipe l’illusion que la pensée occidentale est universelle et la paix un acquis, cette jeunesse descend doucement sur terre avec désillusion. Mais ça Caliméro encore plus : Le rêve de la société parfaite s’effondre.

    Chaque génération est le fruit des précédentes. On ne peut pas les critiquer sans regarder notre propre responsabilité. Notre naïveté bisounours a créé la génération Caliméro.

    La prochaine génération sera mieux adapté à ce monde de prédation et on peut supposer que le clivage générationnel sera important.
    La génération guimauve souffre de ne pas trouver un sens à leur vie et la cherche sous différentes formes. La suivante aura des combats immédiats, pas intellectuelle, ce sera plus facile pour eux.

    En conclusion triste, est-ce que l’humain est fait pour un monde de paix ? L’instinct de survie est le moteur du sens de la vie, c’est ma conclusion.

  3. Bonjour Monsieur,

    Je vous remercie pour cette approche intéressante.

    Puis-je me permettre de suggérer la lecture de l’Ere de l’individu tyran, d’Eric Sadin ?
    Dans des biotopes qui changent, les comportements changent.

    Vous souhaitant le bonsoir,

    1. Si vous vous placez dans une perspective “psychologisante”, on peut en effet penser que toutes les époques présentent pour l’individu et les groupes humain leur nombre de défis et de problèmes à résoudre. Or vous dites dans votre notice biographique vous situer au carrefour de plusieurs disciplines. Si vous abordez l’appréciation du passé, du présent et de l’avenir en termes historiques, anthropologiques voire géopolitiques, il devient évident que toutes les époques ne peuvent se neutraliser dans une bulle de positivisme. Je me demande si vous ne cédez pas à la tentation “religieuse” contemporaine qui vise à consoler en pariant pour le “tout est encore possible”. Et d’une certaine façon, oui, tout est encore possible. Personnellement, je pense que le multi-millionnaire hypermédiatisé gourou de la résilience crée des dégâts à long terme. Allez expliquer aux victimes des guerres et des colonialismes que ce n’était pas mieux avant, quand ils possédaient encore leurs bras, leurs jambes et leur psychisme en assez bon état! Car si demain matin, un missile tombe sur votre nez, eh bien! de deux choses, l’une: ou vous ne pourrez plus en parler, ou vous survivez, et là, bonne chance pour témoigner des vertus du présent!

      1. Merci pour votre commentaire. Mon post ne prétend pas faire une analyse extensive de cette problématique très complexe, mais seulement à illustrer, sous un angle psychologique, un thème contemporain. Peu importe au final si c’était vraiment mieux avant ou non. Je cherche à montrer que cette question, souvent posée, recèle un certains nombre de problème, dont l’effacement du présent et de notre puissance d’agir collectivement.
        J’aime bien l’ouvrage de François Cusset, intitulé le déchaînement du monde, qui montre que la violence n’a pas disparu de notre société, comme on pensait un peu trop facilement avant le déclenchement de la guerre, mais qu’elle s’est insinuée dans nos rapports sociaux, de classe, dans l’individualisme forcené.

        1. Merci de m’avoir répondu. Bien évidemment, il ne s’agit pas d’embrasser toute l’étendue de la question. Mais de choisir un point de vue. Celui de la psychologie – (et non, semble-t-il, de la psychanalyse). Pourquoi Freud ne compte-il plus au nombre des théoriciens pouvant nous éclairer? Nombre d’Occidentaux, cantonnés dans un passé fantasmatique ou dans un présent dont ils se croient maîtres, sont bouffis de narcissisme et rejettent toute nécessité d’observer la loi, toute mesure. Freud a écrit sur le passage du temps. Voir Malaise dans la civilisation. Sa lettre à Romain Rolland en 1936, sur le malaise qu’il a éprouvé sur l’Acropole en 1904: Sigmund réalise soudain que des hommes ont réalisé des choses exceptionnelles dans un temps lointain, peut-être indépassable…

          1. Freud a commis des erreurs, certaines en lien avec son temps, d’autres qui interpellent, comme cette volonté de croire que l’ontogenèse résume la phylogenèse, ou que la libido avait une existence biologique, des choses déjà contredites en son temps. Par contre, il a profondément imprégné notre culture, notre langage et même ceux qui s’attaquent à Freud utilisent, des fois sans s’en rendre compte, les outils de Freud. Pour ma part, je pense que la vision de la culture de Freud était trop occidentalo-centré, voir centré sur la ville de Vienne à la fin de l’empire, et qu’elle ne permet pas d’embrasser les richesses des sociétés.
            Oui, il y a des individus narcissiques, mais il y a aussi pleins d’individus qui montrent un altruisme réjouissant.

    2. Merci pour votre commentaire. Je n’ai lu de cet ouvrage que sa quatrième de couverture. ce qui me dérange, c’est que le constat qui y est fait est très proche des constats faits, il y a cinquante ans. Seule la forme a changé. Cet ère de l’individu-tyran n’est-elle pas un nouveau nom pour dire une vieille crainte?

      1. “Je n’ai lu de cet ouvrage que sa quatrième de couverture”

        Je craindrais que cela ne soit réellement pas suffisant. Comme chaque fois qu’un court résumé suffit à se faire une opinion.

        Ce que l’auteur nomme l’individu tyran n’a pu exister dans des biotopes antérieurs. Et c’est cela qui interpelle.
        Didieu Pleux , dans sa définition de l’adulte tyran , parle lui-aussi d’un biotope évoluant avec notre époque. Pour des effets différents. Influençant notre présent.
        Dans les deux cas, les auteurs insèrent une analyse des évolutions des comportements dans une évolution d’un environnement sociétal.

        Les problèmes ne sont pas nécessairement décrits par un déjà vécu figeant l’analyse. Peut-être espérons-nous trop que ce déjà vécu nous explique le présent ou le futur.

  4. “On est jamais trop jeune pour être un vieux con.” C’est mon memento mori. Mon moyen de me défaire ou de dompter un “C’était mieux avant!” qui de, temps à autres, pointe son nez.

    1. Oui, effectivement. Je me souviens avoir noté, pour mes vingt-cinq ans, qu’il n’y a pas d’âge pour être vieux. Cela dit, les années permettent d’engranger un nombre de vertus donc nous autres jeunes, ou semi-jeunes, devrions nous inspirer.

Les commentaires sont clos.