Les esclaves du XXIe siècle

Longtemps pensé comme une évidence, l’esclavage a progressivement été aboli. Des premiers mouvements abolitionnistes en Europe dès le milieu du XVIIIe, en passant par l’un des objectifs prioritaires de la création du Parti républicain en 1854 et aux vicissitudes d’Abraham Lincoln déterminé à en triompher, au début du XXe siècle l’esclavage était interdit dans la plupart des Etats. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’interdiction de l’esclavage est même devenu une règle de droit international impératif. Est-ce à dire que l’esclavage a disparu en 2018 ? Certainement pas. Et ce constat est aussi valable pour la Suisse.

Déni de la traite

En 2013, en marge d’un débat au Grand conseil sur la prostitution des mineures, un élu UDC m’a garanti qu’il n’existait pas de traite d’être humains sous nos latitudes se réclamant des chiffres de l’Office fédéral de la statistique. Les zones d’ombre ont ceci de particulier qu’aussi longtemps qu’on ne s’y aventure pas, elles demeurent inconnues et répertoriées nulle part. Il en va de même de l’esclavage, plus communément désigné en 2018 de traite d’être humains.

Cherche et trouve

En 1981, alors conseiller national, Moritz Leuenberger a commencé à se faire un nom en politique en s’engageant pour la création du Centre d’assistance aux migrantes et aux victimes de la traite des femmes (FIZ). Près de quarante ans plus tard, l’activité du FIZ ne faiblit pas. Malgré ses durcissements successifs, la loi fédérale sur les étrangers a créé un statut pour les victimes de la traite. En cas de plainte pénale, les victimes collaborant à l’enquête du Procureur contre les auteurs de la traite peuvent obtenir une autorisation de séjour temporaire d’une année (permis L), voire plus rarement un permis B. En Suisse romande, l’association de lutte contre la traite Astrée a tiré parti de cette base légale pour émerger en 2015. En trois années d’activités, cette association basée à Lausanne a démontré la nécessité d’un dispositif pour les victimes de la traite. Active dans détection, la protection, la prise en charge et l’hébergement des victimes pour la seule année 2017, Astrée a détecté 52 nouveaux cas de traite d’êtres humains en Suisse romande. Prostitution ou mariage forcé, exploitation de la force de travail ou activité illicite contrainte, les cas de traite sont aussi multiples que variés.

Visage de la traite

Le cas de Blessing (prénom fictif) recueillie par Astrée est emblématique. Contrainte au mariage forcé à 16 ans avec un homme beaucoup plus âgé dans son pays d’origine, Blessing s’enfuit. Elle se confie à une dame qui lui propose un voyage en Europe avec la promesse d’une vie meilleure, tout en lui confisquant son passeport. Blessing est confiée à un homme pour la traversée de l’Afrique à bord d’une voiture. À son arrivée en Libye, la jeune femme est emprisonnée. Moyennant le paiement d’une rançon par son transporteur, Blessing est finalement libérée après six mois. Avant son embarcation en Mer Méditerranée avec une centaine d’autres migrants, son transporteur lui remet un numéro de téléphone à composer à son arrivée à destination. À son arrivée, elle est hébergée au Sud de l’Italie où une femme lui prélève des cheveux, des morceaux d’ongles et des poils pubiens. Si Blessing n’obéit pas, un sort lui sera jeté, rendu possible grâce à ces prélèvements. Cette femme ordonne à Blessing de se rendre en Suisse. Arrivée à Lausanne, elle devra se livrer à la prostitution pour rembourser la dette de € 30 000 générée par son transport. Chaque semaine, la femme l’appelle d’Italie et exige un remboursement de € 300 minimum à son hébergeur. Blessing se livrera finalement à l’association Fleurs de Pavé, qui signale son cas à Astrée. Hébergée depuis 5 mois à Astrée, Blessing a déposé plainte pénale. Sa démarche a déjà permis l’arrestation d’un des auteurs. À la suite de son dépôt de plainte, elle a obtenu un permis L. Aujourd’hui, Blessing apprend le français.

Résultats

Rien qu’en 2017, 24 autres victimes ont déposé plainte pénale avec l’aide d’Astrée. Plusieurs enquêtes sont actuellement en cours. Les ramifications des réseaux criminels de la traite sont nombreuses. Mais l’attention portée aux victimes permet de s’en prendre aux auteurs de la traite, ces esclavagistes du XXIe siècle, jusque dans notre coin de pays. À condition que l’on s’y attarde.

Jean Tschopp

Juriste de formation, Jean Tschopp est l’auteur d’un livre sur l’accès aux ressources et aux matières premières (Statut et droits collectifs des peuples autochtones, Stämpfli, 2013). Titulaire d’un doctorat en droit international de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), il est depuis 2012, député socialiste au Grand conseil vaudois et vice-président de Groupe depuis 2016. Parallèlement, Jean Tschopp exerce comme responsable conseil (service juridique) à la Fédération romande des consommateurs (FRC)