On ne dit pas narcissisme féminin, mais voyeurisme masculin

Existe-t-il une différence de genre dans le narcissisme ? C’est la question que se sont posée des chercheurs américains en 2014[i]. En rassemblant les données de plusieurs études, Emily Grijalva et ses collègues ont conclu que les hommes présentaient davantage d’autoritarisme, de mégalomanie, d’agressivité et d’exploitabilité, traits associés au narcissisme. Les résultats n’ont pas étonné grand monde, tant notre imaginaire contemporain est saturé par des figures narcissiques masculines – il suffit de penser à ces chefs d’État prêts à tout pour se maintenir au pouvoir, ou ces milliardaires mégalomanes saccageant la planète pour s’offrir quelques minutes de vol spatial.

À l’origine pourtant, le narcissisme désignait tout autre chose : le fait de se perdre dans la contemplation de son corps ou de le traiter comme un objet sexuel. Ces comportements étaient intimement liés à la femme – ou, dans une moindre mesure, aux homosexuels. Alors comment est-on passé de l’image d’une femme vaniteuse devant son miroir à l’homme mégalomane et autoritaire ? C’est ce que je propose d’analyser dans les prochains articles, à travers un survol historique et critique du narcissisme sous l’angle du genre.

L’absence de phallus

Sigmund Freud n’a pas inventé le narcissisme. Il a par contre fortement contribué à sa popularité en l’intégrant dans la théorie psychanalytique. Cette dernière s’est construite à partir des travaux de Freud sur l’hystérie. Le médecin viennois voyait dans les symptômes hystériques l’expression par le corps d’un conflit psychique entre un désir sexuel inconscient et des normes sociales, familiales et culturelles qui le réprimaient. Soigner les manifestations hystériques revenait ainsi à découvrir le désir caché du patient – en l’occurrence de la patiente, dans la grande majorité des cas. Freud s’est intéressé au narcissisme près de vingt ans après l’hystérie, et les différences entre les deux sont de taille. On peut néanmoins trouver deux points communs : les problématiques ont à voir avec le désir caché de la femme : désir sexuel réprimé dans l’hystérie, désir d’être désirée dans le narcissisme. Le second point commun est que Freud n’étudie pas les deux conceptions sous l’angle unique de la pathologie, mais cherche à explorer ces conditions dans la vie de tous les jours : il questionne les rêves et les fantasmes, les attitudes et gestes quotidiens, les lapsus et les actes manqués.

Ainsi, Freud évoque le narcissisme dans la dynamique des relations amoureuses : il estime que le choix d’objet des hommes est fait sur la différence, tandis que les femmes choisissent des objets narcissiques, qui leur ressemblent. Autrement dit, l’homme aime la femme, et la femme n’aime qu’elle-même, d’une intensité analogue à l’amour que l’homme lui porte. Freud prend toutefois soin de préciser que ce comportement est une compensation à la réalité sociale restreignant les choix d’objet des femmes – allusion au social suffisamment rare pour être soulignée. Ses successeurs ne prennent pas cette précaution. Certains voient dans le narcissisme la conséquence de la frigidité des femmes : incapable de satisfaire l’homme, la femme compenserait en donnant à ses charmes une valeur excessive. D’autres y voient la conséquence de l’absence de pénis. Ce traumatisme, cette cruelle absence, expliquerait le fait que la femme investisse davantage le visible, ce qui se montre, s’exhibe[ii]. Le narcissisme de la femme, qui se perçoit dans sa vanité et dans sa coquetterie, s’inscrit donc dans le manque, dans l’absence. Et il est placé au cœur de sa nature, dans son anatomie même.

« La narcissiste » de Simone de Beauvoir

Simone de Beauvoir estime quant à elle que ce sont les circonstances « qui invitent la femme plus que l’homme à se tourner vers soi et à se vouer son amour[iii] ». Pour comprendre le point de vue de la philosophe, il faut rattacher le narcissisme à sa conception de la soumission féminine. Refusant de voir cette dernière comme une essence féminine ou une faute morale, elle construit la soumission comme le destin de la femme, historiquement et socialement situé[iv]. C’est-à-dire que la femme en devenir, avant même d’avoir fait ses premières expériences, naît dans une société où le corps de la femme est transformé par l’homme en objet. La philosophe cite l’exemple de la jeune fille qui découvre sa puberté à travers le regard changé de son entourage, le harcèlement de rue, les commentaires sur sa tenue et sur son corps. On peut dire qu’elle prend conscience de son corps à travers le regard de l’autre.

Simone de Beauvoir reste une existentialiste : l’être humain est libre de mener l’existence qu’il a choisie. Mais elle rappelle que le coût de cette liberté est beaucoup plus élevé pour les femmes que pour les hommes, d’autant plus pour les femmes pauvres ou racisées. La tentation peut être grande de préférer la soumission, car la femme y trouve un certain nombre de compensations. La narcissiste (terme utilisé par De Beauvoir), tout comme l’amoureuse ou la mystique, sont des manières avec lesquelles la femme justifie, ou consent à la soumission.

Simone de Beauvoir remet le comportement narcissique féminin dans son contexte historique et social, à l’encontre de l’essentialisme biologique de la pensée psychanalytique. Cependant, elle reprend sans trop de précautions un terme emprunté à la psychanalyse, sans le remettre en question. Car pour qu’un comportement donné devienne significatif dans une société, il faut qu’un regard se pose dessus, l’interroge, l’analyse, tente de lui donner un sens. Ce regard, c’est celui de la psychanalyse, et c’est aussi celui des hommes sur la femme.

Narcissisme des femmes ou voyeurisme des hommes ?

Les travaux de John Berger, critique d’art, nous aident à comprendre ce regard. Dans son ouvrage « voir le voir »[v], l’essayiste britannique montre, comme Simone de Beauvoir, que les femmes sont liées à leur apparence : « Une femme doit se surveiller sans cesse. L’image qu’elle donne d’elle-même l’accompagne presque toujours. Lorsqu’elle traverse une pièce ou qu’elle pleure la mort de son père, elle ne peut pas ne pas se voir en train de marcher ou de pleurer. Depuis sa plus tendre enfance, on lui a appris et on l’a obligée à se surveiller sans cesse (…). Les hommes regardent les femmes alors que les femmes s’observent en train d’être regardées. Cela détermine non seulement les relations entre les hommes et les femmes, mais également la relation de la femme à l’égard d’elle-même (…). C’est ainsi que la femme se transforme en objet, et plus particulièrement en objet du voir : un spectacle ». On voit donc s’opérer un premier renversement : ce n’est pas seulement la femme qui aime être regardée, mais l’homme qui aime regarder la femme. La vanité et le narcissisme féminin sont le pendant du voyeurisme masculin.

L’auteur ne s’arrête pas là. Observant l’immense majorité des tableaux de nu de l’art occidental, il montre que la femme n’est pas nue en tant que telle, mais nue en tant que regardée par l’homme. Elle ne regarde jamais un quelconque amant ni ne semble passionnée en elle-même : elle est là, soumise au désir du spectateur, allant même jusqu’à tordre la tête pour le regarder. Et quand elle ne le regarde pas, elle plonge ses yeux dans un miroir, artifice soulignant sa vanité. Rien de plus hypocrite, pour John Berger : « Vous peigniez une femme nue parce que vous aimiez la regarder, vous lui mettiez un miroir dans la main puis vous intituliez le tableau Vanité, et ce faisant vous condamniez moralement la femme dont vous aviez dépeint la nudité pour votre propre plaisir. La véritable fonction du miroir est tout autre. Il s’agit de rendre la femme complice d’une situation où elle se traite elle-même d’abord et surtout en tant que spectacle ».

Le second renversement est de taille : non seulement l’homme aime regarder la femme, mais il crée toute une mise en scène pour que son désir soit projeté sur la femme et qu’il soit associé ensuite à sa nature.

Les désirs de l’homme

Ainsi, lorsque Freud part à la recherche du désir féminin, quand il sonde l’Œdipe enfoui dans l’inconscient de la femme, on ne peut que remarquer qu’il reste aveugle et insensible à son propre désir – ce n’est que plus tard qu’il mettra à jour le transfert et contre-transfert, soit les manifestations inconscientes qui surviennent dans la relation thérapeutique des deux côtés du divan. Le désir de l’homme n’est pas forcément sexuel. Il peut s’agir du désir de savoir, de connaître les ressorts intimes de la femme, mais également du désir de maintenir une certaine différenciation sociale entre l’homme et la femme. Ainsi le narcissisme et la prétendue envie de pénis seront utilisés au 20e siècle comme arguments pour maintenir les femmes au foyer et pour lutter contre les revendications féministes. Ce sera le sujet d’un prochain article.

Ce que nous avons mis en évidence dans les lignes qui précèdent, c’est qu’au début du 20e siècle, derrière le terme narcissisme s’expriment essentiellement des normes sociales, culturelles, patriarcales. Le regard de l’homme s’est penché sur un phénomène en grande partie construit socialement, y a cherché le désir de la femme, sans comprendre que c’était tout autant son propre désir qui le déterminait.

 

Illustration: Peter Lely, “Portrait of a young woman and child, as Venus and Cupid”.

 

[i] Grijalva, E. et al. Gender Difference in Narcissism: A Meta-Analytic Review, 2015, Psychological Bulletin, Vol 141, No 2, 261-310

[ii] Lanouzière J. Hystérie et féninité, in J. André, J. Lanouzière, F. Richard : problématiques de l’hystérie, 1999, Dunod, chap 3, pag 123-206, 1999

[iii] De Beauvoir, S. Le deuxième sexe, T. II, 1976, Gallimard

[iv] Garcia, M., On ne naît pas soumise, on le devient, 2021, Flammarion

[v] Berger, J., Voir le voir, 2014, Éditions B42

Le pervers narcissique, bouc émissaire de la violence conjugale

Un spectre hante nos relations amoureuses : le spectre de la perversion narcissique. Désignant à l’origine un mécanisme par lequel un individu se dégage d’un vécu insupportable en le projetant sur autrui, la perversion narcissique est aujourd’hui synonyme de manipulation et de harcèlement. Volontiers employé pour décrire les auteurs de violence psychologique au sein des couples, le concept tend à psychologiser la violence conjugale et à masquer les rôles du genre et des rapports de domination au sein des relations hétérosexuelles[i].

De la mère séductrice au pervers narcissique

Psychiatre et psychanalyste, Paul-Claude Racamier (1924-1996) passe plusieurs décennies à soigner des patients souffrant de schizophrénie, notamment à travers des interventions groupales, familiales et institutionnelles. Ses travaux lui permettent d’identifier des dysfonctions relationnelles précoces entre la mère et l’enfant pouvant selon lui faire émerger une schizophrénie : la paradoxalité[ii] et la séduction narcissique[iii]. Ces modes de relations compromettraient le développement d’un moi autonome, la reconnaissance de l’altérité (l’autre est perçu comme un prolongement de soi) et le renoncement à la toute-puissance infantile. Devenue adulte, la victime, face à une angoisse, une ambivalence ou une conflictualité qui la placerait au seuil de la psychose, expulserait son vécu chez un tiers. Ce mécanisme est pervers car il instrumentalise l’autre tout en étant source de jouissance. On peut dire ainsi qu’au début de ses travaux, Racamier conçoit la perversion-narcissique comme une solution à la psychose.

Par la suite, le psychiatre constate que cette organisation psychique n’est pas réservée aux patients souffrant de schizophrénie et ce changement a son importance : alors que ses premiers écrits laissent entrevoir l’empathie qu’il porte pour ses patients, l’évolution de son discours trahit l’indignation morale qui le gagne progressivement : dans un ouvrage publié quatre ans avant sa mort, il note : « Il n’y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut seulement espérer s’en sortir indemne[iv] ».

Le genre de la perversion narcissique

A l’origine, la perversion narcissique concerne autant la femme que l’homme. Ce serait toutefois les agissements d’une femme qui auraient inspirés les travaux de Racamier : « Rare, très rare si dans une institution de soins il ne se trouve pas une femme en coulisse (habile et bien placée) pour essayer de mettre la main sur le manche du pouvoir »[v]. En distinguant une forme féminine (la phalloïde, appelée ainsi pour ses caractéristiques castratrices) et masculine proche du narcissisme glorieux, Racamier s’éloigne de l’objectivité clinique pour friser avec les préjugés sexistes.

Aucune donnée épidémiologique n’est disponible au sujet du ratio hommes-femmes de la perversion narcissique, et ce pour deux raisons principales : tout d’abord le concept est une spécialité francophone, absente des grandes nosographies internationales et donc des études épidémiologiques. Ensuite, le pervers narcissique n’éprouve quasiment jamais le besoin de consulter : quand le diagnostic est posé, c’est donc à travers les plaintes de la victime – ce qui pose bien évidemment des questions déontologiques. Mais les successeurs de Racamier vont s’intéresser aux situations particulières dans lesquelles sévit le pervers : le travail, la famille, et surtout le couple : lieux ou le rapport de domination est plutôt en faveur des hommes.

A la fin des années deux-mille, une intense médiatisation contribue à faire émerger dans l’espace public la figure repoussoir et masculine du pervers narcissique, manipulateur et harceleur, jouissant en toute impunité de la déroute de ses victimes féminines. Omniprésente dans l’espace public, la thématique de la perversion narcissique est abordée avec une rhétorique belliqueuse : il s’agit de repérer, voire traquer le pervers pour ensuite le neutraliser ou s’en débarrasser.  Figure bouc-émissaire, le pervers fait de la violence conjugale un évènement ponctuel, un accident commis par quelqu’un à moitié fou, à moitié maléfique. Le pervers, c’est toujours le voisin, le collègue, le beau-frère : jamais soi-même.

La femme quant à elle est décrite soit comme victime, soit comme complice (le pervers narcissique et son complice est le titre d’un célèbre ouvrage sur le sujet[vi]) – sous entendant que la femme participerait activement à la naissance de la relation perverse. Ainsi, la soumission féminine apparait soit comme une faiblesse, soit comme un choix délibéré, une vision très réductrice qui ne prend pas compte de l’intériorisation d’un rapport de domination et de l’objectivation du corps des femmes par les hommes. Au final, l’usage du couple pervers-narcissique et victime concentre les efforts pour éclairer les mystères des personnalités du pervers et de sa victime plutôt que les mécanismes qui fondent cette domination.

« L’invention » de la violence psychologique

Psychiatre et psychanalyste elle-aussi, Marie-France Hirigoyen, va s’intéresser à cette domination en prenant le problème par l’autre bout : celui des victimes. Spécialisée en victimologie, son expérience clinique la met sur la voie d’une violence psychologique, concept qu’elle a « inventé » et qui a eu un grand succès en France. La violence psychologique désigne « un processus visant à établir ou maintenir une domination sur le ou la partenaire (…) pour se rehausser, en rabaissant l’autre »[vii]. Selon elle, toute violence physique est précédée par une violence psychique. On assiste donc à la fois à une extension du domaine de la violence conjugale et sa psychologisation[viii]. Curieusement, la psychiatre, qui multiplie les exemples de femmes harcelées par des hommes, estime que si les hommes « usent volontiers de la violence physique pour dominer et contrôler, les femmes utilisent plus fréquemment la violence perverse et la manipulation ». Elle en vient donc à décrire un fait genré (les auteurs de violence conjugale sont dans une immense majorité des hommes) à l’aide d’un processus qui semble paradoxalement « coller » à la nature féminine.

Ainsi, cette conception de la violence psychologique peut être retournée pour servir d’argument aux mouvements défenseurs des hommes. Ces derniers s’appuient sur une différenciation sexuée de la violence : à l’usage viril de la force physique (parfois vue comme l’expression naturelle et positive des sentiments masculins) répond l’usage féminin de la violence psychologique. Non seulement la violence psychologique des femmes précède et justifie la violence physique des hommes, mais cette violence est même parfois décrite comme équivalente, ou pire que la violence masculine : si un coup de poing peut envoyer la victime à l’hôpital, la parole blessante de la femme peut pousser l’homme au suicide ! Le sociologue Francis Dupuy Déri a bien décrit et démonté ces thèses dans un ouvrage sur la « crise de la masculinité » [ix].

Un autre problème avec le concept de violence psychologique est qu’il fonde la violence conjugale sur une relation « malade », qui dessine, par la négative, une relation saine, symétrique, pour peu que l’on respecte l’autre, qu’on l’écoute et qu’on ne se montre pas violent. Le respect et l’écoute sont certes importants, mais ne fondent pas pour autant une relation symétrique : qu’en est-il de la division genrée du travail, des inégalités socio-économiques, de la double journée de travail des femmes ? Qu’en est-il des rapports de domination ordinaire au sein des relations hétérosexuelles ?

La domination masculine dans les relations hétérosexuelles « ordinaires »

Dans son dernier essai, « Réinventer l’amour, comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles », la journalise Mona Chollet montre que les femmes sont encouragées socialement à se remettre en question, à pratiquer l’introspection, « mais aussi à douter d’elles-mêmes, à se culpabiliser sans cesse, à penser que tout est de leur faute ou de leur responsabilité, à s’excuser d’exister ».[x] Les hommes, eux, sont habitués à penser que tout leur est dû, et sont davantage encouragés à agir plutôt qu’à pratiquer la remise en question de soi. Mona Chollet ajoute que les femmes sont poussées à s’accomplir dans la relation amoureuse, ce qui implique un effort pour réparer la relation et éventuellement le conjoint… Comment ne pas y voir une autre explication à la prétendue « complicité » de la victime du pervers-narcissique ? Un point fort de son essai est la manière avec laquelle elle vient gratter la relation de couple hétérosexuelle « idéale ». Loin d’être un havre d’amour et de respect mutuel, les relations hétérosexuelles décrites dans les grandes œuvres cinématographiques et romanesques, sont traversées par une domination masculine et une soumission féminine. Elle montre comment la domination, l’usage masculin de la force – jusqu’au viol conjugal – a été érotisée, à tel point que pour certaines personnes, l’égalité est un tue l’amour. D’où l’importance pour elle de « réinventer l’amour ».

Différentes grilles de lecture

Il ne s’agit cependant pas de rejeter la perversion narcissique du seul fait que son usage est galvaudé. Il existe des personnes manipulatrices qui tirent jouissance de la dévastation d’autrui, appelons les pervers narcissiques. Il existe également des personnes dont certaines vulnérabilités les poussent à répéter des situations traumatiques, appelons les complices. En fait, nous pouvons tous, face à un évènement qui nous submerge, devenir momentanément pervers ou complice de perversion, sans que cela fasse de nous un pervers-narcissique. Dans tous les cas, il est primordial que la souffrance des victimes puisse être reconnue.

Seulement, ces analyses psychologiques ne sont pertinentes que pour décrire des souffrances singulières, dans le cadre de conjugopathies, où un membre du couple exerce une emprise psychologique sur l’autre. Le problème apparait lorsque que cette grille de lecture sature l’espace public et entend généraliser ses conclusions sur un problème aussi complexe que la violence conjugale. Il faut rappeler que cette dernière n’est pas un problème psychologique : la plupart des auteurs de violences ne souffrent pas de maladies psychiques, et la majorité des personnes souffrant de maladies psychiques ne sont pas violentes.

La perversion ou la part sombre de nous-même

Dans son ouvrage : « La part sombre de nous-même, une histoire des pervers », Élisabeth Roudinesco, commentant les travaux de Foucault, appelait les pervers « ceux qui sont désignés tels par les sociétés humaines, soucieuse de se démarquer d’une part maudite d’elles-mêmes[xi] ». Aujourd’hui, le pervers narcissique est désigné pervers pour que l’homme « ordinaire » ne se sente pas concerné par un rapport de domination qui se joue chaque jour, dans toutes les relations hétérosexuelles. Que restera-t-il de la perversion narcissique, le jour où les rapports de domination cesseront au sein des couples ?

 

Illustration: Peter Paul Rubens – deux satyres, Wikipedia Commons

[i] [i] Cet article ne traite que des relations hétérosexuelles. Cela ne veut pas dire que la violence conjugale n’existe pas au sein de la communauté LGBTIQA+, mais qu’elle n’est pas médiatisée de la même manière.

[ii] La paradoxalité consiste à soumettre à une personne des injonctions inconciliables. Incapable de répondre à l’injonction qui lui est faite, l’enfant se voit empêché de penser et disqualifié dans son être. Ce concept rapproche Racamier des travaux de Bateson et l’école de Palo Alto, avec la notion de double bind, ou des travaux du psychiatre Harold Searles, résumés dans son livre au titre éloquent : les efforts pour rendre l’autre fou. L’exemple d’injonction paradoxale souvent évoqué est celui d’une mère qui offre deux cravates à son fils, une verte et une jaune. Pour faire plaisir à sa mère, le fils porte la jaune. Celle-là s’écrie : « tu n’aimes donc pas la verte ? » L’opération se répète avec l’autre cravate. Quand, perdu, l’enfant se décide à porter les deux cravates ensemble, sa mère s’exclame : « mais tu n’as donc pas toute ta tête ! ».

[iii] La séduction narcissique désigne une relation symbiotique dans laquelle le nouveau-né est considéré comme une extension narcissique du parent. Ce type de relation abolit toute altérité et prévient le développement d’une ambivalence et conflictualité essentielle.

[iv] Racamier, Paul-Claude. « Le génie des origines, psychanalyse et psychose », Payot, 2002

[v] Ibid, ce paragraphe doit beaucoup à Joly, Marc, et Corentin Roquebert. « De la « mère au narcissisme pervers » au « conjoint pervers narcissique ». Sur le destin social des catégories « psy » », Zilsel, vol. 8, no. 1, 2021, pp. 254-283.

[vi] Eiguer, Alberto. « Le pervers narcissique et son complice », Dunod, Paris, 2012

[vii] Hirigoyen, Marie-France. « Femmes sous emprise, les ressorts de la violence dans le couple », Oh éditions, 2005.

[viii] Delage, Pauline. « Perversion narcissique, genre et conjugalité », Zilsel, vol. 8, no. 1, 2021, pp. 240-253.

[ix] Dupuis-Déri, Francis. « La crise de la masculinité, autopsie d’un mythe tenace », les éditions du remue-ménage, 2017.

[x] Chollet, Mona, Réinventer l’amour, comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Zones (La découverte), 2021.

[xi] Roudinesco Élisabeth, La part obscure de nous-mêmes, une histoire des pervers, Albin Michel, 2007

La vaccination à l’épreuve de la responsabilité individuelle

Avec une couverture vaccinale de seulement 50%, nous voici sur les rails d’une quatrième vague. Ce constat est d’autant plus frustrant que, contrairement à l’automne passé, nous possédons un moyen d’enrayer l’épidémie. Dans cet article, je soutiens que cet échec n’est pas dû aux thèses complotistes ou antivax, ni au prétendu égoïsme d’une partie de la population, mais à un discours politique centré sur la responsabilité individuelle plutôt que collective. Il est parlant que ce soit au sein du Parti Libéral-Radical (PLR), ardent défenseur des valeurs individualistes, qu’a surgi un malaise autour du refus d’un élu de se faire vacciner.

La vaccination où elle en est

Les questionnements autour de la vaccination sont légitimes. Aucune intervention médicale n’est sûre et efficace à 100%. La prise d’un antidouleur après une blessure sportive peut conduire à une réaction anaphylactique potentiellement fatale. Chaque prescription médicale s’accompagne d’un calcul de risques et de bénéfices. Pour la vaccination, la balance penche fortement du côté des bénéfices. Études après études, les données s’accumulent : la vaccination est efficace pour prévenir les formes graves de la maladie et pour diminuer la propagation du virus [i]. Malheureusement, la couverture vaccinale de notre pays, actuellement à 50 %, est insuffisante et plusieurs modèles expérimentaux prédisent une nouvelle vague pour cet automne [ii]. Selon un récent sondage de la SSR, seuls 25 % de la population s’oppose à la vaccination [iii], ce qui fait que nous avons une certaine marge pour convaincre les indécis·es et atteindre une couverture vaccinale suffisante. Reste à savoir comment les convaincre.

Libéralisme et vaccination

Conseiller d’État valaisan, le libéral-radical Frédéric Favre a récemment été au centre d’une polémique après avoir défendu son choix de ne pas se faire vacciner. Certain·es y ont vu un manquement au devoir d’exemplarité, d’autres ont critiqué ses propos laissant entendre que les choix de se faire vacciner ou non étaient équivalents. Le malaise a même touché son propre parti, ce qui parait étonnant quand on connait la valeur de la liberté et de la responsabilité individuelle au sein du PLR. Dans la tradition libérale, l’individu est un être rationnel qui prend des décisions en fonction de ses intérêts égoïstes. Les intérêts épars, parfois opposés, des individus sont ensuite arrangés par la « main invisible » – aujourd’hui le libre marché – pour concourir au bien de tous. Cette liberté a toutefois une contrepartie : c’est la responsabilité individuelle, une responsabilité que l’individu assume envers la communauté. Pour les libéraux, cette responsabilité ne saurait toutefois être dictée par une majorité ou une quelconque idée de bien-être général.

Dans une chronique parue dans ce journal il y a quelques années [iv], le PLR Philippe Nantermod, qui s’est montré critique avec la déclaration de Frédéric Favre, écrivait avec la philosophe Ayn Rand « qu’il serait moral pour un individu de chercher son propre bonheur, tandis que le bien commun ne justifierait aucun sacrifice personnel ». C’était en 2017, en réponse à une opinion du prix Nobel de chimie, Jacques Dubochet, qui associait l’intelligence à la gauche et l’égoïsme à la droite. Quatre ans plus tard, nous faisons face à une pandémie mondiale, et les valeurs individualistes qui fondent notre société semblent totalement en décalage par rapport à cet enjeu.

Les limites de la responsabilité individuelle

Car il y a un aspect qui n’a été abordé ni par l’élu, ni par la plupart des critiques, c’est l’enjeu collectif à la vaccination. En refusant de se faire vacciner, Frédéric Favre risque de contaminer des personnes vulnérables ou qui ne peuvent pas bénéficier des effets positifs de la vaccination (par exemple en raison d’un système immunitaire défaillant). Il risque également d’être vecteur de la propagation d’une prochaine vague, avec les conséquences négatives que l’on connait, conséquences qui toucheront toute la population.

Cet exemple illustre bien les limites de la responsabilité individuelle. La vaccination n’est pleinement efficace que si suffisamment de personnes décident de se faire vacciner quand bien même elles en tirent un bénéfice relativement faible. Ou, pour le dire autrement, si les individus pensent à la collectivité avant de penser à eux-même. Mais comment blâmer les indécis·es, dans un pays qui érige la concurrence de tous contre tous en modèle de société et qui soumet les valeurs collectives à la liberté individuelle ? Comment faire passer un message de responsabilité individuelle, alors que, durant la pandémie, des propriétaires se sont montrés intraitables avec des gérant·es d’établissements publics, alors que des entreprises ayant demandé l’aide de l’état ont versé de généreux dividendes à leurs actionnaires ? La responsabilité individuelle, quand elle ne s’accompagne pas d’une solidarité effective, devient une justification béate de la liberté de quelques-uns.

Que faire ?

Entre l’autoritarisme français du pourtant très libéral Emmanuel Macron et les limites d’une approche suisse basée sur la responsabilité individuelle, il existe une troisième voie : mettre la solidarité et la responsabilité collective au cœur des débats ; aller à la rencontre des indécis·es, écouter leurs questions et leurs doutes, leur présenter les bénéfices de la vaccination, tout en acceptant sans juger la décision de celles et ceux qui refusent. Ce n’est pas en clivant la société entre les adeptes et les opposant·es à la vaccination que nous viendrons à bout de la pandémie. Ce n’est pas non plus en y allant chacun pour soi, n’en déplaise à certains politiciens.

 

[i] Thompson MG, et al. Prevention and attenuation of Covid-19 with the BNT162b2 and ARNm-1273 vaccines. N Engl J Med 2021; 385:320-329 DOI: 10.1056/NEJMoa2107058

[ii] Paolo Bosetti, Cécile Tran Kiem, Alessio Andronico, Vittoria Colizza, Yazdan Yazdanpanah, et al.. Epidemiology and control of SARS-CoV-2 epidemics in partially vaccinated populations: a modeling study applied to France. 2021.

[iii] https://www.rts.ch/info/suisse/12333960-bien-que-divisee-sur-le-vaccin-la-suisse-retrouve-le-moral-selon-un-sondage-ssr-sur-le-covid.html

[iv] https://www.letemps.ch/opinions/vertus-legoisme-vie-politique

Le sang des femmes : regard sur la précarité menstruelle

« Les règles représentent dans la vie d’une femme ce qu’elle doit absolument avoir et ce qu’elle doit impérativement cacher » [i]. Cette citation de l’écrivaine Françoise Edmonde Morin illustre l’ambivalence des règles. Preuves de bonne santé et étape importante dans la vie des femmes, elles demeurent quelque chose d’embarrassant et de sale qu’il faut absolument cacher. Les publicités pour des produits menstruels illustrent bien ce phénomène, elles qui utilisent un liquide bleu pour symboliser le sang (en 2017, une première pub ose le rouge). De plus, en axant le marketing sur la peur de la fuite et des odeurs, ces publicités renforcent le sentiment de honte qui entoure les règles. Comme le remarque la journaliste Camille Emmanuelle, auteure d’un livre sur les règles, ces publicités ne montrent jamais une femme en train de courir malgré une petite tache de sang [ii]. En comparaison, les publicités pour les déodorants masculins ne manquent pas de montrer les auréoles sous les bras, fruit de l’effort viril. Il serait intéressant de comparer l’expérience pubertaire des hommes en lien avec la première éjaculation, qui tache parfois les vêtements et les draps. Elle est peut-être taboue, mais en aucun cas taxée de honteuse et de sale.

Un autre tabou autour des règles est celui de la précarité menstruelle, qui désigne les difficultés que rencontrent certaines femmes à obtenir des protections menstruelles. Dans les pays occidentaux, de nombreuses étudiantes et femmes vivant dans la précarité rencontrent ce problème, qui a des conséquences sanitaires (risque d’infection) et sociales (stigmatisation, exclusion). Dans certains pays d’Afrique, des jeunes femmes manquent l’école plusieurs jours par mois faute de protections adaptées. A ce jour, les protections hygiéniques sont encore taxées comme des produits de luxe à 7,7 %, alors que la litière pour chat n’est taxée qu’à 2.5 % (une révision de la TVA prenant en compte cette absurdité est en train d’être discutée à Berne).

Loin d’être un phénomène nouveau, cette ambivalence autour des menstruations se retrouve dans l’histoire du regard qu’a porté la société et la médecine sur les règles. Une ambivalence cette fois-ci construite autour du couple nocivité-vulnérabilité.

 

Le pouvoir nocif des règles (et des femmes)

La femme indisposée a toujours suscité peur et méfiance. Dans les religions monothéistes, elle est déclarée impure et doit respecter des règles d’hygiène strictes tout en s’éloignant de la communauté. C’est que le sang menstruel est réputé nocif. Au premier siècle après Jésus-Christ, Pline l’ancien notait à propos des femmes indisposées : « son seul regard ternit l’éclat des miroirs, émousse le tranchant du fer, efface le brillant de l’ivoire… à son contact, le lin qu’on fait bouillir noircit… le cuir prend une odeur fétide et se rouille »[iii]. Les croyances sur les effets néfastes des règles perdurent jusqu’au siècle dernier. L’ethnologue Yvonne Verdier montre ainsi que des interdits continuent à toucher les femmes réglées dans certaines régions rurales françaises dans le XXe siècle. Elles risquent en effet de faire rater la mayonnaise, gâter la viande, tourner le vin en vinaigre. Ces attributs sont parfois utilisés pour faire fuir la vermine dans les champs. Verdier remarque que, privée de ses règles durant sa grossesse, la femme développe des envies alimentaires irrépressibles ou au contraire des dégoûts très importants. « Dans les deux cas, il y a désorientation des sens qui proviendrait de la perte de la fonction périodique de la menstruation, de ce balancier interne qui fait le juste équilibre féminin »[iv]. Ainsi, les règles illustrent aussi la vulnérabilité et l’équilibre fragile des femmes.

 

L’expression d’un corps fragile

Dans l’antiquité, la médecine hippocratique conçoit le corps de la femme comme étant inférieur à celui de l’homme. Leur peau est plus douce et plus lâche, absorbant et retenant davantage d’eau que celle de l’homme, la rendant sujette à l’excès d’humidité. Leur mode de vie, décrit comme sédentaire et oisif lui fait risquer le trop plein d’humidité et la rend dépendante des règles pour réguler sa teneur en eau. Pour prévenir les maladies d’excès ou d’insuffisance d’humidité, les médecins préconisent le mariage et la grossesse. En enfantant, la chair de la femme se déchire et dessine dans le corps des béances où l’eau peut s’accumuler et éviter les excès[v].

Deux milles ans plus tard, à l’âge classique, les médecins conçoivent l’utérus comme un égout, chargé d’évacuer par les règles les différentes sécrétions féminines dont l’accumulation risque d’empoisonner la femme et provoquer les vapeurs (l’ancêtre de l’hystérie). Encore une fois, la constitution et le mode de vie des hommes les protègent de ces dommages – même si certains médecins voient dans les hémorroïdes des sortes de menstruations masculines.

Effrayante et vulnérable à la fois, la femme est rivée à son corps, dans un équilibre toujours instable, dépendant des menstruations et d’un mode de vie strictement définis pour ne pas sombrer dans la maladie. Le traitement est souvent le même : mariage, grossesse, régulation de la sexualité, évitement de certaines activités. En quelque sorte, le but est de ramener la femme à son rôle social et biologique de reproduction[vi].

 

 

Le biologique et le social

Aujourd’hui, les progrès de la médecine ont permis de mieux comprendre le cycle menstruel et de déconstruire les croyances populaires autour des règles. Mais la médecine moderne n’est malheureusement pas exempte d’inégalité de genre, loin de là. De nombreuses maladies spécifiquement féminines, comme par exemple l’endométriose, demeurent encore mal connues et suscitent l’indifférence d’une partie de la communauté médicale, malgré leur prévalence importante. Les femmes sont souvent sous-représentées dans les essais cliniques et la spécificité des symptômes féminins de certaines  maladies sont encore méconnues, conduisant par exemple les femmes victimes d’infarctus à être parfois diagnostiquées d’anxieuses. Le défi est de pouvoir améliorer les connaissances de ces maladies, sans pour autant surmédicaliser la souffrance féminine, ce qui conduirait à occulter les dimensions sociale et structurelle de celle-ci (inégalité salariale, double journée de travail, harcèlement… la liste est longue).

Je suis un homme. Je ne serai jamais concerné personnellement par la précarité menstruelle par les inégalités de genre. Cela ne m’empêche pas de m’interroger sur cette étrange société humaine, où la moitié de la population est taxée de mystérieuse, de dangereuse et de vulnérable, où la moitié de la population se définit par son altérité.

Il est temps de prendre ces différents problèmes au sérieux. Distribuons dans les lieux de formation et les institutions des produits d’hygiène gratuits et attaquons-nous au prix des produits hygiéniques. Comment justifier le fait qu’ils sont davantage taxées que les litières pour chat ?

 

Illustrations

Les illustrations de cet articles sont la création de l’agence Baston (www.baston.ch), produites pour une exposition sauvage sur les règles lors de la journée internationale de la femme. Elles sont soumises au copyright.

 

Bibliographie

[i] Françoise Edmonde Morin, La rouge différence, 1982, Seuil, Paris.

[ii] Camille Emmanuelle, sang tabou, essai intime, social et culturel, sur les règles, 2017, La Musardine, Paris.

[iii] Pline, Histoire naturelles, livre VII, chap. XIII-XV et livre XXVIII, chap. XXIII, cité par Verdier (cf. infra).

[iv] Yvonne Verdier : façons de dire, façons de faire, La laveuse, la couturière, la cuisinière, 1979, éditions Gallimard, Paris.

[v] Gilman, Sander L., Helen King, Roy Porter, G. S. Rousseau, and Elaine Showalter Hysteria Beyond Freud. Berkeley:  University of California Press,  1993. http://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft0p3003d3/

[vi] Sabine Arnaud, L’invention de l’hystérie au temps des lumières, (1670-1820), EHESS, 2014, Paris.

"Large vitamin pills and tablets" by hitthatswitch is licensed under CC BY-NC-SA 2.0

Les vitamines, ça fait du bien… aux entreprises qui les commercialisent.

« Fonder une nouvelle entreprise ? Pourquoi pas ! » affirme le jeune retraité sur la publicité d’un célèbre revendeur de vitamines. Amateur de ski de randonnée et épicurien, l’homme se décrit avant tout comme entrepreneur. Comme chaque publicité de la campagne, l’affiche conclut par « ça fait du bien ».

Cette publicité laisse entendre que 1) les vitamines font du bien, 2) fonder une entreprise est un des marqueurs ultimes de bonne santé. Dans un pays aussi libéral que la Suisse, où l’innovation et l’entreprise sont élevées en valeur cardinale de société, cela semble aller de soi. Sauf que le moment est peut-être mal choisi pour ce genre message, quand on sait que la pandémie a mis à mal de nombreux petit·es indépendant·es

Les vitamines : un commerce juteux.

Il n’empêche que les vitamines, ça fait du bien aux entreprises qui les commercialisent. On estime qu’entre 30 à 50% de la population suisse consomme des vitamines ou des compléments alimentaires[i], ce qui génère un marché juteux, difficilement quantifiable.

On a longtemps pensé que les omégas trois protégeaient des maladies cardiovasculaires, que la vitamine D prévenait certains cancers (et plus récemment contre le Covid-19), que la vitamine C luttait contre les refroidissements. A ce jour, aucune étude n’a pu démontrer de manière convaincante un véritable effet positif de ces vitamines en prévention primaire (prévention parmi la population saine). Des articles documentent par contre des cas d’effets nocifs voir létaux de compléments alimentaires pris en trop grande quantité ou sans contrôle médical.

 

Publicité de Burgerstein vitamine, tirée de : https://www.burgerstein.ch/fr/nouvelle-campagne-dimage-de-burgerstein-vitamine

A ceux qui ont, on donnera encore plus.

Le profil principal des adeptes de vitamine est celui de personnes sportives, soucieux de leur santé et se nourrissant de manière équilibrée. Autrement dit, les personnes à qui les vitamines profitent le moins[ii].

Il existe par contre plusieurs catégories de personnes qui sont à risque de développer des carences aux conséquences potentiellement sérieuses. Certaines sont bien identifiées et traitées, comme par exemple les femmes enceintes. D’autres posent encore un certain nombre de défis, comme les personnes souffrant de maladies chroniques ou les personnes présentant une dépendance à l’alcool. Ces dernières sont très exposées à un déficit en vitamine B1, la thiamine, qui peut conduire à l’encéphalopathie de Wernicke ou au syndrome de Korsakoff, une démence caractérisée par des troubles de mémoire très importants. La difficulté à distinguer les signes cliniques, confondus souvent avec une alcoolisation aiguë, de même que la stigmatisation dont ces patient·es sont victimes dans les services d’urgence sont des barrières à une prise en charge adéquate.

Pour les entrepreneurs burkinabés de demain ?

En 2012, je me suis rendu au Burkina Faso pour un stage de fin d’études dans un dispensaire de pédiatrie. Des membres d’une association m’avaient demandé d’emmener deux valises entières remplies de vitamines achetées en grande surface. Elles allaient servir de complément alimentaire aux nombreux enfants dénutris qui étaient traités là-bas. Certains souffraient de kwashiorkor, un syndrome gravissime, souvent létal. Nul doute que les vitamines leur ont été utiles. De là à en faire des entrepreneurs en puissance…

Pour conclure, les vitamines illustrent parfaitement la si douce parabole des évangiles : « On donnera à celui qui a, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a ». Comme notre système économique ?

 

[i] https://www.blv.admin.ch/blv/fr/home/dokumentation/nsb-news-list.msg-id-66016.html

[ii] Marques-Vidal P, Pécoud A, Hayoz D, Paccaud F, Mooser V, Waeber G, Vollenweider P. Prevalence and characteristics of vitamin or dietary supplement users in Lausanne, Switzerland: the CoLaus study. Eur J Clin Nutr. 2009 Feb;63(2):273-81. doi: 10.1038/sj.ejcn.1602932. Epub 2007 Oct 17. PMID: 17940542.

 

Photo : “Large vitamin pills and tablets” by hitthatswitch is licensed under CC BY-NC-SA 2.0

Le virus, l’hôte et le complot

« Quel vaccin contre le complotisme ? », titrait l’émission infrarouge de la RTS cet été, alors que le média Bon pour la tête publiait une « épidémiologie du complotisme ». La métaphore sanitaire du complotisme est attirante, surtout quand on voit la réplication virale des théories alternatives sur internet. Mais le problème avec les métaphores, c’est quand elles quittent le domaine du symbolique pour prétendre saisir la réalité. Ainsi, quand l’OMS met en garde contre l’infodémie, un néologisme décrivant une épidémie de fausses nouvelles autour du coronavirus, elle laisse entendre que la prise en charge du problème doit être sanitaire.

Le virus, l’hôte et le complot

Avec le modèle de l’épidémie, un individu sain (l’hôte) est infecté par un agent extérieur, plus ou moins pathogène et transmissible, et devient contaminé. Des tests diagnostiques permettent de différencier les personnes saines des malades. Bien sûr, les manifestations de la maladie varient d’un individu à l’autre en fonction des caractéristiques et des vulnérabilités de chacun·e, mais d’un point de vue sanitaire, cela n’a guère d’importance : dans tous les cas, la personne infectée doit être prise en charge, que ce soit par des mesures d’isolement ou des mesures thérapeutiques.

Transposé dans le domaine des fausses informations, ce modèle laisserait entendre qu’il existe des complotistes (malades) et des non-complotistes (sains). Mais quels tests et quels critères utiliser pour différencier les premier·ières des second·es ? Et que signifie réellement le terme complotisme ? Faut-il mettre dans le même panier les militant·es contre la 5G (qui n’ont pas attendu la pandémie pour se faire entendre) et les adeptes de QAnon ? Les personnes qui se montrent critiques contre l’influence de l’industrie pharmaceutique dans le domaine de la médecine seraient-elles traitées de la même manière que les platistes ?

Vers une prise en charge sanitaire du complotisme

L’arsenal de mesures pour endiguer les épidémies est connu : prévention, limitation de la contagion, immunisation collective, traitement de soutien et curatif. Si ces mesures ont montré leur efficacité sur le plan épidémiologique, on peut douter que ce soit le cas avec le complotisme. Les pédagogues veulent prévenir le mal par l’éducation. Les censeurs entendent limiter la contagion en bloquant les contenus litigieux sur internet. Des mesures pleines de bonne volonté, mais qui risquent d’être totalement contre-productives. On connait l’efficacité avec laquelle les agitateurs de théories du complot retournent les arguments des experts : “il y a une vérité qu’on nous cache, la preuve : regardez avec quelle insistance ils essaient de vous prouver que vous avez tort !”.

Les tâches aveugles de la vision sanitaire

Jusqu’à présent, les mesures sanitaires prises contre la pandémie de coronavirus se sont concentrées sur le contrôle de l’infection. Or, de plus en plus d’évidences montrent que les pandémies seront plus fréquentes et plus meurtrières à l’avenir, et cela en lien avec la destruction des écosystèmes et l’agriculture intensive, notamment[i]. Il serait bien plus efficace, et moins couteux à long terme, de lutter contre ces causes (et cela aurait aussi l’avantage de réduire le réchauffement climatique), plutôt de courir derrière les épidémies.

De même, une prise en charge réactive de ce que l’on désigne communément par complotisme est vouée à l’échec, tant que les conditions favorisant l’émergence et le développement de telles théories ne sont pas prises en compte : perte de confiance dans les institutions, méfiance envers les industries pharmaceutiques, déclin des médias traditionnels, augmentation des inégalités et de l’insécurité de l’emploi, etc. Cette méfiance ne sort pas de nulle part. Il faut rappeler que les scandales politiques se succèdent, que des lanceurs d’alertes sont emprisonnés, que le vénérable parti démocrate a relayé des théories complotistes sur l’élection de Trump, que Bush a inventé des armes de destruction massive en Iraq et que les plus grands médias américains l’ont suivi !

Ainsi, la montée des discours complotistes doit est être vue comme un symptôme d’un mal profond et complexe, un mal qui ne saurait être traité par un simple emplâtre (il fallait bien terminer sur une métaphore médicale !).

 

 

[i] lire le rapport de l’ipbes ici et l’article “contre les pandémies, l’écologie”, Sonia Shah, Le Monde Diplomatique, mars 2020

 

Crédit photo: “Des théoriciens du complot avaient mis le doigt sur un cliché montrant sur le capot du LRV une contravention” by pichenettes is licensed under CC BY-NC-ND 2.0

 

Éloge de l’hystérie (climatique)

« L’hystérie est morte, c’est entendu. Elle a emporté avec elle ses énigmes dans sa tombe », écrivait Etienne Trillat en conclusion de son bel ouvrage Histoire de l’hystérie paru en 1986[i]. Il est vrai qu’après avoir atteint son apogée à la fin du 19e siècle, l’hystérie a quasiment disparu de la nosographie actuelle. Exit les suffocations de la matrice, les vapeurs, la grande crise hystérique de Charcot ou le conflit œdipien analysé par Freud. De l’hystérie, il ne reste plus que les troubles de conversion et les états dissociatifs, un ensemble de syndromes variés se manifestant sans atteinte anatomo-pathologique observable.

Mais, dit-on, un autre type d’hystérie se donne à voir dans la rue, où des foules enfiévrées se réunissent pour défendre des causes écologiques plutôt que d’aller à l’école ou travailler comme tout le monde. La critique de l’hystérie climatique est le nouveau point de ralliement de la droite climato-sceptique et presque un passage obligé pour qui veut railler les mouvements écologiques. Pourtant, les auteurs de ces critiques ne définissent jamais ce qu’ils entendent par hystérie. C’est bien dommage, étant donné que ce diagnostic a beaucoup de choses à nous apprendre sur ceux qui l’emploient.

Histoire de l’hystérie

Au IVe siècle avant notre ère, la tradition hippocratique décrit différents maux liés à l’utérus (hystera en grec). L’organe, doté d’une autonomie presque animale, se déplace dans le ventre lorsqu’il y a rétention de règles, sécheresse de la matrice ou insuffisance de coït. Le tableau clinique associe suffocation, spasmes, lividité, hypersalivation ou révulsion des globes oculaires, entre autres. Le traitement consiste à faire revenir l’utérus au bon endroit, manuellement ou à l’aide d’odeurs agréables agitées près de la vulve. Cette maladie utérine, qui ne s’appelle pas encore hystérie (le mot apparait en 1703[ii]) se maintient jusqu’au siècle dernier. L’utérus est tantôt caractérisé comme un égout qui doit faire s’écouler les menstrues et sécrétions féminines, sous peine d’empoisonner le corps ; tantôt comme un organe lubrique, responsable à lui seul de tous les étranges comportements des femmes.

Au 17e siècle, certains médecins déplacent le siège de l’hystérie au cerveau. Les symptômes perdent leur connotation bassement sexuelle pour s’anoblir avec la fragilité nerveuse, la fatigue, l’ennui, la tristesse, ce qui deviendra le spleen au 19e. Dans la version cérébrale, l’homme est également touché, bien que plus rarement. D’une manière générale, l’hystérique mâle est un homme efféminé ou homosexuel, qui partage les bassesses de la féminité.

Avec Freud, l’hystérie quitte définitivement le cerveau et l’utérus pour s’installer dans l’esprit. Les symptômes deviennent l’expression d’un conflit psychique sous-jacent entre un désir inconscient qui émerge et des normes sociales, familiales ou culturelles qui le répriment. Le symptôme hystérique est le langage symbolique par lequel le désir refoulé cherche à s’exprimer. La méthode analytique permet de mettre à jour le conflit, ce qui fait disparaître le symptôme rendu inutile. La psychanalyse a un rôle ambigu face au sexisme du diagnostic : si elle donne enfin la parole aux femmes, ces dernières restent cantonnées dans le rôle de patientes autour desquelles les hommes s’affairent (le père, l’amant ou le mari demandent au thérapeute de guérir la femme)[iii].

Au début du siècle dernier, l’hystérie entame un lent déclin, ses manifestations étant progressivement rattachées à la psychiatrie et à la neurologie. On peut se demander si les différentes luttes sociales des femmes n’ont pas joué un rôle dans cette évolution.

Ce que nous dit l’hystérie

L’hystérie est insaisissable. Elle n’a pas d’existence autre que celle que lui donne une époque et une culture donnée. Mais on peut tirer de cette histoire éclatée une conclusion intéressante : En tout temps, le diagnostic d’hystérie a été utilisé pour assigner un rôle social aux femmes en rendant pathologique les comportements qui s’en écartent, comme par exemple lorsqu’il est question de la sexualité ou les revendications pour l’égalité. Depuis la fin du 19e siècle, tous les mouvements féministes exigeant le droit de vote ont été traités d’hystériques. Plus rarement, l’hystérie a été employée pour stigmatiser les classes ouvrières, hommes et femmes confondu·es.

En dénonçant l’hystérie climatique, les contempteur·ices des mouvements écologistes se mettent dans la position rationnelle masculine critiquant l’émotivité et le sentimentalisme féminin des manifestant·es. Et pourtant, la rationalité scientifique semble de plus en plus être du côté des second·es. Pire : en dénigrant avec condescendance ces manifestations, ils refusent de voir le message caché derrière le symptôme. Dans leur vision des choses, le fait même de se révolter est anachronique, bizarre, inadéquat. Comme si le monde nous était donné une fois pour toutes, comme si les luttes sociales appartenaient au passé ! En réalité, le monde est plein de conflictualité, de bouleversements sociaux et historiques qui font naître des comportements nouveaux, inédits, qui sont discrédités par ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change.

Qui aujourd’hui oserait remettre en question la lutte hystérique pour le droit de vote des femmes ?

Qui, dans cinquante ans, osera critiquer l’hystérie climatique de notre temps ?

 

[i] Trillat E., 2006, Histoire de l’hystérie, Editions Frison-Roche, Paris (édition originale : Éditions Seghers, Paris 1986).

[ii] Arnaud S., 2014, L’intention de l’hystérie au temps des lumières (1670-1820), éditions EHESS, Paris

[iii] Chiche S., 2018 Une histoire érotique de la psychanalyse, Payot, Paris. Voir le chapitre sur Dora, un des cas sur laquelle la théorie freudienne de l’hystérie s’appuie, et qui a aussi marqué le courant féministe, certaines ne manquant pas d’affirmer : quelle femme n’est pas Dora ?

 

Photo: Le Dr Charcot à la Salpêtrière (1887). Peinture d’André Brouillet. (Hôpital neurologique, Lyon.) Crédit : Ph. René Basset

La fascination pour le diagnostic de Donald Trump

S’il y a bien une règle que Donald Trump peut se prévaloir de respecter, c’est celle que Freud prescrivait à ses patients avant de les allonger pour la première fois sur le divan : « Vous allez observer que, pendant votre récit, diverses idées vont surgir, des idées que vous voudriez bien rejeter parce qu’elles ont passé par le crible de votre critique. Vous serez tenté de vous dire : “Ceci ou cela n’a rien à voir ici” ou bien “telle chose n’a aucune importance” ou encore “c’est insensé et il n’y a pas lieu d’en parler”. Ne cédez pas à cette critique et parlez malgré tout, même quand vous répugnez à le faire ou justement à cause de cela »[1]. Cette règle faisait émerger des pensées inconscientes, favorisant ainsi le travail analytique.

Ainsi, les prises de paroles de Donald Trump, le flot ininterrompu de ses tweets sans censure et parfois sans signification – comme le mystérieux « covfefe » tweeté en mai 2017 – offrent un matériel inespéré à ceux qui voudraient lui trouver un diagnostic – et s’assurer un succès éditorial. On ne compte en effet plus le nombre de livre critiquant la personnalité de Trump, analysant le moindre de ses comportements pour démontrer sa folie. Les nombreux échos des médias américains transforment chaque brûlot en best-seller. Dernier-né du genre, le documentaire Unfit, qui sort à la fin de ce mois aux États-Unis, compare Donald Trump à Hitler et démontre avec l’appui de psychiatres émérites que le président est un psychopathe. L’enjeu est de taille à l’approche des élections. D’autant plus que le 25e amendement de la Constitution des États-Unis permet d’écarter du pouvoir de manière temporaire ou définitive un président reconnu incapable d’exercer sa fonction. Mais à force de centrer sur le personnage plutôt que sur sa politique, on occulte les dimensions sociales et économiques qui ont permis son ascension, laissant ainsi un boulevard pour le tout prochain Trump.

Le couple Conway, le président et le quarterback

Kellyanne Conway est depuis 2016 la plus proche conseillère de Donald Trump. On lui doit notamment l’invention des « faits alternatifs ». George Conway est quant à lui l’un des plus féroce adversaire du président au sein le camp conservateur. Le couple illustre les clivages des républicains face à Donald Trump. L’affrontement a pris une tournure beaucoup plus dramatique ces derniers jours avec l’appel à l’aide de leur fille sur twitter, les décidant chacun de leur côté à prendre leur distance avec la politique.

Un des angles d’attaque de George Conway contre Donald Trump est justement le narcissisme pathologique de Trump[2]. Dans un essai paru en 2019[3], l’avocat fait le curieux parallèle entre le diagnostic du président et la jambe cassée du quarterback des Washington Redskins Alex Smith lors d’un match face aux Houston Texans. Subissant une lourde charge de ses adversaires, le joueur s’écroule et se tord de douleur. Les ralentis montrent la déformation de la jambe, le pied qui prend des angles interdits par l’anatomie. Les téléspectateurices ne sont pas chirurgien·nes orthopédiques. Iels ne savent pas combien d’os contient la jambe et ne savent pas pratiquer un examen clinique. Selon Conway, Iels en savent toutefois assez pour dire que la jambe est cassée. Il en irait de même pour le diagnostic du président : même sans être psychiatre, tout le monde peut dire que quelque chose cloche chez Donald Trump. Mieux : toute personne capable de lire le Diagnostical and Statistical Manual (DSM) peut poser le diagnostic de trouble de la personnalité narcissique.

Le DSM ou l’amour de l’observation

En effet, le manuel de nosographie psychiatrique américain privilégie explicitement l’observation à l’explication. En construisant des critères simples et reproductibles, il permet à tout profane d’y aller avec son diagnostic. Et peu importe si l’origine de la maladie, la causalité psychique, biologique et environnementale son parfaitement ignorées.

Les diagnostics psychiatriques n’ont bien souvent qu’une utilité administrative : demander une prise en charge assurantielle, justifier une incapacité de travail, se positionner sur la capacité de discernement et la responsabilité individuelle, faciliter la recherche ou la communication entre médecins. Poser un diagnostic n’a jamais soigné personne : c’est la discussion que l’on peut avoir avec le patient autour du diagnostic qui peut l’aider à se connaitre et comprendre l’origine de ses souffrances. A l’inverse, poser un diagnostic peut-être source d’une importante stigmatisation dans la société, et nier les causes structurelles qui l’ont produites, comme par exemple la souffrance au travail, la précarité, ou les traumatismes subis durant un parcours migratoire.

Si peu de psychiatres et psychologues réfutent le narcissisme de Trump, leurs prises de position dans le débat public sont divisées. Il y a tout d’abord les thérapeutes interventionnistes, qui estiment que c’est de leur devoir moral et civique d’avertir de la dangerosité du personnage[4]. D’autres invoquent au contraire la Goldwater rule, qui interdit aux spécialistes de santé mentale de se prononcer publiquement sur le diagnostic de personnalités qu’ils n’ont pas examinés et qui n’ont pas donné leur consentement. Pour terminer, il y a des experts comme Allen Frances qui estime que le diagnostic de trouble de la personnalité narcissique ne saurait être posé chez Donald Trump en l’absence de souffrance personnelle ou de dysfonction[5].

Si ces questions sont intéressantes, elles ne sont d’aucune utilité pour comprendre l’accession d’un président narcissique au pouvoir. Car Trump n’est pas devenu narcissique une fois président. Il est plutôt dans la parfaite continuité du magnat de l’immobilier, de la star de la télé-réalité et du candidat qu’il a été. Ce qui fait que les électeurs ont voté pour lui en connaissance de cause.

Et les électeurs de Trump dans tout ça ?

On les avait presque oubliés ceux-là. Il faut dire que quand on parle d’eux, c’est souvent pour décrier leur racisme, leur machisme ou leur arriération. Hillary Clinton elle-même les a traité de panier de pitoyable. C’était quelques semaines avant les élections et la victoire surprise de son adversaire. Mais plutôt que dénigrer ses électeurs, il faudrait plutôt essayer de comprendre pourquoi les états de la Rust-Belt, qui avaient votés en faveur de Barack Obama en 2008 et 2012, ont préféré voter pour Donald Trump plutôt que Hillary Clinton en 2016.

Jérome Karabel, sociologue et professeur à l’université de Berkeley, évoque le glissement idéologique des démocrates, qui ne se préoccupent plus des ouvriers, des chômeurs victimes de délocalisations ainsi que des perdants de la mondialisation et de la désindustrialisation[6]. Ce faisant, ils ont ouvert un boulevard à un candidat dégagiste, qui a réussi à critiquer le système sans attirer le regard sur le fait que sa fortune lui vient justement de ce système.

Une rationalité mortifère derrière la politique de Trump

Il est certes assez angoissant d’imaginer un président de la trempe de Trump à la tête de la première puissance militaire mondiale. Mais ce n’est pas lui qui a envahi par deux fois l’Irak. Ce n’est pas lui qui a lancé deux bombes atomiques sur le japon ou tué des milliers de civils dans ses différentes opérations militaires sur le globe. De plus, si on destitue Trump, c’est pour mettre Mike Pence à la place. Peut-être que ce dernier se montrerait plus prévisible et policé, mais arrêterait-il la construction des murs à la frontière, la destruction des écosystèmes, la baisse fiscale indécente des plus riches et le soutien aux groupes d’extrême droite ? Trump n’est pas une parenthèse. Sa politique est à l’œuvre dans de nombreux pays dirigés par des présidents pas tous narcissiques. A l’approche des votations fédérales, il serait bon de se rappeler que la politique de Trump se pratique également chez nous.

Faire le lit du prochain Donald Trump

Ce n’est donc pas Trump qu’il faut combattre, c’est les idées qu’il véhicule et qui le dépassent largement. Bien sûr, il y aurait quelque chose de jouissif à lui dire « You’re fired », lui qui a prononcé tant de fois cette phrase dans son show de téléréalité. Mais de même que poser un diagnostic isolé ne sert à rien en psychiatrie, s’arrêter sur la personnalité pathologique de Trump détourne l’attention des problèmes sociaux et politiques qui ont conduit à son élection. Et prépare le lit pour un prochain Donald Trump.

 

 

[1] Freud, S. 2010, La technique psychanalytique, PUF

[2] Pour plus de detail concernant le narcissisme pathologique, voir https://blogs.letemps.ch/jeremie-andre/2020/08/04/narcisse-netait-pas-narcissique/

[3] Conway G., 2019, Unfit for Office, The Atlantic, 3 octobre 2019

[4] Lee B. and al. 2017, The dangerous case of Donald Trump, St-Martin’s Press, New-York

[5] France, A., 2017, Misdiagnosis Donald Trump, Journal of Mental Health, 26:5, 394-394

[6] Karabel J,. Comment perdre une élection, décembre 2016, Le Monde Diplomatique.

 

Crédit photo : “Donald Trump” by Gage Skidmore is licensed with CC BY-SA 2.0. To view a copy of this license, visit https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/

Narcisse n’était pas narcissique

Il y a dix ans, deux psychologues attiraient l’attention sur une épidémie silencieuse frappant les campus américains : le narcissisme[1]. En comparant les résultats de tests psychologiques passés par plusieurs générations d’étudiant·es, J. Twenge et W. K. Campbell concluaient que la prévalence du narcissisme augmentait aussi vite que l’obésité. Dans leur analyse, ils estimaient que l’épidémie était causée notamment par une éducation trop permissive des enfants, centrée sur l’estime de soi et la singularité ; le culte des personnalités médiatiques ; la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux ou encore l’envolée des crédits bancaires (donnant l’impression à chacun·e que tout est accessible). Alors, sommes-nous devenus trop narcissiques ?

Dans son livre Sauvez votre peau, devenez narcissiques[2], l’auteur de développement personnel Fabrice Midal s’appuie sur une relecture personnelle du mythe de Narcisse pour soutenir le contraire. Une provocation payante, puisque son livre a bénéficié d’une couverture médiatique sans précédent, bavarde sur l’auteur et silencieuse sur le contenu. Et tant pis si l’ouvrage contient de grossières confusions sur le narcissisme, notamment l’absence de distinction entre le personnage du mythe et la psychopathologie. Au final, l’auteur réussit la prouesse d’inviter ses lecteurs à devenir narcissique… sans parler du narcissisme. Éclairage.

Qui est Narcisse ?

Narcisse est une figure de la mythologie grecque dont la plupart des sources originales sont perdues[3]. La version latine d’Ovide au début de notre ère est probablement le texte le plus riche et le plus complet[4]. Le récit raconte le destin d’un jeune homme d’une grande beauté qui rejette tous ses prétendant·es. Un amant éconduit profère un jour la malédiction suivante : « qu’il puisse aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l’objet de son amour ». Il sera exaucé. Narcisse aperçoit son reflet dans une source et en tombe éperdument amoureux. Quand il se rend compte que son objet d’amour n’est autre que lui-même et qu’il lui est inaccessible, il se laisse mourir de désespoir. Son corps disparait et se transforme en cette jolie fleur printanière. Fabrice Midal juge que la métamorphose est la preuve de la sagesse du jeune chasseur. Il se garde bien de mentionner la malicieuse allusion d’Ovide : « Or, même une fois reçu au séjour infernal, il se mirait encore dans les eaux du Styx ». Peu importe. La richesse des mythes réside aussi dans les multiples interprétations qui peuvent en être tirées. Mais la richesse des interprétations n’appelle-t-elle pas une certaine prudence dans l’utilisation qu’on en fait ? D’autant plus que le narcissisme est un concept qui a été inventé et développé sans relation au mythe du même nom.

Qu’est-ce que le narcissisme ?

Le narcissisme, en tant que concept psychopathologique, apparait pour la première fois à la toute fin du XIXe siècle. Il est utilisé par des sexologues et psychiatre pour désigner une perversion consistant à utiliser son propre corps comme source d’excitation sexuelle. En 1914, Freud publie « Pour introduire le narcissisme », un essai dans lequel il explore le narcissisme dans de nombreuses directions. Freud insiste sur le fait que le narcissisme est aussi un processus normal, désignant l’investissement libidinal du moi, ainsi qu’une étape du développement psychique devant être dépassée. La fixation ou la régression à ce stade expliquerait des pathologies comme l’hypochondrie, la démence précoce (schizophrénie) ou la paranoïa. Contrairement au complexe d’Œdipe, construit sur une relecture minutieuse de la tragédie de Sophocle, Freud ne se réfère pas au mythe de Narcisse.

Les années 1970 marquent l’essor aux États-Unis de la personnalité narcissique sous l’impulsion des psychiatres et psychanalystes H. Kohut et O. Kernberg. La personnalité narcissique décrit un individu égoïste, mégalomane, manquant d’empathie, se croyant tout permis et utilisant les autres pour servir ses propres fins. Cette description conduit à l’intégration en 1980 du trouble de la personnalité narcissique dans la troisième version du Diagnostic and Statistical Manuel (DSM), la bible de la nosographie psychiatrique américaine. Le trouble de la personnalité narcissique devient ainsi le diagnostic psychiatrique qu’il demeure à ce jour. Cette intégration stimulera la recherche dans de nombreux domaines, notamment dans la psychologie de la personnalité, un domaine de la psychologie qui s’attache à analyser et classer les différents types de personnalité et les traits de caractère associés. Se basant essentiellement sur des questionnaires ou des interviews sur un large échantillon de population, elle a permis d’étudier les traits de caractère non pathologiques associés au narcissisme (notamment parmi les étudiants, ce qui a conduit à l’étude de J. Twenge et W. K. Campbell citée en introduction).

La vulnérabilité du narcissique

Une dimension mal connue du narcissisme et la profonde vulnérabilité qu’elle englobe, illustrée par le paradoxe suivant :  s’ils ont une idée si élevée d’eux-mêmes, pourquoi ont-ils tant besoin de l’admiration des autres ? En fait, le moi grandiose du narcissique finit toujours par se heurter à la réalité. Certains nient cette dernière et poursuivent leur course en avant mégalomaniaque, tandis que d’autres se replient sur eux-mêmes quêtant inlassablement la reconnaissance d’autrui ou développant des symptômes dépressifs ou un vécu de honte, la honte de n’être que ce qu’ils sont. Si la souffrance de ces derniers amène à solliciter plus facilement l’aide d’un thérapeute, elle peut aussi les pousser dans des conduites addictives ou suicidaires. Ces dimensions grandioses et vulnérables peuvent coïncider chez une personne, ou se succéder. Il n’est pas rare qu’avec l’âge, l’apparition des premières limitations physiques, d’un deuil ou d’une séparation, le narcissique grandiose devienne vulnérable.

Si on résume grossièrement, le narcissisme désigne, pour une partie des cliniciens sensibles à l’approche théorique freudienne plutôt qu’à l’approche descriptive du DSM, la capacité à maintenir une représentation et une estime de soi stables à la fois dans la durée et face aux frustrations et aux aléas de la vie ; les manifestations vulnérables ou grandioses du narcissique seraient ainsi expliquées par un narcissisme défaillant.

Dans l’autre approche, le narcissisme ne désigne plus un processus psychique vital, mais une série de traits de caractères associés pour certains au narcissisme grandiose, pour d’autres au narcissisme vulnérable. Dans cette optique, le narcissisme normal ou adaptatif désigne un narcissisme sub-clinique (qui ne remplit pas les critères pour être pathologiques)[5]. Dans toutes les approches néanmoins, le terme narcissique tend à se référer aux dimensions pathologiques du narcissisme.

Devenez narcissiques ?

Dès lors, l’injonction de Fabrice Midal à devenir narcissique paraît être un déni de la souffrance des narcissiques et du difficile travail des thérapeutes. Sauf si on accepte le fait que l’auteur parle de tout autre chose que du narcissisme. Revenons au contenu du bouquin. L’auteur survole la psychanalyse et la psychiatrie en quelques petites pages et ne juge pas nécessaire d’évoquer les controverses actuelles autour du narcissisme. Très précautionneux, il affirme que le pervers narcissique n’est pas vraiment narcissique et classe l’affaire de Donald Trump et de Kim Kardashian en quelques paragraphes : ils ne sont pas narcissiques car ils ne s’aiment pas réellement – montrant bien qu’il ne s’est pas intéressé à la dimension vulnérable du narcissisme.

Mais alors, de quoi parle le livre ? De Fabrice Midal, principalement. De son enfance – narrée sous l’angle du vilain petit canard –, de ses premiers pas incertains dans l’âge adulte et enfin de sa métamorphose (en narcisse ou en cygne). L’auteur fait des incursions dans la philosophie avec Socrate, Saint-Augustin et Kant, sans jamais dépasser le stade des généralités. Il affirme que « la philosophie sans le narcissisme, c’est du poison, comme la littérature et le cinéma » et associe la rationalité au nazisme. Il répète plusieurs fois que se sacrifier pour les autres est une très mauvaise idée, mais encense les figures de Jésus et Socrate (qui sont morts de vieillesse, comme tout le monde le sait).

Au fil des pages, on se rend compte que derrière l’invitation à devenir narcissique se cache l’invitation à s’apprécier tel que l’on est, à chercher et chérir son véritable « soi », à se faire confiance, à refuser les injonctions à la performance. Des propos très classiques pour un ouvrage de développement personnel. L’utilisation du terme narcissique est donc à prendre comme une provocation pour augmenter la visibilité du bouquin.

Et ça a marché.

 

Références

[1] Twenge J., Campbell W. K., 2009, The narcissism epidemic, living in the age of entitlement, Atria, New-York

[2] Midal F., 2017, Sauvez votre peau ! Devenez narcissique, Flammarion, Versilio, Paris

[3] Pour une enquête passionnée sur les origines de Narcisse, voir Knoepfler D., 2010, La Patrie de Narcisse, Odile Jacob, Paris

[4] Ovide, métamorphose, livre III, vers 339-510. Les extraits du texte proviennent de Bettini M., Pelitzer E., 2010, « Le Mythe de Narcisse », traduit par Bouffartigue J., Belin, Paris, (édition originale italienne 2003)

[5] Joshua D. Miller, Donald R. Lynam, Courtland S. Hyatt, W. Keith Campbell, Controversies in Narcissism, Annual Review of Clinical Psychology 2017 13:1, 291-315