La faim justifie les moyens

En Suisse, le Fonds de compensation AVS/AI/APG gère Frs. 33 milliards issus de nos cotisations aux assurances sociales. En 2015, il décidait de renoncer à ses Frs. 200 millions engagés dans le marché du blé, du maïs ou encore du café. La Raiffeisen, troisième plus grande banque du pays, a bâti sa réputation sur une stratégie d’investissement dans l’économie réelle contre une financiarisation à outrance et s’est retirée récemment du marché des matières premières agricoles. Ces réformes inspirent aujourd’hui d’autres fonds de pension ou d’autres banques qui renoncent à la spéculation sur les denrées alimentaires.

Ces repositionnements ne se sont pas faits tout seul. Ils ont été réclamés par des assurés ou clients, plus soucieux que par le passé de la manière dont leur argent est investi. D’après le texte de l’initiative contre la spéculation sur les denrées alimentaires : « les banques, négociants en valeurs mobilières, fonds de placement et assurances sociales dont le siège ou la succursale se situe en Suisse ne peuvent investir dans des instruments financiers se rapportant à des matières premières agricoles ou à des denrées alimentaires ». Les ventes à terme conclues avec des producteurs ou commerçants de matières agricoles portant sur des garanties de délais ou des prix fixés pour des quantités déterminées resteraient autorisées.

Mondialisation alibi

Les opposants honnêtes reconnaissent que les activités boursières dans le domaine agricole sont à l’origine de hausses spectaculaires des prix provoquant de graves problèmes d’approvisionnement dans les pays en voie de développement. Ils avancent néanmoins deux arguments principaux pour rejeter l’initiative.

Premièrement, la Suisse ne peut pas, isolément, résoudre le problème de la faim dans le monde en adoptant l’initiative. Cet argument est parfaitement valable. Les initiants n’ont d’ailleurs jamais prétendu que leur texte vaincrait la faim dans le monde. Il n’en demeure pas moins que le retrait de la Suisse, pays des banques, des marchés spéculatifs sur les denrées alimentaires entraînerait certainement d’autres pays sur cette voie. L’argument des opposants illustre surtout l’excuse de la mondialisation servie ad nauseam par tous ceux qui ont considéré que l’économie mondialisée signifiait la fin du politique et le meilleur prétexte à l’inertie.

Prétendues pertes d’emploi

Second argument avancé par les opposants : l’adoption de l’initiative provoquerait la délocalisation de sociétés de négoce et des pertes d’emplois pour la Suisse. Pourtant, les denrées alimentaires ne représentent que le 15% du total du chiffre d’affaires des sociétés de négoce – une part marginale face aux énergies (59%) et aux pierres, terres et métaux (20%). Sur ces 15%, seule une faible partie concerne des activités spéculatives, l'essentiel des transactions étant constituées de ventes à terme autorisées par l’initiative. Le retrait d’acteurs importants du marché, comme la banque Raiffeisen, n’a pas provoqué de réduction de leur volume d’activité, mais a déplacé ces investissements de second plan dans d’autres secteurs d’activité. Cet argument de l’exode des acteurs du marché financier face à l’apparition de nouvelles normes a aussi ses limites.

Adaptation des acteurs du marché

En 2009, le chef économiste de la Banque Pictet prédisait la perte de 15'000 emplois en Suisse du fait de la suppression du secret bancaire. En réalité, depuis 2009, le nombre d’emplois dans le secteur bancaire à Genève notamment est resté pratiquement stable. La suppression du secret bancaire pour les clients étrangers représentait une réforme autrement plus vaste que la disparition de la spéculation sur les denrées alimentaires. Pourtant, le marché financier s’est adapté à ce nouveau paradigme. La clientèle des sociétés de négoce et des grandes banques trouve en Suisse un savoir-faire capable de s’adapter à de nouvelles normes, à fortiori s’agissant d’activités de second plan, comme celles des matières premières agricoles. Le marché n’est pas figé. Pensez-y le 28 février.

Jean Tschopp

Juriste de formation, Jean Tschopp est l’auteur d’un livre sur l’accès aux ressources et aux matières premières (Statut et droits collectifs des peuples autochtones, Stämpfli, 2013). Titulaire d’un doctorat en droit international de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), il est depuis 2012, député socialiste au Grand conseil vaudois et vice-président de Groupe depuis 2016. Parallèlement, Jean Tschopp exerce comme responsable conseil (service juridique) à la Fédération romande des consommateurs (FRC)