En février 2019, Abdul Aziz Muhamat, originaire du Soudan, recevait à 26 ans le prix Martin Ennals qui récompense chaque année les défenseurs des droits humains. Transféré sur l’île de Manus (Papouasie-Nouvelle-Guinée) en septembre 2013, en vertu de la politique offshore australienne, Aziz s’est battu dès le début de son incarcération pour faire connaître les souffrances de milliers de réfugiés enfermés comme lui et pour défendre leurs droits à une procédure d’asile et à la liberté. Aziz est un communicateur hors pairs. Il parle presque couramment le français en plus de l’anglais et de l’arabe. Il y a trois mois, la Suisse lui accordait l’asile et le statut de réfugié. Il vit maintenant à Genève où vous le croiserez peut-être. Son rêve immédiat est de trouver un logement. Il aimerait aussi poursuivre ses études universitaires interrompues au Soudan. Mais plus que tout, il est déterminé à obtenir la réinstallation des 550 personnes encore bloquées en Papouasie-Nouvelle-Guinée et sur l’île de Nauru (1).
En revenant sur quelques événements marquants, j’ai cherché à comprendre comment Aziz a réussi à poursuivre son combat pour la liberté des personnes enfermées comme lui, malgré l’isolement et les mauvais traitements.
Atterrir en enfer
Aziz est né à Al-Genaïna, un grand village situé dans la région du Darfour à quelques kilomètres de la frontière tchadienne. Son père est un marchand de bétail renommé qui commerce au Tchad et en Libye. A 13 ans il part habiter à Khartoum pour ses études secondaires. En première année d’université il devient activiste politique au sein du mouvement Girifna dont les membres sont pourchassés par le régime en place l’obligeant à fuir le Soudan. Il décide de partir pour l’Indonésie en juillet 2013. Mais il ne peut pas y rester car la procédure auprès du HCR est bien trop longue et son visa ne permet pas l’attente.
La seule option est la traversée vers l’Australie. Après une première tentative en août 2013 durant laquelle 5 personnes se noient, la deuxième lui permet d’atteindre les côtes après quatre nuits en mer. Malheureusement le bateau est intercepté par la marine australienne au large de Christmas Island. Là on lui explique que les personnes arrivant par bateau ne pourront jamais, quel que soit leur statut, s’installer en Australie. Ils seront donc tous transportés par avion vers Darwin puis vers l’île de Manus en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
“On nous a alignés pour nous informer que le cannibalisme était actif là-bas et qu’il y avait beaucoup de maladies et qu’il fallait absolument éviter de parler aux habitants sans quoi nous serions agressés.”
Aziz atterrit à Manus en septembre 2013 où déjà plus de 800 requérants d’asile sont détenus (2). Il est enfermé dans le camp de Foxtrot sur la base navale historique de Lombrum. Son dortoir est un immense hangar de 122 lits datant de la seconde guerre mondiale où il fait plus de 40 degrés.
“ L’endroit était sinistre, loin de tout, nous étions totalement isolés du monde et nous n’avions accès à rien. Ce sentiment m’a donné envie d’agir, il fallait créer un mouvement de solidarité.”
Sa rencontre avec Behrouz Boochani, un journaliste kurde iranien, lui donne beaucoup d’espoir. Ils décident ensemble de réunir en secret les représentants des différents groupes linguistiques (3) afin d’améliorer la communication entre les détenus et se mettre d’accord sur les revendications à faire, la première étant le démarrage de la procédure d’asile.
Il constate que tout le monde est très affecté par les conditions de détention. Les gens souffrent d’un sentiment d’abandon et d’un processus de déshumanisation. Ils sont devenus des numéros, appelés selon leurs matricules. On exige d’eux qu’ils fassent la queue en ligne pour tout, ils ne sont informés de rien et ne voient aucunes portes de sortie à leur enfer quotidien. Afin de venir en aide à ses compagnons, Aziz s’intéresse à la psychologie, demande à son psychiatre- en prétextant de fausses raisons – d’emprunter des articles de psychologie. Ses lectures lui donnent des outils pour éviter de sombrer et aussi pour aider les autres. Il devient conseiller et passe des heures à écouter les personnes découragées.
“Je pressentais que j’allais rester des années là-bas. Il me fallait conserver la mémoire et aider mes camarades plus fragiles. Je voulais qu’ils continuent d’espérer et calmer ceux qui étaient impatients ou dépressifs. Je sentais que j’avais un impact très positif sur eux. Bien sûr, je leur faisaient croire que les choses iraient mieux, que la société civile finiraient par nous entendre mais en réalité je n’en savais rien. ”
PLAN DU CAMP DE MANUS
Informer le monde extérieur
Si Abdul Aziz Muhamat était fumeur peut-être ne serait-il pas parvenu à contacter le monde extérieur aussi rapidement. Chaque semaine les détenus recevaient trois paquets de cigarettes, alors il trouve une idée: corrompre un gardien pour obtenir un téléphone mobile et menacer de le dénoncer en cas de refus. Marché conclu: il parvient à troquer cent paquets de cigarettes en échange d’un téléphone mobile.
“Le jour où j’ai reçu ce téléphone je me suis enfermé dans les toilettes. En cherchant sur internet, je suis tombé sur l’organisation Refugee Action Coalition à Sydney et j’ai noté le nom de Ian Rintoul. Je lui envoie un mail en lui expliquant ma situation et il me répond tout de suite. Quand je lui ai dit que j’étais enfermé à Manus, il ne m’a pas cru, il a demandé des preuves. Ian Rintoul m’a dit que ce que je faisais était extrêmement dangereux, il avait vraiment peur pour moi. Mais je lui ai dit que notre situation était tellement grave que je prenais le risque. Autour de moi à Manus, personne n’a jamais su que je cachais un téléphone. Ian Rintoul a été d’une grande aide pour moi, il a su utiliser intelligemment les informations que je lui donnais afin de sensibiliser et mobiliser la société civile.”
Dans le courant du mois de janvier 2014, Aziz et ses compagnons organisent une manifestation exigeant le démarrage de la procédure d’asile. Des rencontres houleuses ont lieu avec le service d’immigration et d’autres intervenants dont l’Organisation internationale des migrations, mais elles n’aboutissent à rien de concret. Par contre ils sont avertis: les personnes qui refusent de rentrer au pays d’origine resteront éternellement sur l’île et surtout ils ne seront jamais réinstallés.
Ces nouvelles provoquent le désespoir. Un soir de février 2014, la tentative de fuite de quelques requérants met le feu aux poudres. La répression est violente et des habitants locaux en profite pour rentrer dans le camp et attaquer des personnes jusque dans leurs chambres. Reza Barati (iranien) décède de ses blessures alors que 150 autres personnes sont blessées.
En Australie et dans le monde, les violences à Manus font la une de la presse, les langues se délient, l’incompréhension gagne du terrain, le sort des prisonniers de Manus et Nauru inquiète une frange grandissante de la population. En avril 2014, Aziz recommence son travail pour renforcer les liens entre les personnes et tenter d’unir les différents groupes. Il y parvient et lance en janvier 2015 avec 400 autres personnes, une grève de la faim de 14 jours afin de protester non seulement contre les conditions abjectes et inhumaines de détention mais aussi contre l’absence de procédure d’asile.
“Le quinzième jour, ils sont venus à 6 heures du matin, ils m’ont arrêté en premier et m’ont envoyé dans une prison appelée “CIS” avec d’autres prisonniers de droit commun dont des auteurs de crimes graves. J’y ai passé un mois. Etonnamment j’ai été très très heureux, j’ai appris leur langue, j’enseignais l’anglais et les autres prisonniers m’appelaient enfin par mon nom. Je garde un excellent souvenir de cette période.”
Trois mois d’isolement
Au bout d’un mois, Aziz est immédiatement placé dans un autre lieu et cette fois c’est en isolement complet. Après un mois, il est interrogé par un psychiatre et un psychologue qui le trouvent encore trop…combatif. Leur rapport incite les autorités à décider la prolongation de l’isolement pendant un mois supplémentaire.
“On ma donné une carte rouge signifiant que j’étais un criminel contre l’Etat et on m’a dit que j’allais être renvoyé au Soudan. Après un mois de prison et deux mois d’isolement complet j’étais très fragile. Mentalement je n’allais pas bien du tout. C’est ce que le psychiatre et le psychologue voulaient voir. Je ne devais pas essayer de me montrer fort. Au contraire je devais sembler résigné, soumis aux règles du centre. Ça a marché, ils ont vraiment eu l’impression que j’étais cassé et ils m’ont libéré le même jour, après m’avoir fait signer un contrat. Bien sûr, dès mon retour au centre, j’ai fait trois entretiens avec ABC, SBS et une autre chaîne en Australie (…) Ils étaient furieux. J’ai été placé sur une liste noir. Les autorités m’ont informé qu’ils feraient en sorte que je sois la dernière personne à quitter Manus.”
De janvier 2016 à décembre 2017, Aziz parvient à envoyer près de 4000 messages vocaux pour témoigner de son expérience. On peut les écouter dans le podcast passionnant The Messenger produit et raconté par le journaliste Michael Green et qui a remporté de nombreux prix. Le podcast est une immersion totale.
Manus, purgatoire tropical
Le 26 avril 2016, la Cour suprême de Papouasie-Nouvelle-Guinée juge illégal et anticonstitutionnel l’accord permettant à l’Australie de placer en détention sur le territoire papouasien des demandeurs d’asile dont elle ne veut pas. Sous pression de la société civile en Australie après des attaques armées contre le camp de Manus en Avril 2017, les autorités australiennes annoncent en octobre 2017 leur fermeture sans proposer de vraies solutions, juste un déplacement des personnes dans d’autres lieux dangereux car ouverts. Le bras de fer durera 24 jours.
Durant cette période il mène la protestation, coordonne l’aide sociale et l’assistance médicale et facilite les consultations téléphoniques avec des médecins. En novembre 2017, ils sont plus de 600 à être déplacés vers les centres de East Lorengau Refugee Transit Centre, West Lorengau Haus and Hillside Haus.
En tout, Aziz est resté 5 ans et demi emprisonné à Manus. Pendant longtemps il a caché à sa famille où il se trouvait et il n’est pas le seul. Il pense tous les jours à ceux qui ont résisté avec lui: Behrouz Boochani, kurde iranien, Omar Jack (Soudan), Chaminda Kanapati (Sri Lanka) toujours à Manus, Amir (iranien) réinstallé en 2017 au Canada, Muhamat Darlawi (iranien), réinstallé la semaine dernière aux Etats-Unis et Muhamat Edar (soudanais) qui vient de recevoir sa décision de réinstallation aussi aux Etats-Unis.
En mai 2019, la victoire de la coalition conservatrice lors des élections législatives australiennes a été une énorme déception pour les 500 personnes encore retenues sur les îles alors que les socialistes s’étaient engagés à accepter l’offre de réinstallation proposée par la Nouvelle-Zélande. Pour eux et pour tous les requérants d’asile et réfugiés dans le monde, Aziz a bien l’intention de poursuivre son travail d’information et de sensibilisation afin d’inciter les Etats à respecter la Convention relative au statut des réfugiés conclue à Genève le 28 juillet 1951.
Pour conclure sur cette belle rencontre, laissez-moi partager avec vous les conseils d’Aziz sur la manière de survivre psychologiquement dans un camp. On ne sait jamais aujourd’hui, personne n’est à l’abris d’un tel traitement.
“Dans mon expérience, le seul conseil que je te donne c’est de garder l’espoir. Il faut que tu résistes et en même temps essaye de t’exprimer contre les situations que tu détestes et contre les injustices ou les tortures. Ne penses pas aux conséquences de tes actes, oublie-les. Evite de dire que c’est impossible, il n’y a pas d’impossible, tout est possible, tu as seulement besoin de courage et de motivation et aussi il te faut un sentiment dans ton coeur qui te dirige et te dis que ce que tu fais pour les autres est aussi bon pour toi.”
Lire aussi
- Détenus à des milliers de kilomètres de l’Australie, ils s’immolent par le feu
- Behrouz Boochani, porte-voix des réfugiés prisonniers de Manus et de Nauru
- Manus, Nauru: ces îles qui rendent fous les réfugiés
- Les naufragés de la «solution du Pacifique»
- Taking Australia’s asylum seekers was a ‘deal with the devil:’ former Nauru leader
- Abdul Aziz Muhamat, la voix des maudits de Manus
- Excellente chronologie des événements à Manus et Nauru par récemment dans un article du Guardian accessible ici.
- Actuellement il reste 4 personnes à Manus, 320 personnes à Port-Moresby et quelque 250 personnes sur l’île de Nauru. Ces chiffres ont été communiquer par Behrouz Boochani actuellement à Port-Moresby.
- Depuis le début de la politique d’interception en mer, en août 2012, 4 177 personnes ont été envoyées à Nauru ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée (PNG). Sur ce nombre, 3 127 personnes ont été envoyées à Nauru ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée (PNG) depuis le 19 juillet 2013 – deux sources statistiques à consulter: a. Operation Sovereign Borders Offshore Detention Statistics by the Refugee Council of Australia et b. Australia’s offshore processing of asylum seekers in Nauru and PNG: a quick guide to statistics and resources. Selon les statistiques disponibles, en mars 2019 il restait encore 359 personnes à Nauru et 547 personnes à Manus (soit un total de 915 personnes). Le 28 février 2019, les quatre derniers enfants de Nauru sont partis pour les États-Unis.
- Parmi les réfugiés on compte des iraniens, syriens, libanais, afghans, soudanais, bangladais, pakistanais, somalis et cinghalais.
Je soutiens à 100% la politique courageuse australienne. De l’Indonésie, cette personne n’avait par ailleurs pas un choix unique mais des milliers.
Avec le changement de régime au Soudan, j’attends en outre du SEM le réexamen de toutes les situations.
Monsieur,
Il est important que vous compreniez que depuis l’Indonésie Mr.Muhamat comme des milliers d’autres n’avaient pas d’alternatives pour atteindre un pays où leurs demandes d’asile seraient examinées selon une procédure établie. La traversée est longue et extrêmement risquée et si d’autres options plus raisonnables auraient été disponibles, elles auraient été choisies. En Indonésie, il faut attendre un voir deux ans pour que le HCR procède à l’examen de votre demande et pendant ce temps il est difficile de survivre. Comme vous semblez vous intéresser à la question et que vous soutenez à 100% la politique de l’Australie, j’imagine que vous seriez d’accord aussi qu’elle s’applique à vous et votre famille?
La roue tourne! Personne n’est à l’abri aujourd’hui d’une catastrophe naturelle, d’un conflit, surtout de nos jours. Ceux qui sont nés du bon côté de la barrière (dans un pays démocratique) n’ont rien fait pour mériter le lieu de leur naissance. En avez-vous conscience? Il est un peu facile de dire: “que les autres subissent la détention forcée parce qu’ils sont des migrants sans visa, des victimes de persécutions, de conflits armés.” Moi je dis: “Si vous êtes d’accord que des personnes migrantes subissent le sort de Mr. Muhamat, alors vous êtes d’accord de subir un jour le même sort.” Plus de 4’000 personnes dont 95% ont reçu le statut de réfugié après un examen de leur motifs d’asile, ont subi les pires traitements durant des années.
Pour conclure, si vous vous intéressez vraiment à la question, j’ose l’imaginer, je vous recommande de regarder un documentaire qui explique le point de vue des autorités australiennes et le vécu des personnes en détention. Le documentaire s’appelle “Chasing Asylum” Eva Orner, 2018.
1m40 de bande-annonce sur YouTube vous donne déjà une certaine idée de ce que des personnes, qui sont des gens comme vous et moi ont subi.
Je vous invite à vous instruire un peu sur la question. Cela vous aidera à formuler des commentaires plus…réfléchis!