Ce que parler veut dire

 

 

Parfois rien du tout. Certains parlent délibérément pour ne rien dire, parce que ce qu’ils auraient à dire les gêne, parce qu’ils essaient de garder leur interlocuteur hors confidence et parce que leur pouvoir dépend de ce secret. C’est un art difficile qui ne souffre pas l’exagération et requiert la nuance, à laquelle seuls accèdent les plus grands. Un chef d’œuvre fut l’exorde du discours tenu par de Gaulle le 4 juin 1958 à Alger : « je vous ai compris ! » Les Pieds-noirs ont pris le mot pour eux et pensaient avoir le soutien du nouveau président du Conseil qui aurait compris leur revendication d’une Algérie française. La phrase était ambiguë et typiquement visait à rassurer tout le monde. Elle peut tout aussi bien vouloir dire : j’ai compris vos manigances et je ne m’y laisserai pas prendre. L’’humoriste Pierre Desproges a décodé que le texte réel aux Pieds-noirs était : « Je vous hais ! Compris ? ».

En revanche, lorsqu’un chercheur publie une communication scientifique, il dépense de grands efforts pour expliquer vraiment ce qu’il a fait et pour ne susciter aucun doute sur sa réussite. C’est l’exact contraire de la langue de bois politicienne, parce que le chercheur ne quête pas le pouvoir, mais la vérité, tandis que le politicien vise le pouvoir auquel il est prêt à sacrifier la vérité. Du reste, il est sceptique quant à l’existence même de celle-ci : « Qu’est-ce que la vérité » demandait déjà Pilate à Jésus. Le genre de question à laquelle il ne faut pas répondre car l’interlocuteur ne veut pas l’entendre.

Il n’y a pas que les politiciens  à parler pour ne rien dire. La publicité est à l’économie ce que la propagande est à la politique et elle a les mêmes rapports bancals avec la réalité. Telle est la relation entre le publicitaire qui ment et le consommateur qui se laisse séduire. Aucune société n’a jamais disposé d’autant de moyens d’information que la nôtre. Nous pourrions tout savoir, nous prétendons tout savoir pour agir microscopiquement au mieux de nos intérêts qui coïncideraient macroscopiquement avec ceux de l’économie selon la mythologie contemporaine.

Dans l’idéologie implicite où nous vivons, l’information constitue la clé de voûte. Si elle est fausse, en principe tout l’édifice s’écroule : nous cesserions d’être efficaces. A cette illusion, s’oppose un déni radical, un territoire de l’information sans foi, ni loi : la publicité. Si c’est pour vendre, on a le droit, mieux le devoir, de mentir. Cela n’a rien d’étonnant : on recherche l’information parce qu’elle est profitable. Si une fausse information, bien circonscrite, rapporte gros au vendeur, elle mérite d’être largement diffusée. Plus exactement une absence d’information, un appel à la sentimentalité, à l’envie d’une vie meilleure qui n’a rien à voir avec un produit banal.

Pour atteindre ce but un des moyens, à part de belles images, c’est la dégradation de la langue, l’emploi d’une formule vide de contenu et sans rapport avec le produit. Faire partager un état d’esprit pour puiser dans le porte-monnaie. Transformer l’or des aspirations dans le plomb des appétits. Des slogans classiques spéculent sur ce filon. “Just do it” pour Nike. “Crois en tes rêves” pour Adidas. “Sois toi-même” pour Calvin Klein. “Pense autrement” pour Apple. “N’imitez pas, innovez” pour Hugo Boss. « Think » pour IBM. Qui n’adopterait un de ces maîtres-mots ? Quel parent ne croit pas que ces messages moraux sont ce qu’il y a de mieux pour ses enfants?

Le « Just do it » va à fond dans cette direction car la fraction la moins éduquée de la population, la mieux manipulable par la pub, ne connaît pas les subtilités de l’anglais, mais elle est confondue par le recours à une langue qu’elle ne connait pas, mais qu’elle aurait bien aimé apprendre, une langue que maîtrisent les élites, auxquelles elle s’assimile de la sorte. Mieux encore l’insertion dans un texte français, pour les besoins de la compréhension, de mots anglais pour faire distingué. On ne promeut pas des ventes, on les booste (oo se prononce ou). Il n’y a plus de défi mais un challenge (prononcez un challènje). Pour que les soldes paraissent moins vulgaires (?) on les appelle « Sale » ( !) (prononcez Sèle) ce qui est le sommet de la stupidité. Le plouc commence ses premiers pas dans la direction du château de Windsor pour s’entretenir avec la Quouine.

Il y a encore : business pour  commerce, best of pour le meilleur, , loser pour perdant, come back pour grand retour, cool pour sympathique,  crash pour accident, sponsor pour mécène, en live pour en direct, vintage pour d’époque, overbooké pour très occupé, borderline pour marginal, burn-out pour épuisement, dress code pour tenue, best-seller pour succès en librairie, e-mail pour courriel. Tout cela prononcé à la va comme je te pousse.

Certes une langue doit croître en créant de nouveaux mots. Logiciel, ordinateur, informatique, robotique, téléphone sont conformes au génie du français, tandis que les exemples cités plus haut témoignent d’une paresse linguistique insurmontable. On ne fait même pas l’effort d’écrire supporteur pour « supporter » en mettant ainsi l’orthographe au diapason de la prononciation.

La langue est l’objet le plus respectable d’une culture car elle la contient. La caviarder est l’indice d’une décadence.

 

 

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.

8 réponses à “Ce que parler veut dire

  1. On en revient à l’écriture inclusive que je déteste.
    Au lieu que le texte soit au féminin lorsqu’une femme écrit, et masculin pour un homme, on invente un système pour ne “traumatiser” personne.
    A mon avis, il est préférable avec une mention au préalable (“non genré”), d’écrire “les patients de l’hôpital” ou “les patientes de l’hôpital” selon son genre, plutôt que cette horreur : “patient.e.s”

    Rearranger des habitude du français ne me dérange pas, l’abimer pour des raisons victimaires/politiques, oui.

    Entre “sale” et et l’écriture inclusive, qu’elle est le pire?

  2. La langue française n’est pas pure, elle n’est pas sortie du cerveau de Racine , mais connaît différentes racines !
    Elle a aussi emprunté de nombreux vocables à d’autres cultures que les classiques gréco-latines depuis très longtemps , le « franglais «  est beaucoup plus récent …
    Une des plus curieuse est de parler de technologie ´digitale ´ au lieu de ´numérique ´, mais le mot ´digit’ en anglais provient du latin ´digitus’ et au final on retrouve des racines communes entre les langues …
    On utilise aussi régulièrement le mot anglais ´film’ signifiant pellicule et qui dérive de l’indo-européen ´pelm’ qui se traduit par ´peau’ .
    De cette dernière origine, on peut trouver d’autres mots usuels , ´Etat’ ,´Dieu ´ , ´professeur ´ …

    ´Etendard’ semble bien faire partie du vocabulaire français ordinaire, mais il a en fait une origine germanique!
    ´Chiffre ´ a été emprunté au mot arabe ´sifr ´ qui se traduit par ´zéro ´ !

    Etc…
    Pas de quoi fouetter un ´cat ´ , pardon , un chat …

  3. “Le principe est que plus l’on diminue le nombre de mots d’une langue, plus on diminue le nombre de concepts avec lesquels les gens peuvent réfléchir, plus on réduit les finesses du langage, moins les gens sont capables de réfléchir, et plus ils raisonnent à l’affect. La mauvaise maîtrise de la langue rend ainsi les gens stupides et dépendants. Ils deviennent des sujets aisément manipulables par les médias de masse tels que la télévision, la radio, les journaux, les magazines, etc.
    C’est donc une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l’expression des idées potentiellement subversives et à éviter toute formulation de critique de l’État, l’objectif ultime étant d’aller jusqu’à empêcher l’« idée » même de cette critique.”
    Georges Orwell dans “1984”
    alors ca y est ? on y est ?

  4. Bien que j’adhère en majeure partie à vos propos, j’ai quand même envie de vous titiller.

    Lorsque l’on soutient une idéologie mondialiste, on doit s’attendre à ce que les cultures dominantes s’imposent sur les cultures minoritaires. La langue française fait indéniablement partie de cette dernière catégorie.
    Puisque la Suisse accueille des touristes à fort pouvoir d’achat et des riches immigrés (qui occupent généralement des fonctions de cadres supérieurs) qui sont essentiellement anglophones, pas étonnant que le langage marketing et économique soit truffée de mots anglais.
    De plus, la population suisse se gave de la culture américaine avec les séries, les films, la musique, la technologie, les jeux vidéos et même la politique.

    Pour lutter contre ce phénomène, on devrait adopter une politique protectionniste.

    Mais pour ma part, ces mots anglais qui viennent remplacer l’équivalent en français est un moindre soucis par rapport à l’écriture inclusive qui s’impose progressivement alors qu’elle émane d’une idéologie ségrégationniste importée de la gauche… américaine.

  5. Je crois que c’est Pierre Dac qui a le mieux résumé toute la problématique :
    “Parler pour ne rien dire et ne rien dire pour parler sont les deux principes majeurs et rigoureux de tous ceux qui feraient mieux de la fermer avant de l’ouvrir.”

  6. L’influence du francais dans la langue anglaise n’est pas negligeable, mais il n’y a pas a Londres une “Academie anglaise” qui serait la pour jouer les arbitres, qui confinent parfois au ridicule.
    Un exemple tres resent, souvenez vous lorsque la denomination Covid19 est apparue, tous les utilisateurs de ce nouveau virus (masculin) disaient le Covid19, car un virus est masculin. Mais bien entendu en France, l’Academie Francaise, apres plusieurs mois, est venue corriger tout le monde en disant qui fallait passer du masculin au feminin pour dire “la covid”, avec des explications fumeuses. On nageait en plein delire, mais il fallait que ces doctes vieillards viennent y mettre leur grain de sel.
    Ne soyez pas si meprisant ! L’anglais n’est pas utilise que par “la fraction la moins eduquee de la population”.Dans les entreprises (a votre decharge, il y a bien longtemps que vous n’y etes plus) l’utilisation, par la fraction la plus eduquee de la population, de l’anglais est devenue plus qu’indigeste

  7. il semblerait que, pour cette année au moins, la langue s’enrichisse… Une fois n’est pas coutume, me direz-vous…
    la nouvelle du jour sur ce sujet :
    le Larousse 2022 contient 170 nouveaux mots.
    20 de plus que d’habitude, tellement le choix s’est élargi cette année… Un “changement linguistique jamais vu”, une ” appropriation collective de la langue”, selon un de leur conseiller scientifique (ref 1*).
    ainsi, le Covid aura au moins apporté quelque chose : l’enrichissement de la langue. Argument qui devrait être valide pour quasi toutes les langues cette année.
    Outre “confinement” peu employé avant, et ses nouvelles déclinaisons “re- et dé- confinement”, il y a aussi les inévitables anglicismes, oeuf corse ! (cluster, click and collect…)
    Mais il y a aussi notre vocabulaire qui s’est enrichi de mots existants mais peu connu ou utilisé seulement par des professionnels : on sait tous maintenant ce que veut dire “asymptomatique” !

    pourrait-on alors dire que la richesse d’une langue varie aussi en fonction des événements, s’enrichissant en temps de crise, et s’appauvrissant le reste du temps ?

    un autre mot important fait son apparition : “consommacteur”, qui pourtant existe dans le langage courant depuis 15 ans, en Suisse romande en tous cas. Il mériterait qu’on s’y intéresse de près…

    1* : https://www.francetvinfo.fr/culture/petit-larousse-illustre-2022-170nouveaux-mots-un-bouleversement-pour-ce-professeur-qui-n-a-jamais-vu-un-tel-changement-linguistique_4610593.html

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