Pourquoi la Suisse n’a-t-elle toujours pas de dossier électronique du patient ?

Le dossier électronique : triste réalité helvétique. Imaginez-vous, vous avez un pépin de santé ou un accident loin de votre domicile. Vous avez besoin des services de santé sur place, mais le médecin qui vous prend en charge n’a pas accès à votre récent bilan de santé pratiqué chez votre médecin traitant, et refait donc une partie des examens, comme par exemple les tests de laboratoire. De retour chez vous, vous aurez au mieux une lettre résumant les soins reçus. Votre médecin traitant n’aura donc pas d’accès en ligne à vos radiographies, examens de laboratoire ou protocole opératoire. Durant ce même séjour, vous avez retiré de l’argent dans un automate. Accepteriez-vous lors d’un deuxième retrait, deux jours plus tard, que l’automate affiche à l’écran : « nous ne savons actuellement pas de combien vous disposez sur votre compte, veuillez repasser dans 2 jours ».  C’est malheureusement exactement ce qui se passe avec vos données médicales sans que nous nous en offusquions ! Pourquoi ?

 

Le dossier électronique du patient est un instrument central pour la gestion des coûts de la santé : il contribue à la qualité des soins et permet une grande transparence dans l’analyse des coûts. Bien que notre système de santé helvétique nous coûte au moins 80 milliards par an (près de 10’000 CHF par personne !), nous ne disposons pas d’un tel outil au niveau national. La transparence est un des quatre piliers de la stratégie 2020 de l’OFSP : le constat est triste à l’aube 2020, car ceci est resté un vœu pieux, et l’absence de dossier électronique national en est une conséquence désastreuse. La Suisse héberge parmi les meilleures écoles technologiques au monde et dispose d’un secteur financier de pointe reposant fortement sur l’informatique. Donc, le retard ne peut pas être technologique.

 

 

Chez Kaiser Permanente (Californie), le dossier électronique existe depuis bien plus de 10 ans : il permet de gérer tous les aspects des soins ainsi que les finances du système de santé global. Cette gestion centrale leur permet d’être parmi les meilleurs aux USA avec un budget nettement moindre que le nôtre soit 80 milliards de US$ pour une population de 12.2 millions d’assurés. Ils sont aussi en mesure de publier un grand nombre d’études dans les meilleurs journaux scientifiques ceci dans des délais très courts, aussi un marqueur très clair de bonne qualité des soins. Pourquoi n’allons-nous pas apprendre chez les acteurs ayant une très large expérience ?

Un dossier électronique du patient unique et national accessible partout en Suisse, permettrait une très grande transparence financière dans les domaines des soins, ce qui est aussi un facteur essentiel pour la qualité. Il permettrait une analyse des activités et des coûts en temps réel, ainsi qu’une analyse coût/bénéfice profitable à la population. Ainsi nous aurions enfin la possibilité de faire des économies circonstanciées et documentées, et non des coupes arbitraires basées sur des prémisses politiques.

 

 

Mais le fédéralisme avec pour conséquence la fragmentation cantonale des soins ainsi qu’un perfectionnisme presque maladif bloquent tout progrès réel. La réalité est que nous sommes face à des résistances de médecins et de leurs associations professionnelles ainsi qu’à la passivité de l’OFSP. Pour certains, la transparence fait peur car elle pourrait remettre en cause certains dogmes, même peut-être la façon de fonctionner du système de santé dans son ensemble. Cette analyse qui serait facilement réalisable avec un dossier du patient électronique ainsi qu’une remise en cause de nos processus de soins sont la première étape incontournable pour tout progrès de notre système de santé d’un point de vue global.

 

Le corps médical affirme travailler uniquement pour le bien de leurs patients. Ainsi, pourquoi cette résistance au dossier électronique ?  Les lobbies ont réussi à repousser l’introduction du dossier électronique en ambulatoire et en plus à ne pas rendre obligatoire pour tout professionnel de santé d’y mettre les données ! Un dossier électronique incomplet n’est-il pas plus dangereux car on se base sur des données qu’on croyait complètes et qui ne le sont pas ? N’est-ce pas un risque de le tuer avant qu’il n’existe ? Auraient-ils peur de la transparence ? L’OFSP qui devrait stimuler, voir imposer le dossier électronique, multiple les comités, workshops, et groupes d’experts, mais principalement autour du problème de la protection des données. En Suisse, il est bien connu que pour bloquer un bon projet, il faut brandir la protection des données. Pourtant les Suisses font confiance à leur banque et ne semblent pas avoir de problème avec leurs cartes de crédits ou avec l’utilisation de bancomats, de services contactless etc. La technologie pour la protection des données existe donc. L’OFSP et la politique devraient enfin poser la question directement aux consommateurs de savoir quelle protection des données ils souhaitent, plutôt que d‘argumenter inlassablement entre eux.

 

 

Que répondraient les citoyens si on leur disait qu’avec l’utilisation d’un dossier électronique sécurisé comme leur carte de crédit, cela permettait de réduire leurs primes maladies de 15-20% ?

 

 

Le dossier électronique du patient unique et national est donc une priorité essentielle pour la qualité et la transparence dans le système de santé suisse. Il est une condition sine qua none pour contrôler les coûts. Actuellement le système de santé se comporte comme une industrie qui refuserait d’utiliser une comptabilité analytique, ce qui semble totalement archaïque à une époque où l’informatique permet une gestion sure et performante. Donc, si la politique et l’OFSP souhaitent être crédibles sur la question du contrôle des coûts, ils doivent imposer au plus vite un dossier électronique unique et national. Les projets actuels ne visent pas un dossier unique et national, ne donnant ainsi aucune garantie d’être accessible partout en Suisse. Tout retard contribue au désastre du statu quo et alimente l’explosion des coûts.

Quant à nous, citoyens payeurs de prime, nous devons exiger que ce dossier soit rapidement mis sur pied, qu’il soit accessible partout en Suisse et qu’il soit complet en forçant la main à tous les professionnels de santé pour que toutes nos données y soient.

N’oublions pas : le dossier médical appartient au patient !

 

Prochain thème: le cancer – éthique, finance et information du patient/client.

Jan von Overbeck

Jan von Overbeck est né 1954. Il est médecin interniste avec une large expérience aussi bien clinique que de l’industrie, de l’administration et de la politique de santé helvétique. De 2014 à 2018, il a été médecin cantonal à Berne. En 2018, il a ouvert sa propre firme dans le domaine de la santé. Sa conviction profonde est que le système suisse, bien qu’en soi excellent, a besoin d’une réforme profonde.

5 réponses à “Pourquoi la Suisse n’a-t-elle toujours pas de dossier électronique du patient ?

  1. Votre analyse est purement comptable. Elle ne prend pas en compte la volonté des patients.
    Avec ce que vous préconisez, il y aura un risque qu’une « équipe » de médecins échangent entre eux des données médicales de patients, transformant ceux-ci de SUJETS en OBJETS MEDICAUX.
    De plus, votre comparaison entre les données de cartes bancaires et les données médicales est biaisée. En cas de perte de données bancaires, le risque est une simple perte d’argent, qui peut être compensée si la responsabilité de la banque est prouvée ou si une assurance a été souscrite pour couvrir ce risque. Au contraire, en cas de dissémination de données médicales, on ne peut plus rien rattraper, même si la responsabilité d’un hôpital est démontrée.
    Ne transformez pas les êtres humains en objets, sous prétexte de faire des économies.
    Il est urgent de prendre le temps de la réflexion avant d’imposer quoi que ce soit en matière de dossier médical électronique.

    1. La santé a un côté financier très clair, et qui est depuis trop longtemps ignoré. Actuellement les coûts sont devenus insupportables pour la population (voir article sur les primes). La santé a un prix et idéalement nous devrions comme société décider démocratiquement combien nous voulons dépenser par année. La comparaison avec les cartes bancaires est faite pour décrire le degré de sécurité que nous avons dans les systèmes informatiques. Les données financières touchent notre vie de très près également.

      La sécurité des données médicales dépend d’une part de la qualité de la sécurité informatique, d’autre part de la probité des utilisateurs ainsi que des règles de déontologie des médecins (pas différentes que ce soit avec le dossier patient papier ou le dossier électronique). Dans votre commentaire, vous amalgamez les problèmes financiers, éthiques et de société. Vous proposez un temps de réflexion: nous avons perdu énormément de temps en Suisse à tourner autour du pot, il est temps d’agir et de mettre en réseau de façon sécurisée les informations.

  2. Tout à fait d’accord avec le principe d’un dossier médical personnel fédéral et auquel on peut accéder via un code personnalisé (comme pour la carte de crédit ou son compte bancaire) et tout médecin soignant, sauf les médecins conseils des assureurs maladie et les assureurs maladie eux-mêmes.
    Selon le choix des politiciens de l’époque (LAMal), les assureurs maladie ont un simple rôle de comptable et doivent 1) assurer et 2) contrôler les factures. Leur rôle dans la détermination des primes reste encore problématique.
    Le problème est que ce dossier médical est resté largement cantonal avec à un moment donné aussi un intérêt de La Poste, voir d’autres organismes.
    Il y a donc, je le crains, encore du chemin à parcourir. Restons optimistes.

  3. Vous décrivez un monde de Bisounours.

    La réalité est qu’il est périlleux pour un citoyen d’utiliser ce système car il faut l’avouer, les assurances ont accès à ces données et font tout pour acquérir et croiser des données personnelles pour écarter les mauvais cas et augmenter les rendements financiers.

    Un accident, il y a 20 ans, influencera les primes ou exclura un genou de toute couverture future. Pourquoi prendre le risque d’utiliser ce système pour se faire punir financièrement et physiquement?

    Tant qu’il n’y a pas une caisse unique, la puissance politique des assureurs privés n’assure en aucun point la protection des données des citoyens. Il faut être vraiment téméraire pour utiliser sa carte d’assurance ou un dossier numérique.

    Finalement, en Suisse, nous avons implémenté une médecine à deux vitesses. Si vous avez l’argent pour acheter une complémentaire privée, vous avez la garantie d’avoir une priorité absolue et d’être opéré/traité plus rapidement. Nous nous américanisons, mais est-ce vraiment le modèle pour lequel nous voulons nous battre?

  4. La présentation de la situation du dossier informatisé et unique du patient tel quelle est présentée est très “soft”. En Suisse romande en fait c’est à une vraie gabegie à laquelle on a assisté. Le Canton de Genève sous l’impulsion du Conseiller Hunger a mis en place une solution au HUG, appuyée par la Poste : Mon dossier médical.ch qui se veut ouverte à la contribution des médecins de ville (cabinet et permanence). Mais les médecins font de la résistance et ne veulent pas partager les données qu’ils génèrent au sein de leur pratique ou dans les cliniques privées où ils officient. Le dossier n’est nourri que par les HUG et ceci depuis bientôt 10 ans. Un gachis.
    Le Dpt de la santé vaudois, sous la présidence d’un socialiste ne pouvait se résoudre à prendre la même solution que celui du Canton de Genève présidé par un libéral. A l’issu d’un appel d’offres c’est une solution de SIEMENS qui a été choisie pour le CHUV et pour les hôpitaux de zone. Mais le projet par manque de contrôle du politique a connu le pire que l’on pouvait imaginer. Le logiciel a été mis en forme de manière délibérément non coordonnée (pour les spécialistes, il faut lire “Modèle de données”) par le CHUV et les hôpitaux de zone. Moralité,…incompatibilité et vue d’un même patient présent dans les deux systèmes impossible. Dans le canton de Vaud les médecins de ville aussi ne contribuent pas à nourrir le dossier du patient dans le système du CHUV par exemple. Cerise sur le gâteau, SIEMENS s’est désengagé de ce marché et le logiciel est orphelin de sa maison d’édition.
    Pour Vaud et Genève il s’agit là de projet entre 6 et 7+ millions….
    Le canton du Valais a pratiqué lui aussi une “Genferei” en choisissant une solution d’un éditeur français avec une implantation qui a connu beaucoup de problèmes et dont on ne sait ce qu’il en est advenu.
    L’assuré LAMAL-AI-Accidents est victime de la spirale folle des coûts de la santé, mais il est aussi victime en tant que contribuable des subsides énormes donnés aux hôpitaux universitaires et de l’incurie des responsables des projets de dossier du patient informatisé. On n’imaginerait pas que chaque Canton achète ses propres avions de combat. L’OFSP doit traiter le dossier du patient informatisé avec une solution unique pour l’ensemble de la Suisse et nos élus à Berne doivent se saisir de cette mission résolument. Les élections à venir sont une bonne occasion de les entendre au cours des campagnes électorales et de juger de la qualité de leur connaissance du sujet et de leur engagement. Le système de santé suisse doit changer vers plus d’efficacité, de sécurité des prescriptions et traitements, et de collaboration.

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