Avec « Human Flow » l’artiste Ai Wei Wei donne une leçon d’humanité

Photo © Nicole Matschoss, FIFDH 18 mars 2018

 

Ai Wei Wei est venu à Genève présenter son film « Human Flow » au Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH). Tourné dans 23 pays le film raconte la fuite, la souffrance et l’impuissance de millions de personnes pleines de courage et d’espérance.

Les images sont dignes, d’une beauté sensationnelle. Elle place l’humain au centre du propos. Avec ses équipes, Ai Wei Wei a accompagné beaucoup de réfugiés. Il s’est posé dans le camp d’ Idoméni (Grèce) planté dans la boue hivernale, avec les personnes bloquées à la frontière macédonienne. Il a filmé les immenses murs et les hautes barrières métalliques en Palestine, en Hongrie, aux Etats-Unis. Il a vu et montré la détresse des migrants sauvés en Méditerranée, les refoulements aux frontières, l’injustice faite aux habitants de Gaza, prison à ciel ouvert, où les femmes parviennent encore à espérer une vie meilleure, plus juste. Il filme le plus grand camp de réfugié du monde de Dadaab au Kenya et regrette les générations perdues et gaspillées de millions de personnes dans le monde parce que les états gouvernent sans vision.

Dans ce film, les images raisonnent avec la déclaration d’Hanan Ashrawi, porte-parole palestinienne et membre du Conseil législatif palestinien : «Être un réfugié c’est bien plus qu’un statut politique, c’est la cruauté la plus importante qui peut être exercée à l’encontre d’une personne. Vous enlevez de force tous les aspects qui rendaient le vie tolérable et significative à des être humains. »

Maintenir le lien d’humanité avec les personnes exilées

 

Celles et ceux qui sont appelés à gouverner doivent voir « Human Flow ». Rencontré au FIFDH, Ai Wei Wei m’a parlé de ce qui l’a marqué en faisant ce film.

« Ce qui m’a le plus frappé c’est la situation très inquiétante à Gaza, au Liban et en Turquie. Il y a des millions de réfugiés qui sont démunis de leur droit à l’éducation, à la formation et au travail et dont la liberté de movement est injustement limitée. Il faut trouver des solutions pour mieux intégrer les réfugiés. La situation des réfugiés de longue durée est incomprehensible. Les Etats doivent agir. »

Je lui explique que Genève n’est pas un exemple d’accueil. Il est le canton en Suisse avec le plus bas taux d’intégration des réfugiés où l’encadrement des requérants mineurs non- accompagnés est très critiqué.

« Ce qui me choque et me désespère c’est l’attente des requérants sur leur situation, leur demande d’asile. Et on ne les informe pas. Le fait qu’on empêche ces personnes de travailler est inquiétant. Ils sont en mesure de faire rapidement des travaux très utiles. Les réfugiés ont besoin d’être actif. Leurs ressources sont importantes et les maintenir à l’écart est contre-productif. »

 

L’Europe doit montrer l’exemple

 

© Marie de Lutz, www.mariedelutz.com. Photo prise durant le débat au FIFDH en présence de Filippo Grandi (UNHCR Chief), Ai Wei Wei et Bruno Giussani (Global curator of TED).

Ce documentaire est un signal fort lancé aux gouvernements européens obsédés par leur politique sécuritaire. Sur les 65 millions de personnes déplacées de force, près de 80 % se trouvent dans des pays fragiles et en voie de développement (Turquie, Liban, Iran, Uganda, Ethiopie, Bangladesh, Pakistan).

Pour Filippo Grandi, directeur du HCR: « Quand un pays se comporte mal, créé des centres de détention, construit des murs, refoule vers des territoires dangereux, les autres Etats observent et se permettent de faire pareil. L’Europe doit respecter les droits de l’homme si elle veut pouvoir collaborer avec les pays qui hébergent la grande majorité des réfugiés dans le monde. »

 

 

La Suisse est aussi concernée par le message humanitaire du film

 

Pour la production du film, l’artiste a pu compter sur Andrew Cohen, producteur et réalisateur basé à Genève. Tous les deux se sont connus à Beijing il y a dix ans, grâce à un ami commun. Depuis, ils sont devenus proches “comme des frères” grâce à leurs affinités émotionnelles, intellectuelles, esthétiques, partageant aussi beaucoup d’instants drôles. Andrew Cohen a déjà produit le film « Never Sorry » sorti en 2012 sur le parcours d’ Ai Wei Wei, ses combats et ses idées. Ils ont encore deux autres films ensemble au stade de post-production.

« Wei Wei m’a invité à Lesbos où il avait installé un studio afin d’observer les arrivées des bateaux surpeuplés depuis la Turquie. J’ai rencontré beaucoup d’habitants dévoués et quelques ONG. J’ai analysé les risques que prenaient les passeurs jouant au chat et à la souris entre eux en Turquie essayant d’embarquer des personnes au bon moment au milieu de la nuit alors que les garde-côtes turcs et grecs essayaient de les arrêter pour les renvoyer vers la Turquie. Je n’oublierai jamais le visage des enfants et des adultes, jeunes et vieux lorsqu’ils arrivaient sur la côte grecque. Ils étaient tremblants, amaigris, leurs corps compressés les uns contre les autres. Forts et faibles à la fois, ils étaient submergés par la guerre et la traversée.»

Quand l’artiste lui parle de son projet de film sur les réfugiés, Andrew Cohen propose de le produire. Ai Wei Wei aimerait réaliser un film épique sur la globalité du problème migratoire. Ils engagent donc 14 équipes pour filmer dans plus de 20 pays en juste 14 mois. Une fois le film terminé, Andrew Cohen fait venir Participant Media, un gros producteur hollywoodien pour aider au financement et à la distribution du film.

Lors de son allocution au FIFDH, Andrew Cohen a déclaré avec une certaine vigueur que la Suisse est aussi concernée par le message du film et ne doit pas se conforter derrière sa réputation humanitaire.

« Je recommande à tous de voir ce film en laissant les préjugés et les phobies à l’extérieur de la salle. Vous verrez ce que les médias ne peuvent pas vous montrer, ce que les politiciens ne vous diront pas. Les réfugiés sont des humains comme vous. Et  un jour, en un instant vous pourriez être à leur place si la guerre ou une catastrophe éclate. Si nous n’intégrons pas ces personnes (…), si nous les maintenons marginalisés (…) ils risquent de se radicaliser ou devenir victime de traite, trafiquants de drogues, une menace pour la société. Après avoir vu ce film, je suis persuadé, que les spectateurs perdront leurs phobies, et comprendront que les réfugiés ne sont pas là pour voler leur travail ou terroriser les pays d’accueil, ils sont là pour reconstruire une nouvelle vie et permettre à leurs enfants d’avoir une vie plus sûr que dans leur pays d’origine.”

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Photo d’entête © Nicole Matschoss, FIFDH 18 mars 2018, nicolematschoss.com

 

De gauche à droite: Rahmat, Andrew Cohen, Jasmine Caye et Ai Wei Wei. Je salue le fils de Rahmat et sa famille qui vient d’arriver en Suisse. Cette famille a rencontré Ai Wei Wei en Macédoine lors du tournage.

Jasmine Caye

Avec une expérience juridique auprès des requérants d'asile à l'aéroport de Genève, Jasmine Caye aime décrypter l'information sur les réfugiés et les questions de migration. Elle a présidé le Centre suisse pour la défense des droits des migrants (CSDM) et continue d'assister des personnes en procédure d'asile. Les articles sur ce blog paraissent en version courte sur un autre blog ForumAsile.

4 réponses à “Avec « Human Flow » l’artiste Ai Wei Wei donne une leçon d’humanité

  1. Merci pour votre message et votre article.
    Pourquoi ne mettons-nous pas de la pression financière et commerciale sur les pays qui générent ces flux migratoires et qui sont responsables de ce chaos ?
    Je n’arrive pas à comprendre pourquoi nous ne saisissons pas le problème par ses racines ?
    Benoît Urfer

    1. Parce que nous ne souhaitons pas transformer le monde en une prison. Les etres humains ont le droit de circuler, mais correlativement les Etats ont le droit egalement de maitriser l’immigration.

      Le probleme ne tient par ailleurs pas au fait que les gens souhaitent partir pour une meilleure vie, que notre incapacité de mettre des regles claires et de les appliquer (meme quand ce n est pas populaire). En soi, gerer et expulser le cas echeant quelques milliers de personnes n est pas très difficile si on se donne les moyens de le faire correctement et humainement (et surtout si la certitude d’un renvoi était garantie).
      L’artiste chinois tient d ailleurs un discours coherent et opposé à un simple et puéril “no borders”.

  2. Sur Genève, je pense que le problème tient à l’approche trop “vous pouvez rester, car je culpabilise à l’idée de faire le sale boulot et de vous renvoyer”. Il n’y a dès lors aucune incitation réelle à travailler car la personne sait qu elle pourra rester independamment de son integration sur le marché du travail (contrairement à la suisse alemanique). Et le niveau de l aide sociale n’aide pas à motiver des gens généralement sans formation à s integrer sur le marché du travail…

    D’ailleurs combien d’ongs ont vilipendé les grison pour son absence d’aide á l’integration jusqu’à decouvrir que sa politique fonctionnait? Ne vaut il d ailleurs pas mieux rendre sa dignité à un etre humain en l’encougeant à s’integrer dans le marché du travail par de premiers emplois précaires que le mettre simplement au social??

    Les cantons alemaniques intègrent donc mieux car le message est generalement clair: vous souhaiter rester? Prouvez nous que vous pouvez vous integrer sur le marché du travail. Mais, malheureusement, cela ne peut fonctionner que lorsque le message est accompagné d’effets. On voit avec certains erythréens que la garantie de pouvoir rester ne les poussent aucunement vers le travail, ni les importants investissements publics pour les y aider. C’est humain, mais les budgets publics souffrent de cette inconstance et la solution n’est à mon avis pas plus d’argent public…, mais par exemple dans la certitude d une levée de l admission provisoire et d’un renvoi executée si la personne n’est pas autonome financièrement après p. ex. 5 ans.

  3. Le Droit à quiconque de s’installer où il veut comme il veut porte un nom : le colonialisme.

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