La sphère privée des criminels présumés sera-t-elle bientôt mieux protégée que celle des requérants d’asile ?

La protection de la sphère privée est un droit fondamental dont le respect concerne toutes les personnes en Suisse y compris les requérants d’asile. Un avant-projet de modification de la Loi sur l’asile (LAsi) prévoit malheureusement de le dissoudre. Ce texte soumis à consultation autorise l’inspection des supports mobiles de téléphones, tablettes, ou ordinateurs, lorsque l’identité, la nationalité ou la trajectoire d’un requérant d’asile ne peuvent être établis sur la base de documents d’identité ou d’autres moyens raisonnables. Les centres sociaux protestants (CSP) et l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) dénoncent une atteinte disproportionnée au respect de la vie privée des requérants d’asile. Le Préposé fédéral à la protection des données est aussi très critique et constate le caractère discriminatoire et complètement contre-productif de l’avant-projet.

 

A l’origine du projet ? Grégor Rutz, conseiller national UDC

 

En mars 2017 son initiative parlementaire” réclamait l’accès aux supports mobiles des requérants d’asile parce que 70 à 80 % d’entre eux ne présenteraient pas de documents d’identité originaux à leur arrivée en Suisse entraînant des risques sécuritaires et des charges additionnelles pour les services de l’état civil.

En février 2020, la Commission des institutions politiques du Conseil national (CIP-N) proposait un avant-projet de modification de la Loi sur l’asile (LAsi) autorisant l’accès aux données des supports mobiles des requérants d’asile lorsque l’identité, la nationalité ou l’itinéraire ne peuvent être établis ou afin de faciliter l’exécution des renvois, la lutte contre les passeurs et l’élucidation de crimes de guerre. 

 

L’accès aux données personnelles sans consentement libre est illégal

 

Un des points les plus controversé du projet de loi touche au consentement du requérant d’asile.  Le Préposé fédéral à la protection des données insiste là-dessus. Pour que les fouilles soient légales, le consentement libre de la personne est primordial. Dans son rapport explicatif, la CIP-N assure à tort qu’il n’est pas prévu de saisir les supports de données mobiles des personnes concernées sans consentement. Cependant, comme le projet lie le consentement à l’obligation de collaborer, pour éviter le pire, un requérant d’asile se verra contraint de remettre son téléphone mobile. S’il s’y oppose, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) estimera qu’il a violé son devoir de collaborer (art. 8 al.1, let. g, P-LAsi). Il classera ou rejettera sa demande d’asile.

 

La sphère privée d’un criminel présumé sera mieux protégée

 

Un autre point problématique est le caractère discriminatoire du projet de loi. Avec cette loi la sphère privée des demandeurs d’asile sera moins bien protégée que celle de criminels présumés. La Suisse descendra-t-elle aussi bas ? Dans une prise de position, les Centres sociaux protestants (CSP) rappellent l’avis du Tribunal fédéral sur le respect de la sphère privée, un droit fondamental dont l’atteinte doit être encadrée même en droit pénal:  

La fouille d’un iPhone ou d’un carnet d’adresses constitue une perquisition de documents et d’enregistrements au sens de l’art. 246 CPP. Sur le fond, pour ordonner une fouille, il faut qu’il existe des soupçons suffisants laissant présumer l’existence d’une infraction (art. 197 al. 1 let. b et 249 CPP). La présomption est suffisante lorsqu’une infraction a été commise et que des soupçons se portent de manière directe ou indirecte sur la personne déterminée. Une fouille systématique et préventive est exclue. La compétence pour ordonner une fouille de personnes et d’objets est réglée par les art. 198 et 241 CPP. Les perquisitions, fouilles et examens sont, en règle générale, ordonnés par le ministère public (art. 198 CPP) et font l’objet d’un mandat écrit (art. 241 al. 1 CPP). En cas d’urgence, ils peuvent être ordonnés par oral, mais doivent être confirmés par écrit (art. 241 al. 1 in fine CPP) (…). » (2)

On peut imaginer une situation dans laquelle le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) a des soupçons sérieux sur la dangerosité d’un requérant d’asile, dans ce cas il peut demander une fouille des données mobiles en passant par le Ministère public. Une collaboration possible avec les autorités pénales suisses est prévue dans l’Ordonnance 3 sur l’asile relative au traitement de données personnelles (art. 4). 

 

Un projet de loi pour détecter “les tricheurs” rendra service aux tricheurs

 

Le Préposé à la protection des données met en doute l’utilité des mesures pour obtenir les informations souhaitées. Selon lui, il est facile pour les demandeurs d’asile de ne pas collaborer en falsifiant leurs données mobiles afin d’induire les autorités en erreur. Un tortionnaire syrien ou un ancien combattant du Djihad, est-il assez naïf pour conserver ses informations personnelles dans son téléphone. 

De fait, les intrusions routinières dans la vie privée des requérants d’asile seront efficaces uniquement pour les personnes qui sont déjà disposées à collaborer honnêtement à la procédure d’asile et elles ont déjà la possibilité de soumettre leurs données électroniques de leur propre gré pour étayer leurs arguments. Cela se fait depuis des années.  

Arrêtons-nous sur l’Allemagne où la fouille des supports mobile a été adoptée en 2017. En mars 2019, le bilan du parlement est décevant. Dans 64% des cas les analyses n’ont apporté aucune information utilisable. Elles ont confirmé l’identité des requérants dans 34% des cas et l’ont réfuté dans 2% des cas seulement. 

 

Tuer une mouche avec un marteau piqueur ou savoir ce qui se dit vraiment dans les auditions d’asile ?

 

Les résultats d’un projet pilote mené par le SEM dans les anciens centres de procédure de Chiasso et de Vallorbe pour analyser le contenu de supports électroniques de données a montré que des ressources supplémentaires en personnel seraient nécessaires si cette analyse devait être généralisée dans tous les huit centres fédéraux de procédure (CFA). Des coûts importants sont aussi à prévoir pour la sauvegarde temporaire des données.

Il est incompréhensible que le SEM approuve ce projet coûteux et inutile alors qu’il rechigne à mettre en place l’enregistrement audio des auditions d’asile jugé trop complexe, renvoyant la demande pressante de professeurs renommés, avocats, juristes et organisations, aux calendes grecques.

Avec ce projet de loi, on essaie simplement de tuer une mouche avec un énorme marteau piqueur. Si, la Suisse souhaite sérieusement “veiller à ce que le droit à l’asile soit accordé aux personnes qui ont réellement besoin de cette protection”, le vrai projet de loi qui s’impose est celui qui autorisera la mise en place de l’enregistrement audio des auditions d’asile, plus respectueux de la sphère privée et bien plus utile pour prendre de bonnes décisions d’asile. Sans cela les interprètes en mal de formations et souvent politiquement engagés, continueront de « faire entrer » des personnes qui n’ont pas de motifs d’asile tout en « laissant dehors » les méritants difficiles à renvoyer. Comme Grégor Rutz je schématise mais j’ai derrière mois des experts de l’asile qui savent de quoi ils parlent.

(1) Avis du Préposé fédéral à la protection des données (allemand).

(2) Tribunal fédéral, arrêt 6B_998/2017 du 20 avril 2017

 

 LIRE AUSSI:

Sur la question de la protection des données des requérants d’asile lire les prises de positions des centres sociaux protestants (CSP) et de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR).

Sur la question des enregistrements audio des auditions d’asile lire mes articles publiés dans la revue Vivre ensemble et sur les blogs Le temps des réfugiés (Le Temps) et Forum Asile.

 

 

 

 

Jasmine Caye

Avec une expérience juridique auprès des requérants d'asile à l'aéroport de Genève, Jasmine Caye aime décrypter l'information sur les réfugiés et les questions de migration. Elle a présidé le Centre suisse pour la défense des droits des migrants (CSDM) et continue d'assister des personnes en procédure d'asile. Les articles sur ce blog paraissent en version courte sur un autre blog ForumAsile.

7 réponses à “La sphère privée des criminels présumés sera-t-elle bientôt mieux protégée que celle des requérants d’asile ?

  1. Si un quidam misérable entre de force dans ma maison et me trompe sur son identité, n’a-t-il pas choisi le le camp des tricheurs qu’ils faudraient expulser en priorité sur une fusée. Votre extrême juridisme fait du tord à tous les réfugiés honnêtes, certainement. Qui eux respectent les lois millénaires de l’hospitalité.

    1. Cher Monsieur,
      La loi suisse prévoit déjà de renvoyer les criminels étrangers. Voir ce lien ici: Dispositions d’exécution sur le renvoi des étrangers criminels.
      Les requérants d’asile tricheurs arriveront déjà en Suisse avec des téléphones mobiles qui appartiennent à d’autres ou des cartes sim suisses etc. Je crains en fait que cette loi rendra le fonctionnaire fédéral assez paresseux durant les auditions d’asile alors qu’aujourd’hui la vraie surveillance se passe durant ces quelques heures importantes et lorsque le ou la fonctionnaire a un doute sur la dangerosité de la personne alors le SEM communique avec le Ministère public, c’est prévu dans la loi. Voir l’Ordonnance 3 sur l’asile relative au traitement de données personnelles (art. 4). Dans la pratique, une personne qui ne montre pas pattes blanches sur son identité/son origine verra sa demande radiée ou rejetée. Il y a de forte chance que cette personne soit finalement renvoyée dans son pays d’origine. En 2016, année de référence de Gregor Rutz dans son initiative parlementaire il y a eu tout de même 9’071 renvois vers des pays d’origines ou vers des pays tiers. Voir les statistiques en matière d’asile pour 2016 ici: Commentaire statistique SEM 2016 (Tableau Flux, Départs, p.10).
      L’avant-projet de loi peut sembler judicieux en matière de surveillance mais en réalité il risque bien de rendre service aux personnes dangereuses justement.

      1. Hum, je ne partage pas trop votre façon de voir les choses lorsque vous dites que “La loi suisse prévoit déjà de renvoyer les criminels étrangers [….] Les requérants d’asile tricheurs…”
        En fait, pourquoi cette loi existe, elle existe car tous les partis politiques sauf l’udc n’accordaient que peu d’importance à la criminalité des réfugiés et n’appliquaient pas la convention de l’onu sur les réfugiés.
        Et heureusement que l’udc a fait passer cette loi.
        Cette loi n’aurait jamais existé si la convention de l’onu sur les réfugiés avait été appliquée.

        Voici ce que dit la convention de l’onu sur les réfugiés :

        Article 32
        EXPULSION
        1. Les Etats Contractants n’expulseront un réfugié se trouvant régulièrement
        sur leur territoire que pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public.
        2. L’expulsion de ce réfugié n’aura lieu qu’en exécution d’une décision rendue
        conformément à la procédure prévue par la loi. Le réfugié devra, sauf si des
        raisons impérieuses de sécurité nationale s’y opposent, être admis à fournir
        des preuves tendant à le disculper, à présenter un recours et à se faire représenter
        à cet effet devant une autorité compétente ou devant une ou plusieurs
        personnes spécialement désignées par l’autorité compétente.
        3. Les Etats Contractants accorderont à un tel réfugié un délai raisonnable
        pour lui permettre de chercher à se faire admettre régulièrement dans un
        autre pays. Les Etats Contractants peuvent appliquer, pendant ce délai, telle
        mesure d’ordre interne qu’ils jugeront opportune.

        Article 33
        DÉFENSE D’EXPULSION ET DE REFOULEMENT
        1. Aucun des Etats Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque
        manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou
        sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité,
        de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques

        2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par
        un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger
        pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation
        définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une
        menace pour la communauté dudit pays.”

        Si la convention de l’onu sur les réfugiés avait été strictement appliquée, cette loi de l’udc n’aurait jamais existé mais tous les partis politiques suisses ont joué les sourds et aveugles.

        C’est donc un juste retour des choses.

      2. Chère Madame visiblement vous connaissez le terrain, moi pas. Le droit romain (le nôtre) été fondé sur le bon sens. Je m’y raccroche. Je compatis profondément au drame de tous ces errants aux mille souffrances, la plus terrible : perdre sa patrie. A deuxième lecture de votre texte je remarque que vous défendez les ruses de ces Ulysses acharnés d’arriver à bon port. Pourquoi pas finalement leur accorder respect voir admiration. Le bon sens voudrait qu’il n’y en est pas trop cependant, à vous de jouer?

  2. Je pense qu’avant de discuter du pour ou du contre de cette mesure de prospection, il faudrait se rendre compte que cette dérogation à la Protection de la sphère privée constitue inévitablement une remise en question du sens que l’on accorde à une loi, et là c’est tout le monde qui est concerné. C’est une grande blague que de déclarer une loi valable dans tels cas et pas d’autres. Prenons l’exemple de la perquisition, qui ne peut être ordonnée sans qu’un juge la justifie dans le cadre d’une enquête pénale, que répondrait une personne suisse à ces paroles : « On fouille d’abord, on verra ensuite si vous avez quelque chose à nous cacher de répréhensible ». Cette dérive dans l’application de la loi, que l’on dira peut-être légère, contribue à saper la confiance que l’on veut pouvoir accorder à une juridiction. Une personne étrangère qui arrive en Suisse est tenue de respecter les lois du pays où elle se trouve, pas celles instaurées spécialement pour elle en tel lieu, à tel moment, parce que ceci ou parce que cela, etc. Les bricoleurs de la loi doivent être rapidement réajustés, leur mentalité fouillée plus largement, avec leur accord bien-sûr

    1. La loi a des objectifs différents:
      – pénal: établir la typicité d’un comportement réprimé par la loi (donc qui peut aboutir à une condamnation pénale);
      – asile: aider à établir l’origine d’une personne démunie de documents d’identité (donc qui peut faciliter l’octroi d’une protection ou accélérer l’exécution d’un renvoi).

      Il s’agit de deux objectifs différents qui peuvent naturellement conduire à des réglementations différentes. Par exemple, il est largement admis de prendre les empreintes digitales d’un requérant d’asile (éviter le dépôt multiple de demandes d’asile) , tandis que la prise d’empreinte est restrictive en matière pénale (faut des indices concrets d’un délit).

      Je ne suis en revanche pas certain, comme l’affirme Mme Caye, que la loi autorise de retenir un refus de collaborer si le requérant refuse de remettre son téléphone. A voir. Je n’ai pas d’opinion définitive sur le sujet.

      A titre personnel: je pense que cette réglementation est inutile. L’interrogatoire d’une personne apporte plus d’éléments que les données d’un téléphone. Cela va uniquement ouvrir un marché de données falsifiées et pénaliser le requérant qui aura eu le malheur d’acheter au marché gris un téléphone d’occas en Italie (p. ex.) pour chercher des infos sur internet (p. ex. comment se rendre au centre d’asile), sans savoir qui d’autre l’aura utilisé avant… les données recueillies seront dès lors inutilisables. Et lorsqu’elles seront utiles, l’identité de la personne fera vraisemblablement aucun doute.

      Une réglementation purement vexatoire donc, d’inspiration UDC…, sans intérêt pratique évident.

  3. Si cela permet d’obtenir la liste des clients des quelques rares qui vendent de la drogue et donc créer une protection pour qu’ils ne soient pas recrutés, je vote pour. Il faut à mon humble avis tout faire pour leur permettre de rester à l’écart des trafiquants de drogue et autres mafia.

    Pour le reste pour me perdez lorsque vous les comparez à des criminels.

    D’une part, je m’oppose fermement à ce type de discours qui voudrait comparer les requérants d’asile et les criminels.

    D’autre part, je pense que contre un hébergement tout compris + de l’argent de poche sans aucune autre contrepartie, on peut raisonnablement attendre des requérants d’asile qu’ils remettent leur téléphone pour remonter les filières des trafiquants d’êtres humains et trouver des personnes à appeler pour confirmer leur identité + leur origine. Est-ce abominable d’appeler le contact “maman” pour lui demander d’apporter – si c’est possible – les pièces d’identité, les carnets scolaires, … à l’ambassade ?

    A vrai dire, sauf des considérations sur la sphère privée (qui relèvent de la politique), je ne vois objectivement pas de points négatifs. Et vous n’établissez en quoi ce serait coûteux ou inutile.

    Mettez-vous à leur place. Ils ont risqué leur vie pour demander l’asile en Suisse car ils ont échappé à la mort. Pour accélérer la procédure et obtenir une protection, bien sûr que je souhaiterais à leur place que la Suisse utilise les données de mon natel pour confirmer mon identité, mon origine et mes motifs d’asile. Et s’il y a des tricheurs, j’ai confiance dans nos autorités pour ne pas se faire avoir et aux avocats conseils pour dénoncer les fraudeurs. Doit-on renoncer à un bon moyen de remonter l’itinéraire d’un requérant d’asile et accélérer leur protection, car certains pourraient en abuser pour tenter de tromper nos autorités ??

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