Boat People : hier et aujourd’hui

Ils sont toujours des milliers à tenter la traversée de la Méditerranée pour rejoindre l’eldorado européen au risque de leur vie. Dans un contexte international délicat, ce phénomène de migrations mixtes, mêlant départs de migrants économiques et de réfugiés, ne faiblira pas. La guerre du Tigré ne risque que d’amplifier ces flux migratoires.

Ce drame en Méditerranée nous renvoie à celui des boat people vietnamiens. Pour rappel, entre 1975 et 1997, environ 800.000 Vietnamiens sont arrivés sur les rivages des pays de la région. Au plus fort de la crise, ils étaient quelque 50’000 à débarquer chaque mois. Le voyage comportait des risques graves. Entre 200.000 et 400.000 personnes auraient péri en mer, victimes des éléments naturels ou de pêcheurs qui se transformaient en sinistres pirates pour rançonner, violer ou massacrer leurs proies. Des bateaux avaient été également affrétés pour secourir les boat people en mer. Ils s’appelaient alors Île de Lumière et Cap Anamour, leurs initiateurs avaient pour nom Bernard Kouchner et Rupert Neudeck.

Les boat people ont été généreusement accueillis en Occident, surtout aux États-Unis

Confrontés à une arrivée massive, les pays de la région ont tout d’abord refoulé les boat people en mer. Ils leur ont ensuite accordé un asile temporaire, mais à condition qu’ils soient tous réinstallés dans un pays tiers de façon permanente. Pendant les dix premières années de la crise, tout Vietnamien qui arrivait dans les camps recevait donc automatiquement le statut de réfugié et devenait éligible à la réinstallation. Les boat people ont été généreusement accueillis en Occident, surtout aux États-Unis. Plus de 700.000 d’entre eux ont pu y trouver un asile permanent. Il est évident que cette générosité s’expliquait  également pour des raisons idéologiques, le Vietnam ayant défait les États-Unis et rejoint le camp soviétique.

Vingt années auront été nécessaires pour une résolution de la crise des boat people

Au fil des années, l’attribution automatique du statut de réfugié avait fini par enclencher un mouvement migratoire  à prédominance économique. Les refoulements en mer reprirent de l’ampleur. À partir d’avril 1989, une nouvelle procédure fut alors mise en place dans les pays de premier accueil. Il incombait désormais à tout nouvel arrivant de prouver l’existence d’une persécution pour obtenir le statut de réfugié et se faire réinstaller dans un pays d’accueil permanent. Les déboutés, eux, devaient rentrer au Vietnam. La sortie de crise a également comporté un volet intéressant, celui d’un programme de départs directs à partir du Vietnam pour les personnes répondant à certains critères, comme celui de la réunification familiale. Cette opportunité offrait une alternative crédible aux départs par bateau. Plus de 700.000 personnes ont pu ainsi quitter le Vietnam par avion en toute sécurité, essentiellement pour rejoindre les États-Unis. Vingt années auront été nécessaires pour une résolution de la crise des boat people grandement facilitée par un réchauffement des relations bilatérales entre le Vietnam et les États-Unis. Elle aura nécessité une action concertée entre pays d’origine, pays de premier asile et pays de réinstallation.

J’ai eu l’occasion de travailler pour le HCR à Saïgon de 1979 à 1982 en pleine crise des boat people. À l’époque, tout le monde ne rêvait que de quitter le Vietnam. Il y régnait une frénésie de départ. Il ne fait aucun doute qu’après la chute de Saïgon, le nouveau régime prit des mesures persécutrices à l’encontre de toute une classe de Vietnamiens du Sud et de Vietnamiens d’origine chinoise. Elles expliquaient donc les premiers départs. L’octroi automatique du statut de réfugié à tout Vietnamien qui parvenait à atteindre un pays de premier accueil avec la perspective de se refaire une vie en Occident devint  prédominant au fil des ans. Si cette politique généreuse profita à un grand nombre, elle provoqua aussi des victimes collatérales en incitant tout Vietnamien à prendre le bateau dans des conditions dangereuses pour se refaire une vie en Occident. J’ai connu des Vietnamiens qui n’avaient pas un besoin impérieux de partir et qui ne sont jamais arrivés à destination.

Il y a les réfugiés qui arrangent et ceux qui dérangent

Il va de soi que la situation d’alors en Mer de Chine et le problème actuel en Méditerranée sont difficilement transposables. Les facteurs politiques dans les multiples pays d’origine sont différents, le monde a changé, la (première ?) guerre froide a vécu. Les migrants d’alors fuyaient le communisme à des milliers de kilomètres. Ceux d’aujourd’hui cherchent à quitter la misère et les conflits. Ils viennent frapper directement à nos portes. Il y a les réfugiés qui arrangent et ceux qui dérangent…

Mais, hier comme aujourd’hui, se pose la même question lancinante: quelles raisons poussent ces hommes et ces femmes à prendre des risques inconsidérés et à remettre leur vie entre les mains de criminels sans scrupules pour traverser la Mer de Chine ou la Méditerranée ? Le désespoir, la violence et les conflits expliquent-ils tout ? Comme à l’époque de l’Île de Lumière ou de Cap Anamur, le rôle des bateaux de secours croisant au large de la Libye fait débat. En recueillant les migrants en mer, ne favorisent-ils pas les juteuses affaires des trafiquants ?

Le débat public actuel mériterait plus de clarté et moins de généralisations

Aujourd’hui, quels sont ces migrants qui prennent tous les risques pour traverser la Méditerranée. Sont-ils tous forcés à prendre la mer ? Ne peuvent-ils pas trouver asile dans les pays limitrophes ?  Le débat public actuel mériterait plus de clarté et moins de généralisations, plus de faits et moins d’idéologie. Il convient de différencier ceux qui quittent la violence des pays du Sahel, ceux qui, financés par la diaspora en Europe, quittent un pays de premier asile où les conditions sont précaires, ceux qui proviennent du Maghreb et ceux qui arrivent du sous-continent indien, sans oublier les plus vulnérables d’entre eux, ceux qui croupissent dans des centres de détention en Libye dans des conditions épouvantables. Tous n’ont pas un même droit à l’asile. Une réinstallation massive en Europe ou ailleurs, similaire à celle des boat people vietnamiens, n’est pas envisageable. Ceci ne doit toutefois pas signifier une politique de la porte verrouillée et ne pas empêcher des procédures de débarquement prévisibles. Il n’y aura pas de solution miracle. La communauté internationale devra faire preuve d’une solidarité accrue envers les pays d’asile de la région, rapatrier les migrants économiques, et réinstaller les cas les plus vulnérables. L’ouverture de canaux d’émigration serait souhaitable, mais politiquement utopique.

En ce qui concerne les secours en mer, tous les États côtiers doivent assumer leurs responsabilités. La controverse des bateaux de secours constitue un faux débat. Certes, leur pouvoir d’attraction ne peut être nié, mais il est extrêmement limité, comme l’ont démontré leurs précurseurs en Mer de Chine. Ils ont recueilli au total quelques dizaines de milliers de boat people sur les 800.000 arrivés en Asie du Sud-Est. Ils ont indubitablement sauvé des vies humaines. Il ne faut jamais l’oublier, hier comme aujourd’hui.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean-Noël Wetterwald

Jean-Noël Wetterwald a travaillé 34 années pour le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés. Il a servi au Vietnam, au Cambodge, à Hong Kong, au Chili, au Guatemala, en Colombie, en Bosnie et plus récemment en Ukraine. Il a publié trois livres: d'exils, d'espoirs et d'aventures en 2014,le Nouveau roi de Naples en 2017 et tout récemment : témoin d'une déchéance. Contributions occasionnelles à la page d'opinions du «Temps». Il est aussi débriefeur à Canal 9.

4 réponses à “Boat People : hier et aujourd’hui

  1. Cher Monsieur,

    L’UE a fermé ses frontières extérieures. Le nombre de demandes d’asile n’a donc jamais été aussi bas.

    Or, ce que vous ne dites pas, on ne constate aucune hausse des persécutions/exécutions/actes de torture à travers le monde.

    Accueillir des centaines de milliers de jeunes hommes ne sert donc pas à les protéger d’une persécution ?? Ou avez-vous des informations que j’ignore sur des charniers de milliers d’hommes jeunes à nos frontières extérieures ???

    Je crois sincèrement que le covid a mis fin à certains mythes.

    Et regardez le blog de M. Piguet. Il a suffi d’un partenariat avec le Nigéria pour que les jeunes hommes nigérians ne viennent plus demander l’asile en Suisse.

    Agir aux frontières suffirait donc à sauver des vies ?

    Et ne parlons pas de la réalité à la frontière US/Mexique. L’orange était un bouffon, mais sa fermeté a dissuadé des familles d’envoyer leurs enfants à la mort, alors que Biden est horrifié par le nombre d’arrivants depuis son discours d’ouverture… et le nombre d’enfants qui y meurt ou y vit dans des conditions sordides.

  2. J’énonce un fait, prouvez-moi que j’ai tort par d’autres faits, pas des mythes.

    1.
    Il n’y a jamais eu aussi peu de morts en Méditerranée que lorsque Salvini était au pouvoir.

    Seule la fermeture des frontières post covid a fait mieux, enfin jusqu’à ce que les bateaux européens sont revenus jouer l’incitation malsaine.

    2.
    L’Erythrée et l’Ethiopie sont en paix.

    Ils se sont même mis d’accord pour commettre un génocide sur une minorité cet automne.

  3. Vous répondez quoi à ces images ?

    https://www.lefigaro.fr/actualite-france/clandestins-la-deferlante-des-canots-vers-l-angleterre-20210325

    Que les migrants fuient la guerre et la famine en … France et en Belgique ?

    Je crois qu’il y a une erreur fondamentale de base si vous comparez la situation actuelle avec celle du Vietnam de l’époque.

    A la limite, la persécution des Rohingyas pourrait correspondre mais aucun n’a pris le chemin de l’exil vers l’Europe… car ils en ont simplement pas les moyens.

    Il faut arrêter de prendre à chaque fois le pire exemple du XXe siècle et dire que nous assistons actuellement à sa répétition. Ce n’est simplement pas vrai.

    Nous assistons à une migration (pas nécessairement volontaire, je vous l’accorde), mais pas à des phénomènes de persécution de masse.

    1. Cher Monsieur,
      Je vous remercie pour votre message. Comme je l’ai mentionné dans mon article, les deux situations ne sont pas transposables. Mais pour arriver à cette conclusion, il fallait bien revenir sur ce que fut la crise des boat people. J’ai également souligné que l’attribution systématique du statut de réfugié a finalement entraîné un mouvement migratoire économique auquel il a fallu remédier en introduisant une procédure de retour au Vietnam pour les déboutés. Il y a donc tout de même certaines leçons à tirer. En ce qui concerne, la crise actuelle, je ne suggère aucunement un accueil en Europe pour tous.Au contraire, il faut renforcer les structures d’asile dans les pays limitrophes et rapatrier les migrants économiques, comme les ressortissants du Bangladesh ou du Pakistan.Ceci dit, parmi tous ces migrants, il y a des cas pour lesquels il n’y a pas d’autres choix que la réinstallation dans un pays tiers.

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