Le contredit de l’immigration

 

« En 2023, la Suisse devrait franchir la barre des 9 millions d’habitants. Cet accroissement beaucoup plus rapide qu’ailleurs en Europe s’explique par une forte immigration, au point de devenir l’un des thèmes de la future campagne pour les élections fédérales, avec en tête l’UDC qui fustige “une immigration démesurée”. Le premier parti de Suisse souhaite bruyamment freiner cette évolution. Or, il n’en est rien.

Ce parti de droite peut inscrire cette revendication si populaire dans son programme électoral, tout en étant persuadé que ce n’est pas possible. Car sans immigration, pas de croissance économique. La décroissance est un thème électoral pour la gauche, pas pour la droite. Contrôler l’immigration en Suisse constitue donc une contradiction dans les termes, un déni de réalité, un argument démagogique.

Comme le Canada, la Suisse est une terre d’immigration dont la population est composée à 30% de personnes nées en dehors du territoire. Cela provient en partie d’une démographie indigène déclinante. Depuis 2009, l’indicateur conjoncturel de fécondité avoisine 1,5 enfant par femme, alors que le niveau de remplacement n’est atteint que si les femmes ont en moyenne 2,1 enfants. Sans une immigration annuelle de l’ordre de 40000 par an, la Suisse entrerait en déclin démographique et donc en décroissance économique. On estime déjà aujourd’hui qu’il manque 100 000 travailleurs pour occuper les postes disponibles.

L’immigration actuelle en Suisse n’a rien à voir avec celle de jadis. Presque 60% des immigrés récents ont un diplôme universitaire. Dans certaines professions le pays ne pourrait pas se passer de ce personnel qualifié. L’exemple le plus démonstratif est celui des médecins. Ainsi, 37,4% des médecins actifs en Suisse ont un ­diplôme acquis à l’étranger alors que les proportions ne sont que de 11,5% en France et en Allemagne. Nous avons décidé délibérément de ne pas former assez de médecins, en s’imaginant que cela freinerai les coûts de la santé, tout en se gardant de fermer le territoire aux diplômés étrangers, dans un accès d’aveuglément à peine concevable. On empêche de jeunes Suisses de suivre leur vocation pur l’accorder aux étrangers. Car, certaines années on en est arrivé à distribuer plus d’autorisations de pratiquer en Suisse à des médecins allemands que de diplômes à des Suisses. Si l’on considère froidement cette pratique, elle revient à faire des économies importantes sur le coût de la formation, en se reposant sur l’attirance des hauts salaires suisses. Il est cynique pour la droite de créer au niveau politique un irrésistible appel à l’immigration, tout en spéculant en même temps sur sa crainte par les électeurs, pour en bénéficier lors des élections.

Toutes spécialisations incluses, la proportion d’universitaires parmi les ressortissants de l’UE résidants en Suisse est plus élevée que celle des citoyens suisses. Au niveau médian d’autre part, la Suisse est toujours autonome, grâce à la formation duale. L’immigration ne fournit plus tellement de main d’œuvre non qualifiée, mais surtout les cadres que le pays se refuse à lui-même.

Ce diagnostic de  Marco Chiesa est donc erroné :  “La Suisse est un petit pays. Elle ne peut pas se permettre d’arriver jusqu’à 10 millions de personnes. …On est en train de perdre du revenu par tête et cela signifie que nous sommes en train de perdre notre bien-être.” C’est on ne peut plus faux.

En réalité le revenu des immigrants universitaires étrangers hautement spécialisés est plus élevé que celui du technicien suisse, mais c’est le résultat d’un choix délibéré. Il n’est marqué nulle part que le pays ne peut accueillir 10 millions d’habitants. La densité de la population est actuellement de 216 personnes au km2 contre 506 aux Pays-Bas. La Suisse joue le même rôle que la Californie pour les Etats-Unis, celui d’un territoire prospère grâce à sa technologie avancée. Mais bien évidemment il faut recruter ces talents sur un territoire plus vaste, non seulement toute l’Europe, d’où la nécessité d’Erasmus et d’Horizon, mais le monde entier. Prétendre par ailleurs que c’est une calamité pour exciter la xénophobie est un calcul cynique et dangereux.

En politique, toute contradiction révèle une faille secrète dans la motivation. Les notables, professions libérales et entrepreneurs, souhaitent à la fois que la Suisse soit prospère pour qu’ils le soient eux aussi de plus en plus, mais en même temps que leur classe sociale garde son privilège, en n’étant pas concurrencée par trop d’étrangers compétitifs. Elle doit donc tenir un double discours : prétendre limiter l’immigration et se garder de le faire. C’est pourquoi nous atteignons 9 millions d’habitants en feignant l’irritation.

 

Une proposition aberrante

 

 

« Selon un projet du Conseil d’Etat neuchâtelois, la taxe d’études semestrielle grimperait de 425 à 720 francs pour les étudiants suisses, Pour les étrangers, le total grimperait de 790 à 970 francs. Pour rappel, le gouvernement neuchâtelois a annoncé mi-décembre proposer au Grand Conseil de verser 50 millions par an, pour un budget annuel de 140 millions. »

Cette ponction sur le budget des familles d’étudiants est tout d’abord inutile : 4500 étudiants rapporteraient quelques dizaines de milliers de francs, moins d’un millième du budget annuel de l’université.  Mais soustraire deux cents francs à un budget étudiant, c’est significatif. Cela se conforme ä une vieille règle cynique : il faut surtout taxer les pauvres même s’ils n’ont pas d’argent parce qu’ils sont les plus nombreux.

Cette taxe augmentée s’inscrit en contradiction avec une situation de crise du personnel qualifié à tous les échelons : médecins, ingénieurs, informaticiens, commerciaux, personnel de restauration ou d’hôtellerie…A moins de supposer avec le Conseil d’Etat neuchâtelois que son université ne forme pas de personnel indispensable, c’est-à-dire qu’elle produit des diplômés de luxe, il y a là une contradiction évidente.

La force d’une économie repose dans sa disponibilité en personnel qualifié, soit qu’il soit formé dans le cadre national, soit qu’il soit importé de l’étranger. A ce titre la taxe plus élevée pour les étudiants étrangers relève de l’aberration financière. Elle est généralement justifiée par le fait que les parents de ces étudiants ne paient pas d’impôts en Suisse et ne financent donc pas par leurs contributions les universités suisses. C’est oublier que la Suisse n’a pas dû financer leurs études primaires et secondaires et qu’elle bénéficie d’un apport humain gratuit, considérable et bien nécessaire.

On a entendu souvent à Berne la rengaine que la Suisse possède tellement de scientifiques de haut niveau qu’elle peut se passer de l’apport étranger, en particulier de la participation à Horizon Europe doté d’une centaine de milliards d’euros et créant des synergies entre groupes de recherche sur le plan international. La proposition neuchâteloise s’inscrit dans une longue campagne de méfiance à l’égard de la science.

Cela vaut donc la peine de rappeler et de préciser ce que la science internationale signifie aujourd’hui dans l’économie du pays. Elle conditionne l’innovation dans les firmes établies et par le surgissement de jeunes pousses (dites start-up en globish). Elle maintient ainsi la compétitivité d’un pays comme la Suisse caractérisé par des salaires élevés et une main d’œuvre très qualifiée. Si la science suisse déclinait, l’économie en pâtirait. Pas tout de suite, mais à l’échelle d’une génération lorsque le dynamisme acquis par la recherche en Suisse se sera affaibli. Il a fallu du temps pour la porter à son niveau actuel dont elle ne descendra que lentement, au point que cela ne sera pas remarqué avant qu’il soit trop tard.

Il ne suffit pas de financer la recherche comme si c’était une activité manufacturière dont on améliore forcément la productivité en réformant l’équipement technique. Il y a dans la science une dimension impalpable, comme dans la culture ou dans la religion. Il y faut des esprits entrainés aux disciplines fondamentales mais aussi stimulés par une tendance à remettre en question les évidences les mieux établies. Cela ne se mesure pas, cela se gagne et se perd sans qu’on le sache.

Il n’y a pas de science nationale qui puisse subsister sans contact informels et officiels avec le reste de la planète. Le meilleur contre-exemple en est la Russie. Durant la guerre froide, les scientifiques russes ne participaient pas aux colloques internationaux, tout simplement parce que le pouvoir soviétique craignait de ne pas les voir revenir s’il les laissait franchir le Rideau de Fer, cette vaste clôture destinée à enfermer ses esclaves.

Durant un colloque, de nombreuses communications sont présentées à la tribune. Certes, les textes sont publiés et à disposition de tous, même des chercheurs colloqués en Russie. Mais ceux-ci manquent les contacts informels avec leurs collègues des pays libres. De même ils ne seront pas invités dans les universités étrangères. Or, ce qu’il y a de plus précieux dans la recherche, ce qui permet aux uns de progresser là où d’autres stagnent, relève des secrets de fabrication de la science. Ce sont des non-dits dans certaines enceintes parce que cela va de soi, que tout le monde est au courant, que c’est tellement évident que cela ne vaut pas la peine d’en faire part dans une publication. La seule façon de l’apprendre est de séjourner dans ce laboratoire étranger et de maintenir un contact étroit avec ses chercheurs.

Ce furent les fonctions remplies par Erasmus et Horizon. Il ne suffit donc pas de financer des activités dans des universités suisses pour pallier la perte d’Horizon. De même les étudiants ne se déplaceront plus aussi facilement qu’avec Erasmus parce qu’il faudra que chaque université suisse négocie avec l’étranger pour cet échange. Et enfin les étudiants étrangers auront moins tendance à passer une année dans une université suisse, surtout s’ils sont stigmatisés par des taxes plus élevées comme si on ne les acceptait qu’à contrecœur.

Les parlementaires fédéraux ont bien compris que la science influence de plus en plus la politique parce qu’elle établit des faits que l’on ne peut plus ignorer en établissant une politique. C’est donc une perte croissante de leurs pouvoirs. Il est devenu impossible de nier le réchauffement climatique. Il est devenu insensé de prétendre que l’épidémie ne peut être combattue par la vaccination de masse. Il est devenu absurde de refuser la vente d’armes à l’Ukraine. Or, les faits sont têtus et les idéologies de droite et de gauche servent de moins en moins à les dissimuler. Jadis le Baron Louis, ministre français des finances, énonça sa doctrine « Faites-moi une bonne politique et je vous ferai de bonnes finances ». Aujourd’hui on peut ajouter : « Faites-moi une bonne politique  et je vous ferai une bonne science ».

 

 

Les avantages de la capitulation

 

 

Le principal intérêt d’un blog n’est pas le texte de son auteur, car celui-ci poursuit une ligne constante qui finit par être bien connue : il se répète indéfiniment jusqu’à radoter. En revanche les commentaires sont si riches de découvertes, qu’ils soient positifs ou négatifs, surtout quand ils sont à la limite de la pertinence. On y découvre ce que pense le vaste peuple ou du moins une de ses fractions.

Dans la configuration des avis politiquement incorrects, il faut isoler les ennemis de l’Ukraine. Ils sont agacés par la résistance de celle-ci, vomissent Zelenski, cherchent à prouver que la Russie n’est pas l’agresseur mais qu’elle se défend contre une attaque sournoise de l’Otan. Si Kiev avait été prise dès le second jour et qu’un régime fantoche à la dévotion de Moscou y avait été installé, il n’y aurait pas eu de guerre. Les Ukrainiens ont eu le grand tort de ne pas se laisser faire, ce qui nous eut épargné quelques inconvénients à nous Suisses, neutres et fatigués de ces querelles de l’Est. Il y a tellement plus de dictatures que de démocraties dans le monde qu’une de plus ou de moins ne nous empêche pas de dormir tranquille. Tandis qu’une guerre en Europe ! Elle perturbe la plus sereine des digestions, elle pourrait entrainer des coupures de courant.

Deux citations parmi les plus récentes :

« le clown sanglant Zelensky pousse la pitrerie sinistre jusqu’à proposer de retirer le droit de veto à la Russie, voire l’exclure de l’ONU ». Si c’est un clown cela signifie qu’il est incapable de remplir sa fonction de chef d’Etat, s’il est sanglant c’est qu’il est le responsable de cette guerre. Bien qu’il soit impossible d’éjecter la Russie de l’ONU, c’est cependant ce qu’il faudrait faire pour garder l’enseigne de Nations Unies

« la haine contre les Russes est encouragée; la haine contre les Chinois est institualisée. Un gouvernement qui n’a plus que la haine pour distraire les foules, sans même le pain et le jeu, court à sa perte. » J’ai beau lire trois quotidiens et suivre les bulletins d’information télévisés, je n’ai jamais lu ou ouï la moindre suggestion de haïr qui que ce soit. J’ai entendu en revanche des exhortations à bien distinguer les peuples de leurs gouvernements. Ce dernier commentaire, inventé de toutes pièces, vise à imputer le déclenchement de la guerre à l’Occident. Poutine, dont on connait assez la délicate sensibilité, est acculé par tant de haine et il serait en état de légitime défense. Au fond, il est un attaquant attaqué, si vous êtes assez finaud pour comprendre cette nuance

Il existe donc, même en Suisse, un parti qui souhaite secrètement passer de la démocratie à la dictature.  Il existe des sectes fascinées par le Moyen Âge. Il existe des personnes partisanes de la violence. Il existe des ennemis du genre humain, qui jubilent d’en voir des individus massacrés. Il existe des antagonistes de l’Islam, des dénigreurs d’homosexuels, des partisans de la prostitution, des fanatiques de la rétrogradation historique, des opposants à la solidarité. En certains cas, ils peuvent rassembler une majorité en votation.

Car tel est bien l’objet de la guerre d’Ukraine. Elle est l’équivalent de ce que fut la guerre civile espagnole comme prélude à la seconde guerre mondiale, comme avertissement que la liberté de tous était menacée. Churchill a adopté la même posture que Zelenski. Il fut pour les nazis l’équivalent d’un « clown sanglant », par son obstination à se battre, alors que tout semblait perdu. La France en majorité se rangea sous l’égide de Pétain, en déplorant l’entêtement de Charles de Gaule, un autre Zelenski.  Et la Suisse de l’époque joignit le général Guisan. Le ferait-elle encore ?

Si les hordes de mercenaires tchétchènes et bouriates, appuyées par les repris de justice extraits de prisons russes,  arrivaient par extraordinaire à nos frontières, que faudrait-il faire ? Telle est bien la question.

 

 

 

 

 

 

 

 

La paix conviviale

 

 

Dans l’évaluation maniaque des équilibres au Conseil fédéral, on s’occupe de la langue, du sexe, du parti, du canton, de la ville ou de la campagne, mais on ne parle plus de religion. Ce n’est pas de la tolérance à vrai dire mais plutôt de l’indifférence. Qu’un conseiller fédéral soit catholique ou protestant, croyant ou incroyant, cela ne signifierait plus grand-chose au niveau politique.

Cela ne fut pas toujours le cas. Le Sonderbund  était une ligue sécessionniste des 7 cantons catholiques conservateurs, qui a menacé la Confédération entre 1845 et 1847.  En 27 jours le Sonderbund, nettement inférieur en hommes et en armes, est vaincu : le coût de ce combat fratricide est de l’ordre de 100 morts, soldats suisses tués par des soldats suisses. En 1848 la première constitution instaure un Etat fédéral et met un terme à l’indépendance quasi totale des cantons suisses. Les Jésuites sont tenus à l’écart de la vie publique, puis leur bannissement du pays sera ordonné par la deuxième constitution de 1874.

Ce passé est révolu et même difficielement compréhensible aujourd’hui Un exemple extrême de réconciliation entre les deux confessions est donné par une fraternité œcuménique apparue tout naturellement dans cette petite commune blottie à Romainmôtier au pied du Jura dès 1972, voici un demi-siècle déjà. Elle a comporté des religieuses catholiques et réformées, des laïcs des deux confessions. Elle a bénéficié de la bienveillance des deux Eglises. L’évêque a fermé les yeux en conseillant simplement de ne lui demander aucune autorisation.

En communion avec les Eglises chrétiennes d’Europe et de Suisse, les membres de la Fraternité de prière œcuménique s’engagent à prier pour l’unité des chrétiens dans l’Eglise de Jésus-Christ. Les offices ont lieu du mardi au samedi. Offices hebdomadaires particuliers :le jeudi soir à  une Eucharistie est célébrée durant l’office.

Comme la Cène ou la messe est célébrée en alternance par un pasteur ou un prêtre, le refus ordinaire de l’intercommunion est spontanément dépassé. Rappelons que les fidèles catholiques sont priés de ne pas participer à la Cène et que les fidèles protestants ne sont pas accueillis officiellement à la communion durant une messe.  Sans s’embarrasser de ces querelles théologiques autour de la présence réelle du Christ dans les espèces consacrées, le réalisme l’emporte à Romainmôtier. Comme on ne peut dans une fraternité vivante se partager selon deux catégories, il est normal de considérer tout pratiquant d’abord comme un chrétien, même s’il est issu de différentes traditions, qui perdent de leurs oppositions dans la vie de tous les jours. D’ailleurs, si l’on réalisait un sondage parmi les chrétiens d’aujourd’hui sur les différents théologiques entre les différentes confessions, on découvrirait une ignorance partagée par tous et une indifférence pour ce débat. L’idée de se battre entre catholiques et protestants apparaitrait perverse et stupide.

Ainsi, dans un village perdu dans la campagne vaudoise s’est établie de fait une communauté œcuménique, que l’on pourrait considérer comme une paroisse de fait. D’ailleurs dans ce pays de Vaud où les deux confessions sont pratiquement à l’égalité numérique et où les pouvoirs publics les rémunèrent à l’identique, il fallait que cela advienne. Lors de maintes célébrations dans ce canton, l’assemblée comporte réformés et catholiques. Chaque fois l’œcuménisme est réalisé de fait sans s’embarrasser de colloques interminables, qui ne déboucheront jamais sur rien par l’inertie des hiérarchies.

(Davantage de détails peuvent être trouvés dans l’ouvrage de Jean-Yves Savoy « Les fraternités œcuméniques de Romainmôtier », Cabédita, 2022.)

Les fractures de la société suisse contemporaine ne se décèlent plus en fonction des confessions mais de « religions » politiques comme l’écologisme et le nationalisme qui sont de véritables sectes avec idéologie obligée jusqu’au ridicule et au déni de réalité. Les premiers sont défenseurs résolus des LGTB qui n’ont rien à voir avec l’écologie, les seconds du nucléaire qui n’a rien à voir avec le patriotisme. On entend parfois au parlement des affirmations sottes du type : « pourquoi les écoles polytechniques fédérales ne dispensent pas des cours de genre ? » ou bien « La Suisse n’a pas besoin de chercheurs étrangers car nous avons les meilleurs scientifiques du monde”. Par suite des ces fractures profondes, il est impossible de définir une politique rationnelle en matière de transition climatique ou de relation avec l’UE. L’inertie politique devient la seule échappatoire helvétique.

Or ces mêmes opposants se retrouvent inévitablement dans des manifestations parlementaires de type festif, sportif ou culturel où chacun peut sympathiser avec l’adversaire de tout à l’heure. On rencontre alors la véritable nature des individus et d’un peuple. Ce qui les unit est plus fort que ce qui les sépare. Nos interlocuteurs les plus intéressants sont ceux qui nous sont les plus opposés car ils révèlent la fragilité des opinions individuelles. la présence de préjugés, l’absence de réflexion. Sous la comédie politique se cache un amour mutuel.

Heureuse fête de Noël!

 

 

 

Le conseil fédéral introuvable

 

 

L’élection de deux nouveaux Conseillers fédéraux, obtenue sans peine par une Assemblée fédérale convaincue de leurs mérites, a cependant suscité des commentaires acides, témoins d’une conception singulière de ce que doit être un gouvernement fédéral. Par exemple :

«Maillard et Nordmann, c’est fini pour le Conseil fédéral! C’est certain. Je pense d’ailleurs que le spectre de Pierre-Yves Maillard est l’une des raisons qui expliquent l’élection d’Elisabeth Baume-Schneider. A droite, beaucoup ont voté pour elle afin de barrer la route au Vaudois l’année prochaine.»

En somme Baume-Schneider a donc été élue non pas pour ses mérites, mais uniquement pour barrer la route à Maillard qui a trop de mérites pour être élu. De plus, cela crée une majorité de ministres latins au détriment de la Suisse alémanique qui n’est plus représentée à proportion de sa population. Pire et invraisemblable même : le canton de Zurich n’est plus  au Conseil fédéral.

Certes c’est bien moins un gouvernement au sens habituel qu’une délégation parlementaire, en vue de représenter au mieux le pays dans sa diversité linguistique, partisane et même de la répartition de la population entre ville et campagne. Mais la coexistence de tous ces critères pour sept sièges définit une tâche impossible : on pourra toujours regretter qu’une des exigences de la représentativité ne soit pas satisfaite. On définit l’objectif  d’un Conseil fédéral introuvable.

Le plus important est ailleurs. L’attribution des dicastères par décision interne des sept sages ne se fait pas en fonction des compétences mais des préférences individuelles annoncées par ordre d’ancienneté, les derniers venus se contentant de strapontins : ainsi le médecin ne s’occupe pas de la santé mais des affaires étrangères, la responsable de l’armée n’a pas fait de service militaire, l’économiste ne s’occupe pas d’économie mais de santé. C’est le contre-emploi délibéré. Il ne faut surtout pas que le Conseiller fédéral sache de quoi il retourne. Il ne faut pas qu’il interfère de trop dans l’administration.

Car un autre reproche porte sur Rösti. Il va gérer la transition climatique alors qu’il fut trop engagé dans le secteur. Il est président du lobby du mazout et autres combustibles fossiles (SwissOil) de 2015 à 2022. Depuis 2022, il est président du lobby des importateurs de voitures (Auto-Suisse) et siège au comité directeur de l’association faîtière des usagers de la route (Routesuisse). Il est aussi conseiller de l’Association suisse des transports routiers. Il connait la matière, mais il fut engagé du mauvais côté (pour certains !).On en tire, sans autre réflexion, la conclusion qu’il ne changera pas d’opinion et mènera une politique rétrograde.

C’est oublier l’important facteur psychologique que l’on nomme grâce d’Etat. Un homme élu dans une certaine fonction n’agira plus comme auparavant. Un Conseiller fédéral atteint le point culminant de sa carrière politique. Il peut faire un examen de conscience politique en remettant en question ses options antérieures. Il peut défendre le bien commun sans plus se soucier de son intérêt personnel. Il n’est plus le représentant inconditionnel de son parti d’origine. D’ailleurs personne n’est toujours d’accord avec les positions de son parti sauf à n’avoir pas de convictions propres.

En fin de compte, le meilleur Conseil fédéral serait celui composé de personnalités compétentes dans un domaine qu’elle gèrerait en connaissance d cause. En plus et même surtout ce seraient des personnes aptes au consensus. Car les décisions sont collégiales. Chaque Conseiller peut être amené à défendre une décision où il fut lui-même mis en minorité. Telle est la singularité du gouvernement dont la Suisse à fait l’élaboration à travers les siècles. Il ne sied pas de la déconsidérer selon  un esprit politicien de bas étage. C’est un système qui fonctionne bien, sinon de façon parfaite, ce qui n’est pas de ce monde.

 

Du grand n’importe quoi

On se doutait depuis longtemps que le Conseil fédéral n’avait, en matière de transition climatique, ni des idées très claires, ni un plan global, ni une volonté politique affirmée. La droite, qui dispose de la majorité du Conseil fédéral, a longtemps défendu la thèse qu’il n’y avait pas de réchauffement climatique, que l’activité humaine ne pouvait l’influencer, que c’était un fantasme des milieux scientifiques et que ce leurre nuisait à l’économie. Un déni de réalité typique. Le dérèglement manifeste du climat en 2022 a fait taire ces climato-sceptiques. De là à élaborer une véritable politique pour tenir compte de cette réalité, il ne fallait pas l’attendre.

On vient donc d’apprendre un plan d’économies de l’électricité du Conseil fédéral, qui prend le problème à rebours du bon sens : si les combustibles fossiles ne sont plus utilisés, le seul vecteur énergétique sera l’électricité. Il faut donc s’attendre à et prévoir une croissance de sa consommation si les logements sont chauffés par des pompes à chaleur et que les voitures sont électriques. Il fallait donc se préparer à produire plus. On n’en a rien fait ou si peu : 41 éoliennes en Suisse produisent 146 Gigawattheures soit 0.5% de la consommation ; l’Autriche dispose de 1400 éoliennes couvrant 13% de la consommation ; en Allemagne 23% de la consommation. La Suisse ne serait pas contrainte d’économiser si elle produisait plus. C’est un réflexe tardif de gagne-petit. La vertu suppléera l’intelligence.

La plus contreproductive des mesures est un projet d’ordonnance qui prévoit de limiter l’usage des véhicules à batterie aux trajets strictement nécessaires. La même mesure n’est pas prescrite apparemment pour les véhicules à essence, dans l’idée que le pétrole est toujours disponible et qu’il n’est pas la cause du réchauffement. On voudrait saboter le développement des voitures électrique que l’on n’agirait pas autrement et rien ne permet d’affirmer que ce n’est pas dans certains milieux l’intention secrète. La mesure est du reste totalement inapplicable car on ne voit pas la police arrêter un véhicule et décider si le déplacement est ou non indispensable. Par ailleurs, l’UDC et le PLR rejettent la limitation de la vitesse sur les autoroutes à 100 km/h, mesure qui serait contrôlable. On n’a même pas eu recours à l’idée simple de dimanche sans voitures.

Dans une telle situation d’urgence, il ne sera pas autorisé non plus de visionner des DVD ou des vidéos en streaming et il faudra se passer de jeux vidéo ; cesser de repasser, arrêter les hottes de cuisine et les chauffe-plats ; chauffer à 18 degrés si vous utilisez une pompe à chaleur et à 20 degrés si vous chauffez au gaz ( ?) ; exception pour les EMS mais pas pour les seniors dans leur domicile ; il n’est pas exclu de couper le courant des hôpitaux mais pas de l’hôtellerie et des remontées mécaniques. Toutes ces mesures sont inapplicables et incontrôlables car on ne voit pas la police être désignée pour faire irruption dans les domiciles privés et surprendre les délinquants en flagrant délit de repassage ou de jeux vidéo. Elles sont le résultat d’un amalgame de réactions des lobbys concernés

En résumé, c’est du grand n’importe quoi, un bricolage improvisé dans la panique, un alibi si des coupures de courant sont effectuées. Notre excellent Conseil fédéral, si bien adapté à la gestion de routine, est dépourvu lorsque la situation s’altère gravement. En cas de guerre on élit un général muni des pleins pouvoirs. Il est temps de nommer un général de l’énergie.

Une expérience du système de santé.

 

Ce blog fut interrompu pendant un mois pour raison médicale. L’intervention chirurgicale, obligée, bien que lourde et hasardeuse, fut une réussite ainsi que la convalescence. Au-delà de l’anecdote personnelle, cette expérience concrète induit une réflexion de fond sur la qualité du système de santé suisse.

Il coûte 83 milliards CHF, dont 21,8% à charge de l’Etat, c’est-à-dire de la masse des contribuables, et le reste pour les ménages dont 37,9% par l’assurance maladie obligatoire. En pourcents du PIB, la santé coûte 11.8% en Suisse, du même ordre qu’en Allemagne,  soit bien moins qu’aux Etats-Unis (17% !) avec un résultat nettement meilleur. En espérance de vie, la Suisse est dans le peloton de tête avec Hong-Kong ( !) et le Japon, soit quatre années de plus que les Etats-Unis : il ne suffit donc pas de dépenser beaucoup, encore faut-il le faire à bon escient.

C’est le cas en Suisse, statistiquement et personnellement. L’expérience vécue m’a montré qu’à chaque étape le système performait : diagnostic précoce, court délai avant l’opération impérieuse, intervention réussie, anesthésie parfaite, soins infirmiers compétents et disponibles, prise en charge ultérieure dans la durée.  Il n’a jamais manqué un geste, un médicament, un équipement avec une excellente coordination.

Cela signifie-t-il que ce système serait parfait, qu’il n’y aurait jamais d’accident, de retard, d’erreur, de duplication, de gaspillage ? Certainement pas, car il s’agit d’une entreprise humaine faillible par définition. Mais elle est au maximum de ce que l’on peut faire si le financement est toujours disponible par définition. C’est cher mais c’est efficace et bien géré.

Ce satisfecit doit être nuancé par deux remarques : la charge de la dépense est mal répartie ; la Suisse profite des dépenses des pays avoisinants.

L’assurance maladie obligatoire couvre presque la moitié de la facture totale mais elle frappe les individus en tant que tels. Comme elle est obligatoire, elle est identique à un impôt qui n’est pas prélevé au prorata du revenu et de la fortune, mais par tête d’habitants. C’est ce que l’on appelle un impôt de capitation, injuste dans son principe et inapplicable pour les ménages défavorisés, qui doivent tout  de même être subsidiés dans la proportion d’un ménage sur trois. Autant dire que le système est aussi compliqué qu’inefficace, avec la circonstance aggravante que la gestion de ce pactole est mise entre les mains d’entreprises privées dans l’idée que la concurrence en réduirait la charge administrative. En un mot si les citoyens doivent payer pour un service public, il ‘y a pas de raison de collecter les fonds par un autre système que pour la formation ou les transports, par l’impôt.

La seconde réserve porte sur le recrutement du personnel médical, paramédical, infirmier. La Suisse prélève les ressources formées à l’étranger. Soit 40% de son personnel infirmier et 34% des médecins. Par exemple, le nombre de personnes formées en Suisse a diminué entre 2002 et 2008 tandis que l’immigration a augmenté. Autant dire que la Suisse pratique un système injuste. Elle décourage les jeunes Suisses disposés à s’engager dans de longues études par un numerus clausus dans les facultés de médecine,, avec un impact sur leur carrière et leur vie non négligeable. Elle ne fait quasiment rien pour freiner l’installation en Suisse de médecins, dentistes et vétérinaires en provenance des pays voisins. De ce fait, elle encourage l’exode de ces derniers, motivés à venir pratiquer dans un pays où les rémunérations sont plus élevées que chez eux.  En 2017, 999 titres fédéraux de médecine humaine ont été délivrés,par nos différentes universités. Mais 2949 diplômes étrangers ont été reconnus en 2017!  Plus de 1000 avaient été obtenus en Allemagne, environ 400 en Italie et plus de 350 en France. La Suisse engage plus de médecins allemands que suisses ! Elle économise un budget énorme qui va jusqu’à pirater des pays pauvres. Rien que dans mon expérience, j’ai été soigné surtout par des Français mais aussi un Brésilien, un Libanais et un Algérien.

En résumé le système de santé suisse est au-dessus de tout éloge parce que le pays est riche et qu’il exploite sans vergogne les ressources de ses voisins. Comme ce sont les meilleurs qui émigrent, cela produit un système international de fait, très performant.

Face à cette situation, les tentatives politiques de réduire le coût de la santé sont à la fois inappropriées et contreproductives. La loi ne peut discriminer entre des prestations indispensables ou superflues : en supprimant des gaspillages, elle supprimera des soins nécessaires. Après un diagnostic de cancer ou d’insuffisance cardiaque, cela fait une grande différence entre attendre deux semaines en Suisse ou sept mois comme en Grande Bretagne. Dans ce dernier pays on dépense près de la moitié de ce que nous dépensons. On y meurt plus tôt ce qui est une gigantesque source d’économie. C’est un choix de société.

Les deux fantasmes de la neutralité

Sur les réseaux sociaux courent deux photos montrant Ignazio Cassis serrant respectivement les mains de Sergueï Lavrov et de Volodymir Zelenski. Elles suscitèrent les indignations croisées de ces deux fractions opposées de l’opinion publique suisse, celles qui sont pour ou contre Poutine. Chaque faction estima que le président de la Confédération ne pouvait établir ce contact avec le représentant d’un pays en guerre : c’’était, ni plus ni moins, qu’une violation de la neutralité. Plus grave encore Cassis souriait. Certains auraient pu le supporter s’il était resté impassible. Ils ne doivent pas sourire souvent.

Jusqu’où peut-on aller dans la mesquinerie et l’ignorance ? Non seulement la neutralité n’interdit pas à la Suisse d’entretenir des relations avec des belligérants, mais elle lui en fait presque l’obligation tant elle est de ce fait bien placée pour de bons offices en vue de la paix. Au minimum, de recevoir les plus grands de ce monde dans Genève internationale. Pour ce faire, il faut naturellement qu’elle garde une ouverture vers les deux parties. La diplomatie consiste en la capacité d’entretenir un dialogue avec des gens d’opinions opposées aux siennes. Les fausses réactions mentionnées plus haut procèdent d’une vision mythologique de la neutralité, qui déforme sa véritable définition en droit international :
« Le droit de la neutralité codifié dans les Conventions de La Haye du 18 octobre 1907 définit les droits et les obligations d’un État neutre. Le plus important de ces droits est celui à l’inviolabilité du territoire de l’État neutre. Les obligations principales, quant à elles, sont les suivantes : s’abstenir de participer à la guerre ; assurer sa propre défense ; garantir l’égalité de traitement des belligérants pour l’exportation de matériel de guerre »

Tel est le droit international. Ni plus ni moins : ne pas être envahi mais être prêt à se défendre efficacement si on l’est. Le paradoxe veut donc qu’un pays neutre se doive d’avoir une armée, à l’inverse des gens de gauche qui voudraient une Suisse sans armée, dans une vision particulièrement fantasmée de la neutralité.

Ce n’est pas la seule conception erronée : il y a le symétrique à droite, la fermeture à tous pour préserver la pureté de la Suisse. Dans une certaine imagerie populaire, la neutralité serait le mythe fondateur de la Suisse, alors qu’il ne correspond pas à la réalité historique. Jusqu’au XVIe siècle les Confédérés furent redoutables sur les champs de bataille. Par après, ils fournirent des contingents aux belligérants. C’est seulement en 1927, après qu’environ six mille Suisses eurent servi sous les drapeaux des belligérants lors de la Première Guerre mondiale, qu’une loi pénale interdit tout engagement des citoyens dans des troupes étrangères, avec l’exception adéquate de la Garde Pontificale, peu suspecte d’une guerre d’agression.

La seconde guerre mondiale modifia la perception du concept de neutralité. Il s’est vidé de sa substance initiale, le conflit militaire. Plutôt que de concerner le champ de bataille, la variante la plus intéressante (du point de vue des soldats) consiste à répandre la terreur en massacrant des civils, façon Hiroshima et Nagasaki. Les confrontations entre pays sont maintenant largement dominées par l’économie, le commerce et la finance, des domaines qui échappent à la définition classique de la neutralité. Poutine mène une guerre efficace en utilisant l’arme des échanges, en cessant de fournir du gaz ou du blé, ou celle des infrastructures en détruisant le réseau électrique de l’Ukraine. Inversement, l’UE sanctionne la Russie par l’interdiction des importations d’électronique.

Ce décalage par rapport à la réalité antérieure soulève la question primordiale de l’efficacité de la neutralité. Un pays peut-il vraiment se protéger de toute invasion simplement en se proclamant neutre ? La réponse de l’Histoire est évidemment négative : au début des deux guerres mondiales, l’Allemagne viola la neutralité de la Belgique, tout en respectant celle de la Suisse. Il faut supposer que la différence de topographie joua le rôle essentiel dans cette décision. Les états-majors préfèrent manœuvrer sur un plat pays que dans une région montagneuse : ils maîtrisent la géométrie plane pas celle à trois dimensions. Sans les Alpes, la Suisse eût été envahie.

Après Guillaume II, Hitler et maintenant Poutine, dans quelle mesure la Suisse peut-elle compter sur sa neutralité annoncée pour échapper à une guerre ? Au minimum, on a le droit d’en douter. Pratiquement, notre protection dépend plutôt de l’OTAN, une alliance militaire dans laquelle la Suisse n’est pas engagée par respect formel pour sa neutralité, alliance qui est cependant essentielle à sa sécurité au point d’en être la seule véritable garantie. La neutralité serait-elle-elle devenue un concept erroné ?

Pour certains spécialistes autrichiens, le conflit ukrainien requiert de s’interroger sur la pertinence de la neutralité de leur pays. Selon eux, ce principe n’est plus qu’une fiction, qui ne protège nullement. Dans une lettre ouverte, ils demandent au gouvernement d’ouvrir le débat sur cette question.

La même question est donc posée à la Suisse. Sa neutralité est-elle devenue autre chose qu’un instrument de chantage de l’extrême-droite en politique intérieure pour refuser l’entrée dans l’UE, alliance économique qui n’a rien à voir avec la neutralité ? C’est une interrogation à laquelle il faudrait répondre par une analyse rationnelle de notre situation internationale. Comment le mieux assurer notre sécurité ? Pourrions-nous aller jusqu’à reconnaître que notre intérêt et notre devoir seraient d’entrer dans l’OTAN ? Pourrions-nous considérer la neutralité comme un mythe qui fut utile mais qui ne l’est plus, sauf comme fonds de commerce pour les souverainistes ?

Telles sont les questions, dont la formulation dans ce blog n’implique pas de réponses dans un sens ou dans un autre. Il ne faut donc pas l’interpréter comme une démarche contre la neutralité., mais en vue de sa juste perception. Pour un effort parmi d’autres pour sortir de la mythologie politicienne et adhérer à la réalité. Nous vivons dans un monde dangereux dont il faut se protéger en pratique et pas en théorie.

PS. Absent pour un mois.

 

 

 

 

 

 

Pourquoi la Suisse échappe à la malédiction du Brexit

 

Il a suffi de 44 jours à Liz Truss pour parfaire le désastre du Brexit, que Boris Johnson avait mis trois ans à préparer. En abandonnant son poste de premier ministre au bout de six semaines, elle remporte le record du plus court mandat en Grande-Bretagne depuis 1945. Le pays n’est plus que le fantasme de ce qu’il fut jadis : le centre d’un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais et la première place financière du globe. Mais le peuple y croit encore, conforté par les grands spectacles offerts par la monarchie. Le Roi ou la Reine ne sont-ils pas les chefs de l’Eglise anglicane, juste un cran en dessous de Dieu lui-même.

Cette illusion et cette croyance au miracle permirent à Boris Johnson de vendre le projet du Brexit à la population en lui attribuant les vertus souverainistes traditionnelles : du seul fait de son autonomie,  le pays retrouverait sa splendeur antérieure et, du coup, la richesse récupérée ruissèlerait par merveille sur tous les citoyens. Ils ne seraient plus confrontés à la concurrence sociale de travailleurs étrangers, qui déprimait le niveau des salaires. Comme, selon Johnson, l’appartenance à l’UE aurait ruiné à petit feu les Anglais de la classe moyenne, il pouvait lui imputer tout ce qui allait mal, c’est-à-dire ses propres gaffes.

Une fois le Brexit conclu, ses conséquences immédiates furent bien autres que ce qui avait été promis : de fait, les Britannique sont plus pauvres, les barrières douanières sont relevées, le pays est moins attirant pour les investisseurs, le chômage est en hausse,  il y a un manque à gagner fiscal, une fuite des talents, l’intégrité du Royaume-Uni est remise en question par la revendication d’indépendance écossaise. L’inflation y atteint 10% tout comme dans l’UE.

Face à ce désastre prévisible, Liz Truss proposa platement de réduire les impôts des plus riches afin de stimuler la croissance et d’en attendre des rentrées fiscales miraculeuses. Comme cette politique de St. Nicolas ne suscita l’adhésion de personne, le parti Conservateur y perdit sa réputation de gestionnaire avisé des finances publiques.

Quel leader charismatique aurait-il réussi à redresser cette situation qui témoigne de l’art de gouverner au plus mal ? Et qui réussira maintenant ? La faute en est-elle à Liz Truss, confrontée à une situation inextricable, au point de se raccrocher à la version la plus extrême de l’idéologie libérale dans l’espoir d’un miracle ? Ou bien faut-il remonter plus haut est incriminer le Brexit lui-même qui n’a pas tenu ses promesses, a enfoncé davantage le pays dans une impasse et aggravé les crises d’origine externe ?

Cela soulève la question de la viabilité d’un pays moyen, isolé de l’UE, par rapport à de vastes ensembles, les Etats-Unis et la Chine. Cela suggère la même question destinée à la Suisse : est-elle avantagée par sa rupture avec l’Europe ? Est-elle plus prospère parce que plus indépendante ? Est-ce du réalisme de se tenir éloignée de l’UE ou du romantisme patriotique ?

La réponse à ces questions tient du paradoxe : les destins du Royaume Unis et de la Confédération helvétique sont pour l’instant on ne peut plus contrastés. Aucun des maux qui frappent le premier ne concernent la seconde.  Où se situe la différence sinon dans les institutions ?

Les institutions suisses ne permettraient pas à un Conseiller fédéral en charge des finances de propose un mini-budget irréaliste, qui soulèverait un pessimisme général et une méfiance à l’égard de la monnaie nationale. La collégialité du Conseil fédéral prévient les décisions impulsives. Il n’y a pas d’homme fort mais sept faiblesses associées. De façon plus précise encore, la Suisse n’a pas de premier ministre en situation de la lancer dans des aventures comme le firent Boris Johnson et Liz Truss. La gouvernance y est à ce point émiettée que personne ne peut, à lui seul, mal l’utiliser.

C’est le génie de l’acratie que de se méfier du pouvoir au point de ne pas l’exercer et de s’en remettre à la lenteur, la prudence, la procrastination, voire l’inertie et l’impuissance. La seule façon de ne jamais commettre d’erreur consiste à toujours s’abstenir d’agir. La force de la Suisse est sa faiblesse organisée. Pour traverser un fleuve en furie, il vaut mieux se laisser porter par le courant que de le couper.

 

 

 

Les palissades de la déficience

 

L’usager régulier de la gare CFF  de Lausanne apprend  à ses dépens qu’elle devient vraiment inaccessible, en vue de travaux destinés à la rendre plus accessible, mais qui n’ont pas commencé depuis  des années et qui prendront au moins une décennie. Il découvre aujourd’hui que, derrière les palissades qui en obstruent l’accès et en dissimulent le chaos, il ne s’est rien passé depuis des mois Une bataille d’experts laisse planer un doute sur la stabilité de l’édifice, qui risque d’être miné par l’excavation en sous-sol de trois tunnels. Personne n’y aurait donc réfléchi auparavant : le fait de creuser sous un bâtiment existant n’a pas alerté. L’épisode est digne d’une république bananière dépourvue d’ingénieur, d’administration et de gouvernement compétents. Il confine au ridicule.

Sans s’enfermer dans une querelle de détails, impossible à trancher pour un observateur extérieur, cette gabegie ouvre la voie à une réflexion sur la gouvernance helvétique. Dans cette affaire, il y a plusieurs acteurs : l’Office fédéral des Transports, les CFF, le canton, la ville tout en oubliant les usagers et les commerçants du quartier, qui sont des victimes passives. Le moins que l’on puisse dire est que tous ces pouvoirs se neutralisent en luttant pour asseoir leur prééminence. La Suisse est un millefeuille d’institutions dont aucune n’est capable de gouverner le tout, parce que c’est voulu comme une sauvegarde contre la dictature. L’intrication des cantons et de la Confédération en est le meilleur exemple. Mais il devrait exister un compromis passable entre un ordre oppressant et pas d’ordre du tout.

Dans la plupart des pays, une gestion aussi néfaste d’un chantier capital se solderait par la démission du ministre responsable. Mais l’idée de sanctionner Simonetta Sommaruga serait aussi odieuse qu’absurde puisqu’elle n’a tout d’abord aucun pouvoir discrétionnaire et ensuite aucune compétence en génie civil. Elle a suivi une formation artistique et littéraire qui la qualifierait comme ministre de la culture : là où il aurait fallu un ingénieur civil, on a placé une pianiste, comme cela elle n’est responsable de rien. Il en est de même des autres Conseillers fédéraux gérant toujours des domaines dans lesquels ils n’ont aucune expérience. Ils règnent mais ne gouvernent pas, un peu à l’image de la Reine d’Angleterre. La responsabilité politique glisse alors sur les chefs des Offices fédéraux dont ce n’est pas leur rôle. Et donc ils se dérobent aussi. On a le sentiment d’un univers kafkaïen où un pouvoir occulte, mesquin et impuissant ne se manifeste que pour ne rien entreprendre.

Un exemple récent est celui du Département de l’Economie, plusieurs fois interpellé sur la carence d’ordonnances régentant les économies d’énergie : « il est inapproprié que, suite à la crise Covid, des voix réclament à cor et à cri l’intervention du Conseil fédéral chaque fois qu’il y a un problème ».  Tenons-le-nous pour dit : il ne faut pas déranger Berne sous prétexte de crise. Le Conseil fédéral n’est pas « approprié » pour cela.

Le chantier de la gare de Lausanne n’est pas une exception, mais l’exemple extrême qui attire l’attention sur le rapport laborieux entre pouvoirs publics, entreprises de constructions et bureaux d’experts. L’ouverture d’un chantier quelconque se marque par l’érection de palissades en interdisant l’accès. Et puis il ne se passe toujours rien pendant des semaines ou des mois. On comprend alors que les chantiers de travaux publics servent de variable d’ajustement pour les entrepreneurs. Tant qu’ils ont du travail sur des chantiers privés, ils y affectent leur main d’œuvre. C’est lorsqu’il y a un creux dans leur carnet de commandes qu’ils les utilisent sur les chantiers publics. C’est une utilisation optimale des emplois et du matériel du point de vue de l’entreprise au prix d’un mépris total de l’intérêt public. C’est peut-être un facteur parmi d’autres dans la réussite économique du pays : sacrifier l’intérêt public à la promotion du privé, renoncer à la planification étatique pour s’en remettre au hasard.

Il reste que dans le cas de la gare de Lausanne, entravée dans son fonctionnement pendant des années, l’usager aspirerait à un pouvoir central plus fort, auquel tout le reste serait subordonné, tout simplement pour que la gare fonctionne normalement. Il faut qu’en cas d’urgence il y ait quelqu’un pour y faire face ou pour être le responsable des malfaçons éventuelles. L’exemple de ce chantier renvoie à la cafouilleuse gestion de l’épidémie de Covid, à l’inexistante action pour gérer le réchauffement climatique, à la brouillonne relation avec l’Europe. Dans sa conception actuelle, le Conseil fédéral est idéalement adapté à la gérance de la routine, pas du tout à celle des crises ou des dossiers compliqués. Il suffit de le jauger : pas de chef, pas d’équipe homogène, pas de programme, pas de majorité parlementaire, donc totalement irresponsable. Comme chacun des conseillers peut se sentir à la fois dans la majorité et dans l’opposition, aucun n’est responsable de rien.

Les institutions helvétiques sont admirables parce qu’en moyenne elles fonctionnent d’excellente façon : le pays est prospère, stable, paisible parce que personne n’y exerce réellement le pouvoir. Les décisions se prennent de façon aléatoire, comme dans l’évolution biologique, dont nous copions la paradoxale réussite, qui est une combinaison de hasard et de nécessité, sans plan établi, sans agent organisateur. La Nature décide.  L’acratie helvétique est la forme optimale d’exercice du non-pouvoir. Ce n’est pas trop d’une gare ankylosée pour apprendre cette leçon.