En Yougoslavie, les souvenirs tuent

Je me souviens de cette scène comme si c’était hier.

Elle se déroulait début avril 1992 dans le petit bureau du HCR à Sarajevo. Du balcon, l’on pouvait observer une foule imposante qui se dirigeait vers le parlement pour manifester en faveur de la paix. Tout comme leurs compatriotes dans la rue, nos collègues yougoslaves espéraient que leur ville, réputée pour sa tolérance multi confessionnelle, fût épargnée par la barbarie des combats qui avaient déjà ensanglanté la Croatie et la Bosnie septentrionale. Beaucoup d’entre eux avaient participé aux JO d’hiver en 1984 comme volontaires pour accueillir les athlètes venus du monde entier. Ils racontaient avec émotion ces journées inoubliables, passées à célébrer la fraternité universelle. Ils ne pouvaient concevoir que quelques fanatiques parviendraient à semer la discorde et la haine. Ailleurs en Yougoslavie peut-être, mais pas à Sarajevo ! Interrompant cette discussion toute imprégnée de nostalgie, l’un d’entre eux émit abruptement une mise en garde : ” Cessez d’évoquer le passé, car en Yougoslavie les souvenirs tuent. ”

Bien évidemment ce collègue ne faisait pas référence aux réminiscences des jeux olympiques, mais aux massacres intercommunautaires perpétrés en Yougoslavie, exacerbés par les crimes contre l’humanité commis par les forces de l’Axe pendant la Deuxième Guerre mondiale. L’évocation du passé ravivait des plaies mal cicatrisées. La chape de plomb imposée par Tito commençait sérieusement à se fissurer laissant s’échapper de mortelles radiations contre lesquelles il devenait difficile de lutter.

Le déplacement des populations civiles n’était pas la conséquence du conflit, mais bien l’un de ses objectifs majeurs

Tous les signaux d’un conflit généralisé en Bosnie viraient au rouge vif. Nos réunions avec le gouvernement bosnien, formé encore des trois factions serbe, musulmane et croate n’incitaient pas à l’optimisme.Nos interlocuteurs nous montraient ces cartes qui divisaient la Bosnie en cantons. Bien sûr, elles variaient selon l’origine communautaire de ceux-ci. Me sachant Suisse, ils partageaient leur intérêt pour le système fédéral helvétique et l’autonomie des cantons. Ces derniers étaient à la mode, car les négociations internationales sur l’indépendance de la Bosnie se basaient sur la création d’une fédération composée de cantons bénéficiant d’une large autonomie. Je me permettais toutefois de souligner la différence fondamentale entre le système suisse et les cartes présentées par mes interlocuteurs. La Suisse intègre la somme de ses cantons qui lui ont préexisté. Ils se sont rattachés au cours des siècles sur la base d’une communauté d’intérêts qui les lie à ce jour. Par contre, pour la Bosnie, le processus inverse était envisagé.

Les trois Parties, avec l’aval de la communauté internationale, cherchaient à diviser la Bosnie en cantons, séparant des communautés devenues inextricablement imbriquées au cours de l’histoire. Une telle stratégie allait forcément buter sur la délimitation territoriale des nouvelles entités qui devaient être les plus homogènes possible. La porte devenait ainsi grande ouverte au nettoyage ethnique. Afin de négocier en position de force, les trois Parties allaient s’atteler à expulser les communautés considérées comme étrangères aux territoires qu’elles désiraient contrôler. Le déplacement des populations civiles n’était pas la conséquence du conflit, mais bien l’un de ses objectifs majeurs.

” En Yougoslavie les souvenirs tuent. ” L’avertissement de notre collègue aurait pu être entendu par les États qui ont choisi la date du 6 avril 1992 pour reconnaître l’indépendance de la Bosnie. Elle marque le triste anniversaire de l’invasion de la Yougoslavie par les forces de l’Axe en 1941 et du bombardement massif de Belgrade par l’aviation allemande. Pour les Serbes, il était difficile de ne pas y voir une provocation. La suite est connue…

La semaine dernière, la justice internationale a confirmé la réclusion à vie de Ratko Mladic, le boucher des Balkans. Une telle condamnation est nécessaire, mais encore insuffisante pour soulager l’ex-Yougoslavie de ses souvenirs mortifères. Combattre l’impunité est essentielle, mais la réconciliation des communautés demande la poursuite d’efforts moins médiatisés et plus soutenus pour que les souvenirs, anciens et récents, cessent de tuer en ex-Yougoslavie !

Jean-Noël Wetterwald

Délégué HCR en Bosnie et Croatie en 1992

 

Jean-Noël Wetterwald

Jean-Noël Wetterwald a travaillé 34 années pour le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés. Il a servi au Vietnam, au Cambodge, à Hong Kong, au Chili, au Guatemala, en Colombie, en Bosnie et plus récemment en Ukraine. Il a publié trois livres: d'exils, d'espoirs et d'aventures en 2014,le Nouveau roi de Naples en 2017 et tout récemment : témoin d'une déchéance. Contributions occasionnelles à la page d'opinions du «Temps». Il est aussi débriefeur à Canal 9.

2 réponses à “En Yougoslavie, les souvenirs tuent

  1. C’est un important témoignage. Les ravages de ces conflits en Bosnie laissent encore de sequelles des décennies après l’accord de Dayton. Les politiciens des trois ethnies bosniaques continuent à fomenter les mémoires haineuses sans apporter les dividendes de la paix tant espérées et nécessaires. La Bosnie stagne et ses jeunes quittent le pays pour un avenir d’espoir ailleurs. Les mémoires ne tuent peut-être pas aujourd’hui mais elles alimentent la base pour des conflits à venir.

    1. Il fallait que mon fils travaille à Sarajevo pour que je me décide à revenir en 2014 dans cette ville que j’ai connue alors qu’elle était encore en paix et que j’ai quittée au milieu du conflit. Les accords de Dayton ont eu le grand mérite de congeler la guerre, mais la paix demeure très fragile.
      Je recommande vivement la lecture du livre : Le dernier Pénalty de Gigi Riva qui traite de cette période pré-conflit telle qu’elle a été vécue par l’équipe de foot de la Yougoslavie. Absolument fascinant.

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