Il y a cent ans naissait le parti fasciste en Italie

Il y a bientôt  un siècle, le 21 novembre 1921, Benito Mussolini créa le Parti National Fasciste (PNF). Cette date marque le funeste anniversaire de la fondation d’un parti officiellement dissous le 2 août 1943, peu après la destitution du Duce par le roi Victor-Emmanuel III, le 25 juillet de la même année. Cette décision provoqua l’invasion allemande de l’Italie qui devint le théâtre d’une sanglante campagne de reconquête par les Alliés et d’une guerre civile entre fascistes et forces de la résistance.

Suite à la création de ses milices fascistes (les faisceaux italiens de combat) en 1919, Mussolini décida de transformer son mouvement en parti politique. Il organisa sa prise de pouvoir peu après, en octobre 1922, après avoir fait marcher ses chemises noires sur Rome et contraint le roi à le nommer président du conseil.

 

“Mussolini est un homme courageux. […] Il mérite l’admiration du monde.”

 

Malgré l’instauration d’un régime dictatorial, Mussolini suscita initialement une certaine admiration auprès des démocraties  pour avoir éradiqué les contestations ouvrières. Le Washington Post du 1er novembre 1926 écrivait: “Le fascisme est une institution inspirant une dévotion fanatique tout comme une fanatique opposition, mais malgré ses tendances répressives il transforme l’Italie en une nation productive et prospère […] Mussolini est un homme courageux. […] Il mérite l’admiration du monde.”

Après avoir toléré et couvert des assassinats politiques, aboli toute forme d’opposition, toute liberté de presse et tous les partis, après avoir instauré les tribunaux spéciaux et la peine de bannissement, après avoir réintroduit la peine de mort, le Duce sombrera par la suite dans ses délires de grandeur impériale en se lançant dans une politique de conquêtes coloniales et en liant le destin de son pays à celui de l’Allemagne nazie. Il finira par se voir en nouvel empereur Auguste à la tête d’un vaste empire méditerranéen. Grisé par ses succès initiaux, poussé par une mégalomanie sans limites, ne se fiant plus qu’à ses instincts après avoir épuré son entourage de toute voix dissidente, le dictateur se considérera comme infaillible. Il édictera les ignobles lois raciales et fera entrer son pays dans la guerre aux côtés des Nazis. Il persistera dans l’erreur jusqu’au bout de l’enfer.

 

Le fascisme est resté au pouvoir  pendant près  de 22 ans, soit 10 ans de plus que le nazisme

 

Le peuple italien a rapidement succombé à sa rhétorique revancharde et triomphante. Il ne fut pas le seul, mais il fut le premier. Le fascisme est resté au pouvoir pendant près de 22 ans, soit 10 ans de plus que le nazisme. Quand un obscur agitateur autrichien écrivait encore Mein Kampf dans une prison bavaroise, Mussolini était au pouvoir depuis deux ans. En 1923, il n’avait même pas daigné accéder à la demande de ce trublion qui lui demandait une photo dédicacée. L’idéologie fasciste a inspiré Hitler qui admirait profondément le Duce. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 1933, Mussolini dirigeait l’Italie depuis une décennie. Cette admiration personnelle du Führer pour le Duce persista malgré les piteuses performances militaires italiennes durant le conflit mondial. Quelques heures après l’attentat raté de Hitler en juillet 1944, ce dernier reçut le Duce qu’il qualifia de son meilleur ami, probablement le seul au monde. Difficile de lui donner tort !

 

Dans son utopie maléfique de créer un Italien nouveau, Mussolini ne reculera devant aucun sacrifice

Bien évidemment, le fascisme d’il y a un siècle dérive de circonstances bien particulières, propres à cette époque tourmentée qui suivit la révolution bolchevique en 1917 et la fin de la Première guerre mondiale en 1918, conjuguant désenchantement, marasme économique, menace rouge, insurrections paysannes et ouvrières dans un climat nationaliste effréné. Toutefois, même si le PNF n’existe plus depuis des décennies, certains attributs du fascisme comme l’attrait pour l’homme fort, le mépris du multilatéralisme et de la démocratie, l’intolérance envers les personnes qui ne partagent les mêmes valeurs, la violence rhétorique refont surface, amplifiés par les réseaux sociaux. Ce centenaire devrait être l’occasion d’une bonne piqûre de rappel sur les désastres provoqués par Benito Mussolini, l’homme qui par son verbe avait l’Italie à ses pieds et qui, par son narcissisme et sa mégalomanie, l’a mise à genoux. Dans son utopie maléfique de créer un Italien nouveau, Mussolini ne reculera devant aucun sacrifice. Plus d’un demi-million d’Italiens ont péri, sans compter les victimes encore plus nombreuses des guerres de conquêtes fascistes en Libye, Éthiopie, Albanie, Grèce et Yougoslavie.

Il faut démystifier l’image du brave dictateur qui n’éprouve que de l’amour pour son bon peuple. Son cynisme se reflète dans quelques réflexions confiées à son beau-fils Galeazzo Ciano (qu’il fera par ailleurs exécuter en janvier 1944…) que ce dernier a rapporté dans son journal: 24 décembre 1940 : le Duce regarde dehors. Il est content qu’il neige. Il dit : cette neige et ce froid tombent bien. Ainsi mourront les demi-portions et cette médiocre race italienne s’améliorera. Une des raisons pour lesquelles j’ai voulu le reboisement des Apennins était celle de rendre l’Italie plus froide et neigeuse.

Jean-Noël Wetterwald

Quelques-unes de ces réflexions sont tirées de mon dernier livre : Témoin d’une déchéance, roman épistolaire d’une jeune Tessinoise en Italie 1935-1945 paru aux éditions Mon Village.

Devoir de mémoire plus nécessaire que jamais

Il y a une vingtaine d’années, le chancelier allemand Gerhard Schroeder avait affirmé que les jeunes générations ne sauraient être coupables des crimes commis par leurs grands-parents. Par contre, elles demeuraient éternellement responsables que de telles horreurs ne se reproduisent plus.

Aujourd’hui, cet appel à la vigilance demeure plus pertinent que jamais avec la disparition des derniers témoins directs des drames qui ont secoué notre planète le siècle dernier. Qui restera-t-il pour raconter à la première personne les déportations aux camps de la mort ou au goulag, les atrocités commises contre les populations civiles, la férocité des combats, le quotidien sous les bombes, ou, plus près de chez nous, moins dramatiques mais pas anodines, les années de privations endurées pendant la guerre ? Combien de trésors mémoriels, d’anecdotes dramatiques ou plus légères sont-ils en train de se perdre ?

” Oublier les morts, c’est les tuer une deuxième fois “

Georges Haldas, écrivait : “Oublier les morts, c’est les tuer une deuxième fois.” Ne souhaitant pas me faire accuser de matricide, j’ai décidé pour ma part de coucher sur papier les souvenirs racontés par ma mère sur la période fasciste qu’elle a vécue en Italie. Ils ont été publiés récemment[1] sous forme de roman épistolaire. J’ai été touché par les réactions de lecteurs qui m’ont fait part d’anecdotes qui se racontaient dans leur famille ou de correspondances découvertes après le décès d’un parent. Tous ces souvenirs ont un point commun, celui d’enfants devenus rapidement adultes par la force des choses, à qui on apprenait à faire attention aux paroles prononcées en public, à ne rien jeter et à tout conserver, à qui l’on expliquait comment se protéger d’attaques venues du ciel, bref à survivre dans un monde inhospitalier.

J’encourage vivement tous les lecteurs dépositaires de telles histoires entendues des parents ou des grands-parents à laisser une trace écrite de ces récits de guerre avant qu’ils ne soient totalement perdus pour leur postérité. La disparition de ces nombreux témoignages laisse les jeunes générations orphelines de récits familiaux. Les cours d’histoire sur la Deuxième Guerre mondiale ne deviennent plus qu’un exercice académique sans aucun rapport direct avec un vécu familial désormais oublié.

Liliana Segre, rescapée italienne des camps, doit vivre sous protection policière comme les repentis mafieux

Cet Alzheimer historique qui nous guette expliquerait-il les nostalgies de l’homme fort, la recrudescence du racisme et de l’antisémitisme ou la banalisation de la Shoah ? En Italie, berceau du fascisme, la commémoration de l’anniversaire de Mussolini rassemble toujours plus de nostalgiques du Duce. Liliana Segre, sénatrice à vie, rescapée italienne des camps de concentration qui allait témoigner dans les écoles, reçoit des menaces antisémites et doit vivre sous protection policière constante comme les repentis mafieux. Que dire des antivaccins qui se permettent aujourd’hui d’arborer l’étoile jaune au mépris total des millions de Juifs déportés et assassinés ?

Il nous appartient donc, en tant que derniers dépositaires de la mémoire de nos parents et grands-parents de la perpétuer, de ne pas briser le fil ténu qui relie les générations, afin de s’assurer que les sacrifices qu’ils ont endurés, que les drames qu’ils ont vécus n’auront pas été vains. Quand il n’existera plus de victimes pour montrer leur avant-bras tatoué, pour convaincre les sceptiques (confortablement assis devant leur écran, biberonnés aux théories complotistes et négationnistes), que les fours crématoires ont bel et bien existé, que le nazisme, le fascisme et le stalinisme furent des idéologies mortifères qui ont impacté la vie de tout un chacun plus ou moins brutalement, il faudra redoubler d’efforts pour raconter et enseigner l’histoire.

Le devoir de mémoire nous incombe à tous

L’Histoire de se répète pas, mais son enseignement, sous toutes les formes, reste une condition nécessaire pour que les jeunes générations ne reproduisent les erreurs tragiques du passé. Cette tâche ne doit pas être laissée uniquement aux professeurs d’Histoire. Le devoir de mémoire nous incombe à tous.

 

[1] Témoin d’une déchéance: Roman épistolaire d’une jeune tessinoise en Italie. Éditions Mon Village 2021.

En Yougoslavie, les souvenirs tuent

Je me souviens de cette scène comme si c’était hier.

Elle se déroulait début avril 1992 dans le petit bureau du HCR à Sarajevo. Du balcon, l’on pouvait observer une foule imposante qui se dirigeait vers le parlement pour manifester en faveur de la paix. Tout comme leurs compatriotes dans la rue, nos collègues yougoslaves espéraient que leur ville, réputée pour sa tolérance multi confessionnelle, fût épargnée par la barbarie des combats qui avaient déjà ensanglanté la Croatie et la Bosnie septentrionale. Beaucoup d’entre eux avaient participé aux JO d’hiver en 1984 comme volontaires pour accueillir les athlètes venus du monde entier. Ils racontaient avec émotion ces journées inoubliables, passées à célébrer la fraternité universelle. Ils ne pouvaient concevoir que quelques fanatiques parviendraient à semer la discorde et la haine. Ailleurs en Yougoslavie peut-être, mais pas à Sarajevo ! Interrompant cette discussion toute imprégnée de nostalgie, l’un d’entre eux émit abruptement une mise en garde : ” Cessez d’évoquer le passé, car en Yougoslavie les souvenirs tuent. ”

Bien évidemment ce collègue ne faisait pas référence aux réminiscences des jeux olympiques, mais aux massacres intercommunautaires perpétrés en Yougoslavie, exacerbés par les crimes contre l’humanité commis par les forces de l’Axe pendant la Deuxième Guerre mondiale. L’évocation du passé ravivait des plaies mal cicatrisées. La chape de plomb imposée par Tito commençait sérieusement à se fissurer laissant s’échapper de mortelles radiations contre lesquelles il devenait difficile de lutter.

Le déplacement des populations civiles n’était pas la conséquence du conflit, mais bien l’un de ses objectifs majeurs

Tous les signaux d’un conflit généralisé en Bosnie viraient au rouge vif. Nos réunions avec le gouvernement bosnien, formé encore des trois factions serbe, musulmane et croate n’incitaient pas à l’optimisme.Nos interlocuteurs nous montraient ces cartes qui divisaient la Bosnie en cantons. Bien sûr, elles variaient selon l’origine communautaire de ceux-ci. Me sachant Suisse, ils partageaient leur intérêt pour le système fédéral helvétique et l’autonomie des cantons. Ces derniers étaient à la mode, car les négociations internationales sur l’indépendance de la Bosnie se basaient sur la création d’une fédération composée de cantons bénéficiant d’une large autonomie. Je me permettais toutefois de souligner la différence fondamentale entre le système suisse et les cartes présentées par mes interlocuteurs. La Suisse intègre la somme de ses cantons qui lui ont préexisté. Ils se sont rattachés au cours des siècles sur la base d’une communauté d’intérêts qui les lie à ce jour. Par contre, pour la Bosnie, le processus inverse était envisagé.

Les trois Parties, avec l’aval de la communauté internationale, cherchaient à diviser la Bosnie en cantons, séparant des communautés devenues inextricablement imbriquées au cours de l’histoire. Une telle stratégie allait forcément buter sur la délimitation territoriale des nouvelles entités qui devaient être les plus homogènes possible. La porte devenait ainsi grande ouverte au nettoyage ethnique. Afin de négocier en position de force, les trois Parties allaient s’atteler à expulser les communautés considérées comme étrangères aux territoires qu’elles désiraient contrôler. Le déplacement des populations civiles n’était pas la conséquence du conflit, mais bien l’un de ses objectifs majeurs.

” En Yougoslavie les souvenirs tuent. ” L’avertissement de notre collègue aurait pu être entendu par les États qui ont choisi la date du 6 avril 1992 pour reconnaître l’indépendance de la Bosnie. Elle marque le triste anniversaire de l’invasion de la Yougoslavie par les forces de l’Axe en 1941 et du bombardement massif de Belgrade par l’aviation allemande. Pour les Serbes, il était difficile de ne pas y voir une provocation. La suite est connue…

La semaine dernière, la justice internationale a confirmé la réclusion à vie de Ratko Mladic, le boucher des Balkans. Une telle condamnation est nécessaire, mais encore insuffisante pour soulager l’ex-Yougoslavie de ses souvenirs mortifères. Combattre l’impunité est essentielle, mais la réconciliation des communautés demande la poursuite d’efforts moins médiatisés et plus soutenus pour que les souvenirs, anciens et récents, cessent de tuer en ex-Yougoslavie !

Jean-Noël Wetterwald

Délégué HCR en Bosnie et Croatie en 1992

 

Utopies: pourquoi pas un monument au Civil Inconnu à Genève ?

Hélas, le martyr des civils dans le monde n’est pas prêt de se terminer. Il vient nous rappeler, si besoin était, que les conflits modernes frappent en premier lieu une population prise en otage par les forces belligérantes, qu’elles soient gouvernementales ou insurgées. Les violations du droit international humanitaire, censé protéger également les civils, ne se comptent plus. Aucun continent n’est épargné. Malgré un arsenal de conventions, de traités et d’institutions internationales ou non-gouvernementales, le sort des civils semble devoir se précariser à chaque nouveau conflit.

Maigre consolation, mais consolation tout de même, les graves infractions au droit international humanitaire restent dûment recensées dans l’espoir, qu’un jour ou l’autre, les coupables de telles violations répondront de leurs actes devant une instance judiciaire internationale. L’effet dissuasif semble toutefois négligeable, vu les rapports dramatiques qui nous parviennent au quotidien des quatre coins du globe. Au-delà des indignations, souvent sélectives et ponctuelles, il conviendrait de frapper les esprits, dans un pur esprit humanitaire, sur le sort particulièrement tragique réservé aux civils au cours de ces dernières décennies.

La plupart des visites officielles dans le monde commencent par le dépôt d’une gerbe sur la tombe du Soldat Inconnu. Une cérémonie solennelle vient régulièrement honorer la mémoire des soldats morts pour la patrie. Par leur sacrifice ultime, ils ont sauvegardé leur pays. Ils ne peuvent tomber dans l’oubli. Ils méritent honneurs et respect.

La Suisse a fort heureusement été épargnée par les boucheries des deux guerres mondiales. À l’occasion de visites d’État en Suisse, nos hôtes n’ont donc pas à se plier à un tel rituel. Alors, pourquoi ne serait-il pas possible de concevoir un monument qui permettrait d’honorer les millions de victimes, principalement des femmes et des enfants tombés dans les Balkans, en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie et dans les Amériques, dont le seul tort était de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment?

Dans une telle perspective, au moment où certaines agences humanitaires délaissent la Cité de Calvin, la Suisse et Genève pourraient renforcer leur position de pôle mondial de l’humanitaire en érigeant un monument au Civil Inconnu, devant lequel viendraient s’incliner les personnalités de passage en Suisse et dans la cité de Calvin.

Il existe bien à Genève des monuments honorant la mémoire de populations civiles spécifiques, mais aucun ne réunit symboliquement, en un même lieu, toutes les victimes sans distinction de nationalité, de race, de couleur ou de religion. Ces victimes-là méritent également que les grands de ce monde viennent s’incliner et méditer, ne serait-ce que très brièvement, sur les conséquences de leurs actes. Il existe un seul endroit au monde où un tel monument prendrait toute sa dimension humanitaire : il s’agit de Genève en Suisse !

 

Réactualisation d’un article publié dans Le Temps le  20.08.2012

Boat People : hier et aujourd’hui

Ils sont toujours des milliers à tenter la traversée de la Méditerranée pour rejoindre l’eldorado européen au risque de leur vie. Dans un contexte international délicat, ce phénomène de migrations mixtes, mêlant départs de migrants économiques et de réfugiés, ne faiblira pas. La guerre du Tigré ne risque que d’amplifier ces flux migratoires.

Ce drame en Méditerranée nous renvoie à celui des boat people vietnamiens. Pour rappel, entre 1975 et 1997, environ 800.000 Vietnamiens sont arrivés sur les rivages des pays de la région. Au plus fort de la crise, ils étaient quelque 50’000 à débarquer chaque mois. Le voyage comportait des risques graves. Entre 200.000 et 400.000 personnes auraient péri en mer, victimes des éléments naturels ou de pêcheurs qui se transformaient en sinistres pirates pour rançonner, violer ou massacrer leurs proies. Des bateaux avaient été également affrétés pour secourir les boat people en mer. Ils s’appelaient alors Île de Lumière et Cap Anamour, leurs initiateurs avaient pour nom Bernard Kouchner et Rupert Neudeck.

Les boat people ont été généreusement accueillis en Occident, surtout aux États-Unis

Confrontés à une arrivée massive, les pays de la région ont tout d’abord refoulé les boat people en mer. Ils leur ont ensuite accordé un asile temporaire, mais à condition qu’ils soient tous réinstallés dans un pays tiers de façon permanente. Pendant les dix premières années de la crise, tout Vietnamien qui arrivait dans les camps recevait donc automatiquement le statut de réfugié et devenait éligible à la réinstallation. Les boat people ont été généreusement accueillis en Occident, surtout aux États-Unis. Plus de 700.000 d’entre eux ont pu y trouver un asile permanent. Il est évident que cette générosité s’expliquait  également pour des raisons idéologiques, le Vietnam ayant défait les États-Unis et rejoint le camp soviétique.

Vingt années auront été nécessaires pour une résolution de la crise des boat people

Au fil des années, l’attribution automatique du statut de réfugié avait fini par enclencher un mouvement migratoire  à prédominance économique. Les refoulements en mer reprirent de l’ampleur. À partir d’avril 1989, une nouvelle procédure fut alors mise en place dans les pays de premier accueil. Il incombait désormais à tout nouvel arrivant de prouver l’existence d’une persécution pour obtenir le statut de réfugié et se faire réinstaller dans un pays d’accueil permanent. Les déboutés, eux, devaient rentrer au Vietnam. La sortie de crise a également comporté un volet intéressant, celui d’un programme de départs directs à partir du Vietnam pour les personnes répondant à certains critères, comme celui de la réunification familiale. Cette opportunité offrait une alternative crédible aux départs par bateau. Plus de 700.000 personnes ont pu ainsi quitter le Vietnam par avion en toute sécurité, essentiellement pour rejoindre les États-Unis. Vingt années auront été nécessaires pour une résolution de la crise des boat people grandement facilitée par un réchauffement des relations bilatérales entre le Vietnam et les États-Unis. Elle aura nécessité une action concertée entre pays d’origine, pays de premier asile et pays de réinstallation.

J’ai eu l’occasion de travailler pour le HCR à Saïgon de 1979 à 1982 en pleine crise des boat people. À l’époque, tout le monde ne rêvait que de quitter le Vietnam. Il y régnait une frénésie de départ. Il ne fait aucun doute qu’après la chute de Saïgon, le nouveau régime prit des mesures persécutrices à l’encontre de toute une classe de Vietnamiens du Sud et de Vietnamiens d’origine chinoise. Elles expliquaient donc les premiers départs. L’octroi automatique du statut de réfugié à tout Vietnamien qui parvenait à atteindre un pays de premier accueil avec la perspective de se refaire une vie en Occident devint  prédominant au fil des ans. Si cette politique généreuse profita à un grand nombre, elle provoqua aussi des victimes collatérales en incitant tout Vietnamien à prendre le bateau dans des conditions dangereuses pour se refaire une vie en Occident. J’ai connu des Vietnamiens qui n’avaient pas un besoin impérieux de partir et qui ne sont jamais arrivés à destination.

Il y a les réfugiés qui arrangent et ceux qui dérangent

Il va de soi que la situation d’alors en Mer de Chine et le problème actuel en Méditerranée sont difficilement transposables. Les facteurs politiques dans les multiples pays d’origine sont différents, le monde a changé, la (première ?) guerre froide a vécu. Les migrants d’alors fuyaient le communisme à des milliers de kilomètres. Ceux d’aujourd’hui cherchent à quitter la misère et les conflits. Ils viennent frapper directement à nos portes. Il y a les réfugiés qui arrangent et ceux qui dérangent…

Mais, hier comme aujourd’hui, se pose la même question lancinante: quelles raisons poussent ces hommes et ces femmes à prendre des risques inconsidérés et à remettre leur vie entre les mains de criminels sans scrupules pour traverser la Mer de Chine ou la Méditerranée ? Le désespoir, la violence et les conflits expliquent-ils tout ? Comme à l’époque de l’Île de Lumière ou de Cap Anamur, le rôle des bateaux de secours croisant au large de la Libye fait débat. En recueillant les migrants en mer, ne favorisent-ils pas les juteuses affaires des trafiquants ?

Le débat public actuel mériterait plus de clarté et moins de généralisations

Aujourd’hui, quels sont ces migrants qui prennent tous les risques pour traverser la Méditerranée. Sont-ils tous forcés à prendre la mer ? Ne peuvent-ils pas trouver asile dans les pays limitrophes ?  Le débat public actuel mériterait plus de clarté et moins de généralisations, plus de faits et moins d’idéologie. Il convient de différencier ceux qui quittent la violence des pays du Sahel, ceux qui, financés par la diaspora en Europe, quittent un pays de premier asile où les conditions sont précaires, ceux qui proviennent du Maghreb et ceux qui arrivent du sous-continent indien, sans oublier les plus vulnérables d’entre eux, ceux qui croupissent dans des centres de détention en Libye dans des conditions épouvantables. Tous n’ont pas un même droit à l’asile. Une réinstallation massive en Europe ou ailleurs, similaire à celle des boat people vietnamiens, n’est pas envisageable. Ceci ne doit toutefois pas signifier une politique de la porte verrouillée et ne pas empêcher des procédures de débarquement prévisibles. Il n’y aura pas de solution miracle. La communauté internationale devra faire preuve d’une solidarité accrue envers les pays d’asile de la région, rapatrier les migrants économiques, et réinstaller les cas les plus vulnérables. L’ouverture de canaux d’émigration serait souhaitable, mais politiquement utopique.

En ce qui concerne les secours en mer, tous les États côtiers doivent assumer leurs responsabilités. La controverse des bateaux de secours constitue un faux débat. Certes, leur pouvoir d’attraction ne peut être nié, mais il est extrêmement limité, comme l’ont démontré leurs précurseurs en Mer de Chine. Ils ont recueilli au total quelques dizaines de milliers de boat people sur les 800.000 arrivés en Asie du Sud-Est. Ils ont indubitablement sauvé des vies humaines. Il ne faut jamais l’oublier, hier comme aujourd’hui.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Crise humanitaire sans précédent : vraiment ?

L’ampleur des crises humanitaires actuelles seraient-elles toutes devenues sans précédent comme pourrait le faire croire l’emploi trop fréquent de cette expression ?

Certes, ces dernières décennies n’ont pas été avares en conflits, génocides, famines ou désastres naturels qui ont durement frappé la population mondiale. Mais, les crises contemporaines seraient-elles plus tragiques que les précédentes, les souffrances d’aujourd’hui pires que celles d’hier ? N’y-a-t-il pas une certaine impudeur à vouloir opposer le présent au passé ? Peut-on établir une hiérarchie des détresses extrêmes ? Pourquoi des adjectifs comme grave, dramatique, sévère ou sérieuse ne suffisent-il plus pour qualifier une crise humanitaire ?

Le droit international humanitaire ne définit pas ce que constitue une crise humanitaire, à fortiori une crise humanitaire sans précédent.

En cas de crise humanitaire, il existe dans le système onusien des paramètres pour déterminer l’urgence du déploiement des ressources humaines et matérielles. Logiquement, ces critères prennent en compte l’étendue de la crise, le nombre de victimes ou les risques imminents pour la vie et l’intégrité corporelle. Aujourd’hui, les crises au Yémen et en Syrie figurent tristement en haut du tableau, mais le droit international humanitaire ne définit pas ce que constitue une crise humanitaire, à fortiori une crise humanitaire sans précédent. Dès lors, sur quelles bases les acteurs humanitaires en décrètent-ils l’existence ?

Plus qu’à une réalité objective, cette terminologie répond donc avant tout aux politiques de communications actuelles qui recourent à une surenchère de mots et d’images pour se profiler au sein de l’opinion publique. Le besoin de visibilité, condition indispensable pour recevoir des financements, peut amener à des effets pervers qui bafouent le droit à l’image, la dignité des bénéficiaires et, plus grave encore, condamnent à l’oubli les victimes de crises humanitaires moins visibles.

L’avènement des réseaux sociaux a assurément amplifié le phénomène. La course morbide aux clicks et aux idéogrammes pousse souvent les communicants humanitaires à une inflation des termes utilisés, accompagnés d’images, si possible avec des logos de l’agence bien en vue que ce soit sur les sacs de nourriture distribués, les tentes installées ou tout autre matériel de première nécessité réparti.

Des millions de personnes souffrent et meurent en silence dans l’indifférence de la communauté internationale

La corrélation directe entre surenchère médiatique et niveaux de financement est particulièrement perverse parce qu’elle assèche les financements pour les crises invisibles, celles qui ne font pas la une des journaux télévisés, de la presse ou des réseaux sociaux; en fin de compte, celles qui n’existent pas ! Pourtant, des millions de personnes souffrent et meurent en silence dans la relative indifférence de la communauté internationale à Madagascar, au Burkina Faso, au Burundi, au Mozambique, au Niger, en République Centre Afrique, au Tchad ou en Zambie. Une telle liste n’est pas exhaustive, tant s’en faut !

Malheureusement, il n’existe pas de mécanismes pour distribuer d’une façon équitable les financements d’une aide humanitaire qui implique une multitude d’acteurs gouvernementaux, non-gouvernementaux et privés, mais surtout des intérêts géostratégiques divergents.[1]

En attendant une improbable réforme de l’aide humanitaire, les communicants des agences humanitaires devraient tout de même éviter de recourir systématiquement à une surenchère de la misère pour financer leurs programmes. Une telle inflation médiatique, à l’instar de l’inflation monétaire qui dévalue la valeur de l’argent, ne contribue qu’à dévaluer la valeur de la souffrance des trop nombreuses victimes invisibles et de celles des crises passées.

[1] Pour cerner les défis et les enjeux de l’aide humanitaire, je recommande la lecture du dernier ouvrage de Pierre Micheletti, 0,03 %, paru aux éditions Parole en 2020

 

 

COVID et Grande Guerre

Il existe des analogies intéressantes entre la COVID et la Grande Guerre qui ne renvoient pas uniquement aux différentes vagues de la grippe espagnole ou au nombre de victimes. Ainsi, nos gouvernements actuels ont fait preuve d’impréparation, malgré des alertes répétées. Comme leurs prédécesseurs en été 1914, ils ont été surpris par une tragédie dont l’étendue, la durée et l’impact ont été initialement sous-estimés.

L’archiduc François-Ferdinand fut le patient zéro d’une interminable liste de morts tombés sur le champ de bataille.

L’attentat du 28 juin 1914 à Sarajevo n’aurait jamais dû déclencher une guerre mondiale. Cette dangereuse illusion avait bercé le Concert européen des Nations au cours de cet été fatidique. Il avait fait preuve d’un somnambulisme coupable, malgré les risques avérés d’une rapide escalade militaire. L’archiduc François-Ferdinand fut le patient zéro d’une interminable liste de morts tombés sur le champ de bataille. En 2019, il aura suffi qu’un malheureux pangolin infecté par une chauve-souris finisse dans une casserole pour déclencher une crise planétaire. Pourtant, les menaces d’une pandémie liées à la transmission d’un virus animal chez l’Homme avaient été identifiées depuis longtemps, mais aucune action préventive digne de ce nom n’a été prise.

En août 1914, les soldats étaient partis dans l’illusion d’une guerre courte et d’un retour rapide. Au printemps 2020, le confinement devait être bref. Depuis lors, nous vivons une série de restrictions dont personne ne voit encore la fin. Comme pour la trève de Noël 1914 dans les tranchées, le déconfinement de l’été dernier n’aura été qu’une brève parenthèse.

La Grande Guerre a non seulement provoqué une boucherie, mais elle a anéanti des empires, redessiné la carte du monde et relégué les Puissances européennes en ligue inférieure. En 2021, des pans entiers de l’économie risquent l’écroulement. Le paysage socio-économique post-COVID s’en trouvera dévasté.

En 1919, de graves troubles sociaux avaient précipité les armistices. En 2021, qui sont les Spartakistes et les Corps francs contemporains ? Des manifestations populaires s’organisent pour dénoncer les mesures prises par les gouvernements dans leur lutte anti-COVID. Vont-elles ébranler l’ordre établi ?

La fin de la guerre propulsa les États-Unis au rang de nouvelle superpuissance mondiale, amorça le déclin irréversible d’une Europe exsangue et provoqua la disparition des empires russe, ottoman, austro-hongrois et allemand.

À ce jour, seuls les pays en Extrême-Orient sont parvenus à affronter la pandémie sans trop de casse, alors que l’Occident s’empêtre dans une crise sans fin. Assisterions-nous donc au point d’inflexion des démocraties libérales sur la scène internationale ? Un nouvel ordre mondial émergera-t-il des ravages économiques et politiques provoqués par une pandémie tenace ? Si oui, lequel ?

Les alliés avaient gagné la guerre, mais auront perdu la paix

En 1919, les traités de paix avaient créé les prémices d’une nouvelle apocalypse encore plus dévastatrice que la première. Les alliés avaient gagné la guerre, mais auront perdu la paix. Dans leur obsession de revanche, ils avaient ignoré le ressentiment des vaincus facilement exploités par les partis de la guerre et de la violence.

En 2021, le vaccin nous donnera la victoire contre le virus, condition nécessaire, mais pas suffisante, pour rebâtir durablement nos sociétés. Les victimes collatérales du coronavirus sont trop nombreuses pour être négligées dans toute stratégie de récupération économique. Nos classes politiques, confrontées à un désastre mondial sans précédent depuis 1945, devront faire preuve de discernement. La sortie de crise ne peut laisser aucune place à des calculs politiciens. Il n’est tout simplement pas réaliste d’envisager le retour à un statut quo ante; la pandémie a creusé des inégalités sociales trop profondes, potentiellement explosives. Les bourses à leur plus haut niveau historique n’enrichissent qu’une minorité, laissant derrière elles un paysage économique dévasté. Il sera impératif de reconstruire nos sociétés post-COVID de façon plus égalitaire, sans ignorer les perdants de la pandémie. Sinon, on aura beau avoir terrassé ce maudit virus, tôt ou tard, le ressentiment des vaincus de la COVID explosera. Comme après 1919.

Fin de l’analogie !

 

Trump et Mussolini : une comparaison pertinente ?

Trump et Mussolini : une comparaison pertinente ?

Il existe de nombreux points communs entre les deux hommes, à commencer par leur signature, pareille à l’électrocardiogramme d’un cœur en fibrillation. Les deux aimaient haranguer les foules, prenant des postures similaires, le menton tendu vers l’avant. En réunions officielles, ils toisaient leurs interlocuteurs d’un regard hautain, dénotant une écoute limitée. Souffrant d’un même narcissisme pathologique, les deux assuraient se fier principalement à leur instinct, ce qui compliquait singulièrement toute tentative de les conseiller, a fortiori de les contredire.

Les deux affichaient un souverain mépris pour le multilatéralisme

Ils partageaient également une vision solitaire de l’exercice du pouvoir, un attrait pour les autocrates et un dédain pour les démocraties. Ils se voyaient restaurer la grandeur du pays prétendument dilapidée par une classe politique ploutocrate. Ils ne se mettaient pas au service de leur parti, mais exigeaient de celui-ci une soumission absolue. Les deux affichaient un souverain mépris pour le multilatéralisme qui entravait leur action. L’Italie fasciste est sortie de la Société des Nations. S’il avait pu, Donald Trump aurait quitté l’ONU.

Enfin, dernière analogie, mais pas la moindre, en octobre 1922, les Chemises noires avaient marché sur Rome pour exiger un pouvoir que le roi finit par concéder à Mussolini. Près d’un siècle plus tard, les fidèles partisans de Trump ont, eux, convergé vers Washington et envahi le Capitole dans une ultime tentative de renverser un scrutin défavorable au président sortant. Les institutions américaines ont été ébranlées, mais elles ont tenu. La démocratie n’a survécu que grâce à la probité d’une poignée d’officiels locaux républicains qui se sont refusés à altérer le décompte des voix dans quelques États clés.

Tout cela fait-il de Trump un dictateur à l’égal du Duce ? Évidemment non. Même si son comportement impérieux a profondément clivé le pays, contrairement au Duce il n’a pas éliminé physiquement ses adversaires ou envoyé ses opposants à l’exil interne, il n’a pas décrété la dissolution des partis politiques ou instauré la censure, il n’a pas créé de tribunaux spéciaux ou déclaré de guerres internationales. Trump a toutefois tenté de saper certains fondements de la démocratie en remettant en question le verdict des urnes, en ignorant les institutions, ou en pratiquant un népotisme sans fard.

Il existe une version 2.0 des intimidations fascistes sur les réseaux sociaux

Dès lors, un variant du fascisme a-t-il pris racine aux États-Unis ? Trump a-t-il  contaminé la vie politique ? Assurément. Peut-être que la souche américaine est moins virulente que l’italienne, mais elle se révèle insidieuse et contagieuse. L’attrait pour l’homme fort qui préserve le peuple des institutions nationales ou supranationales corrompues ne disparaîtra de si tôt. Bien au contraire ! Il existe une version 2.0 des intimidations fascistes, celles des propos haineux et des menaces proférées sur les réseaux sociaux.

Dans un tel contexte, indépendemment de la justesse ou non de leurs vues, il convient de rappeler avec force, qu’une fois arrivés au pouvoir, les autocrates le quittent rarement de leur plein gré. Ils sont prêts à pratiquer la politique de la terre brûlée plutôt que de tirer leur révérence. Pour en revenir à Mussolini, il a connu une fin peu glorieuse. Il avait pourtant l’Italie à ses pieds, mais son ego hypertrophié l’a mise à genou.

Make Italy great again

S’ils avaient été contemporains, les deux hommes auraient développé certaines affinités. Dans sa quête de gloire, Mussolini voulait restaurer la grandeur impériale romaine pour son Italie fasciste Trump aurait pu alors lui suggérer : make Italy great again. En contrepartie, après la défaite électorale du président américain, le Duce lui aurait certainement conseillé de dénoncer une victoire mutilée .[1].

 

[1] La Conférence de paix en 1919 n’avait pas attribué à l’Italie tous les territoires qu’elle estimait lui revenir après sa victoire contre les Austro-Hongrois, provoquant la furie des irrédentiste italiens. Ainsi naquit l’expression “victoire mutilée“, utilisée  par les fascistes dans une surenchère nationaliste pour dénoncer leurs anciens alliés franco-britanniques, quitter la Société des Nations et justifier leurs conquêtes impérialistes.