Publicité pour le trépas

 

La publicité pour le tabac est un classique increvable de la politique suisse à la petite semaine. Elle oppose périodiquement les partisans de l’économie, en gros la droite, aux protagonistes de la santé, plutôt la gauche. Le bilan réel n’est pas contesté :  au moins 9500 personnes meurent directement chaque année du tabagisme, soit 26 décès prématurés par jour. L’espérance de vie des fumeurs est raccourcie de 14 ans. C’est une estimation minimale : la réalité est probablement pire. Tels sont les faits que personne ne discute. C’est à partir de cela que les opinions divergent. Une initiative a été lancée et discutée au parlement fédéral qui lui oppose une loi comme contre-projet indirect. Le peuple votera le 13 février 2022.

L’initiative veut interdire toute forme de publicité pour le tabac, qui puisse atteindre les enfants ou les adolescents dans la presse, sur des affiches ou Internet, au cinéma, dans les kiosques ou lors de manifestations.  L’initiative feint d’autoriser toutefois la publicité, qui ne ciblerait que les adultes ou qui serait inaccessible aux mineurs. Comme une publicité ne peut pas circonscrire sa cible de cette façon, si l’initiative passe, toute publicité serait de fait interdite. La Suisse rejoindrait ainsi la Nouvelle-Zélande, qui s’est mise en tête d’éradiquer le tabagisme.

Cette initiative, dite pour « des enfants et jeunes sans publicité pour le tabac », va trop loin pour le Conseil fédéral. Bien que le Conseil fédéral et le Parlement prétendent eux aussi mieux protéger les jeunes « contre les effets néfastes du tabagisme », ils recommandent de rejeter l’initiative. « Ils estiment qu’elle constitue une atteinte à la liberté de commerce parce qu’elle ne tient pas assez compte des intérêts des entreprises, de la presse écrite, des manifestations culturelles ou sportives qui profitent de publicités ou de parrainage de l’industrie du tabac », a déclaré Alain  Berset (sans doute à contre-cœur, collégialité oblige).

Au parlement, le champ d’application de l’initiative est trop large selon Olivier Feller (PLR/VD). Il s’agit d’une interdiction pure et simple de la publicité pour le tabac. Ces mesures sont contraires à la liberté économique, d’après Regine Sauter (PLR/ZH). L’industrie du tabac crée de l’emploi et elle doit pouvoir faire de la publicité comme les fabricants de tous les autres biens de consommation. Plus de 11’000 emplois ( ?) seraient touchés selon Andreas Glarner (UDC/GL). Gregor Rutz (UDC/ZH y voit des atteintes à des droits fondamentaux, à la liberté d’expression et d’informer. Pour Albert Rösti (UDC/BE), ce n’est pas à l’Etat de dire à la population ce qui est bon ou non pour elle, selon lui. Cette initiative ouvrirait la voie à d’autres interdictions, dans le domaine de l’alimentation par exemple.

Le contre-projet recommandé par Berne, adopté en octobre dernier par les Chambres, veut, à l’échelon fédéral, seulement harmoniser l’interdiction de la publicité pour les produits du tabac et la cigarette électronique sur les affiches et au cinéma. A l’heure actuelle, seuls 17 cantons interdisent la publicité pour le tabac sur les affiches et 6 cantons dans les cinémas.

L’alternative est donc visible : éviter une dizaine de milliers de décès prématurés ou sauver autant d’emplois. Le sort de dix mille personnes est chaque fois en jeu : ou bien autant de morts ou bien autant d’emplois. Pour que les uns puissent travailler, il faut que d’autres perdent leur vie. Tel est le débat surréaliste qui a été mené au parlement, comme si la perte d’emploi ou celle de la vie pouvaient se comparer, se mesurer, s’équilibrer.

On en vient à s’interroger sur le sens de la responsabilité : des parlementaires, des travailleurs du secteur, des vendeurs du produit, des dirigeants des entreprises, des actionnaires, des concepteurs de publicité surtout. Sont-ils prêts à mettre leur talent au service de n’importe quelle cause ?

Car c’est là que le bat blesse. Pour éviter à l’avance tout commentaire inapproprié, il doit être bien clair qu’il ne s’agit pas dans l’initiative d’interdire la vente de tabac, mais de cesser de pousser à sa consommation. Si les milieux économiques se battent pour sauver la publicité, c’est qu’ils savent qu’elle est efficace et donc déterminante dans l’activité de ce marché nuisible à la santé.

Mais quelle est donc cette relation perverse entre le publicitaire qui dupe et le consommateur qui se laisse séduire. Aucune société n’a jamais été aussi bien informée que la nôtre. Nous savons tout, nous voulons tout savoir pour agir en conséquence au mieux de nos intérêts. Dans l’idéologie implicite où nous vivons, l’information constitue la clé de voûte. Si elle est fausse, en principe tout l’édifice s’écroule : nous cessons d’être efficaces.

A cette exigence tout à fait respectable, il n’existe qu’une exception, un territoire de l’information sans foi, ni loi : la publicité. Si c’est pour vendre, on a le droit, mieux le devoir de mentir. Cela n’a rien d’étonnant : nous recherchons l’information parce qu’elle est profitable. Si une fausse information, bien circonscrite, rapporte gros, elle mérite d’être diffusée. Présenter la cigarette Marlboro comme le signe de la virilité d’un cow-boy, parcourant les paysages les plus sauvages du Texas, revient à assimiler tabac et nature, cigarette et santé : c’est grossièrement faux car le modèle qui a servi à ces campagnes est mort d’un cancer du poumon. Mais c’est efficace.

Il ne s’agit pas ici d’interdire la réclame qui annonce un produit et affiche son prix. C’est évidemment légitime si Migros fait une action sur les carottes et Coop sur les poulets. Ceci est de l’information, tandis que la publicité est de la désinformation.

Elle est obligée de nous induire en erreur. En prenant le consommateur par les sentiments, les sensations, les sens. En obnubilant sa raison. Il faut l’amener au point où cela ne l’intéresse plus de connaître le prix, ni si le produit est utile ou même dangereux. La publicité doit susciter le désir et l’inscrire dans l’inconscient de l’animal humain, désireux de vivre et de survivre. Il faut suspendre le temps qui s’égrène et qui fait penser à la vieillesse ou à la mort. La religion de la consommation constitue l’exorcisme de l’époque. On ne promet plus le ciel après la mort, mais l’abondance et le bonheur durant cette vie, indéfiniment prolongée dans un fantasme primaire et trompeur.

La propagande politique comme la publicité commerciale corrompent l’âme de la victime et la rendent complice de son oppression. La perversion du commerce ou de la politique de ce siècle consiste à s’en prendre non seulement aux corps mais surtout aux esprits.

 

 

 

 

 

 

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.

26 réponses à “Publicité pour le trépas

  1. En plus des arguments invoqués par les adversaires de l’initiative, il y en a un qui est, semble-t-il, soigneusement passé sous silence: c’est que les fumeurs contribuent doublement à limiter le déficit de l’AVS. D’abord parce qu’ils vivent en moyenne moins longtemps que les non fumeurs, ensuite parce que les 10 centimes de taxe, que la Confédération prélève sur chaque paquet de cigarettes, rapportent 45 millions de francs par année, lesquels sont reversés à l’AVS.

  2. Par bonheur (et par conviction) je suis non-fumeur !
    Faut-il absolument prendre par la main (infantiliser) les citoyens en imaginant détourner leurs yeux de la tentation du tabagisme. Tant qu’on y est pourquoi ne pas interdire toute publicité pour l’alcool, addiction au moins aussi nocive et mortifère ! Intensifier les campagnes de sensibilisation aux problèmes créés par ces mauvaises habitudes ne serait-il pas plus efficace ? Légiférer tous azimuts fait avant tout plaisir aux autorités et leur donne bonne conscience à peu de frais. Je souscris de plus entièrement à l’argument développé par M.Zweiacker

    1. Les autorités ne veulent pas de l’initiative qui est l’œuvre de citoyens.
      L’argument énoncé par Zweiacker, sans le prendre à son compte crois-je, vise à montrer jusqu’où certains peuvent pousser le cynisme.

      1. Simple constat, en effet. Notons qu’en 2020 les dépenses totales de l’AVS se sont élevées à 46 milliards de francs. La taxe sur les cigarettes n’en couvre donc même pas un pour mille. Quant à savoir combien coûterait le fait que tous les fumeurs renoncent à leur addiction et se mettent à vivre plus longtemps, je ne sais pas si quelques cyniques se sont risqués à le calculer.

  3. Je suis plutôt en faveur de la publicité pour le tabac … ces belles affiches de Malboro…! Mais Jacques Neirynck n’a pas tort sur un point : l’interdiction totale du tabagisme améliore la santé publique. La preuve en a été faite par Adolf Hitler. Il était comme Jacques Neirynck: totalement anti tabac. Sous son règne la cigarette était totalement “vetboten”, et avec Hitler ça ne plaisantait pas: quand quelque chose était verboten, c’était verboten. Eh bien, les statistiques sont formelles: la génération qui a grandi sous le 3ème Reich a connu ensuite beaucoup moins de cancers du poumon que la génération suivante.

    1. Amalgame astucieux entre le nazisme et l’antitabac. Si cela n’avait été que cela! En m’assimilant à Hitler vous m’attribuez les mêmes défauts et les mêmes crimes. Ce n’est pas parce que l’on ne fume pas que l’on s’en prend aux Juifs.

      1. Vous m’avez mal compris. Je ne vous amalgamais pas du tout avec Hitler. Ce serait idiot. Je ne voudrais pas non plus réhabiliter Hitler. Simplement, sur certains points, il n’avais pas toujours tort. Par exemple sur la nocivité du tabac il avait raison.

    2. @Hé Hé
      Si la génération qui a grandi sous le 3ème Reich a connu beaucoup moins de cancers du poumon, c’est parce que beaucoup avaient été tués avant de contracter un cancer.
      On trouvera la même raison dans les pays où les gens sont morts de faim avant d’attraper un cancer.

  4. Il faut voir les effets positifs du tabacs : vendre des cigarettes fait du PIB et faire fonctionner le système de santé aussi. C’est Win-Win.

    Interdire la pub pour le tabac c’est clairement une idée de décroissant. \s

  5. Je voterai “oui” à l’initiative pour l’interdiction de la publicité pour le tabac. Est ce que cela signifie que je ne veux pas de publicité pour le tabac? En fait, non. Mais je suis asthmatique et à ce titre la liberté des fumeurs empiète fortement sur ma liberté. Faute de mesures législatives permettant à tous les citoyens de profiter avec la même liberté des salles de restaurants et des terrasses en été (dont je suis de facto exclu sauf à vouloir subir une crise d’asthme qui pourrait être la dernière dans les heures qui suivront), je me contenterais de ce timide petit pas vers l’avant qui manque assez largement sa cible. En fait, je n’ai rien contre que certains prennent du plaisir à méthodiquement se saboter la santé (bien que j’ai du mal à comprendre à quel point des problèmes pulmonaires sont un plus pour une vie épanouie). Mais j’aimerais vraiment qu’ils fassent ceci sans empiéter sur ma liberté d’aller et venir… Comme le monde politique refuse de prendre ses responsabilités en repoussant la cigarette exclusivement à l’espace privé ou à des espaces spécifiquement réservés pour cela, on se contentera d’espérer grignoter petit à petit la mainmise de l’industrie du tabac sur notre société.

  6. “La perversion du commerce ou de la politique de ce siècle consiste à s’en prendre non seulement aux corps mais surtout aux esprits”, bien vrai. Joseph Goebels avait basé la stratégie de sa propagande sur les méthodes utilisées par la publicité commerciale. C’est dire si les buts de ces deux disciplines sont les mêmes.

    L’outil ultime, tant pour la publicité commerciale que pour la propagande idéologique est FaceBook. Sa stratégie est une application parfaite des méthodes utilisées par Goebels comme, par exemple “les propagandistes doivent toujours avoir accès aux informations concernant l’opinion publique. Cela permet d’avoir un contrôle permanent sur la population et les évènements qui les entourent”.
    Zuckerberg et Goebels, même combat !

  7. Je suis toujours déconcerté par cette liberté d’entreprendre, fort mal comprise, lorsqu’elle s’associe a approximativement 9500 décès. Je n’ai aucune leçon à donner aux chefs de certaines entreprises. Ce n’est toutefois pas ainsi que l’avais mené avec succès ma propre petite entreprise. Il ne serait pas inutile que les partis de droite se mettent d’accord sur la liberté d’entreprendre et que ceux dits de gauche comprennent qu’entreprendre est historiquement dans l’ADN de l’être humain et habituellement utile à tous.

  8. Bonjour,

    aujourd’hui tout le monde sait que le tabac, l’alcool, les drogues…ne sont pas bonnes pour la santé, d’ailleurs c’est même écrit sur chaque paquet de cigarettes. Ceux qui fument ont choisi entre un risque et un plaisir: c’est leur choix, leur liberté et je trouve qu’il n’y a rien à redire. Laissez les gens faire ce qu’ils veulent au lieu de vouloir les diriger! Ils sont aussi adulte que vous.

    1. Le blog précise que le débat ne porte pas sur la liberté de fumer qui est entière mais sur l’incitation à l’égard des jeunes ce qui est tout à fait différent. Ils ne sont précisément pas adultes.

    2. Attention, attention: l’alcool & le tabac, est une chose mais la drogue est un crime contre l’humanité qui a fait, fait et fera 10’000 fois plus de victimes que tous les autres crimes contre l’humanité. La facilité d’en avoir accès rend tous les gouvernants du Monde Libre des complices de fait, parfois par négligence, parfois par incapacité d’agir ! Qu’ils mettent 2% de moyens de ceux qu’ils mettent contre le Covid et il n’y a en aura plus de drogues et certains pays seront boycottés jusqu’à épuisement de leur stocks. L’Occident a renoncé à la guerre contre la drogue, au contraire, il y intégré son commerce dans le PIB !

  9. Monsieur Neirynck, magistral votre article. A mon avis, l’initiative va en effet non pas trop loin mais nulle part. Comment contrôler que les enfants ne puissent avoir accès à cette publicité ? Que faire alors ? A en juger des commentaires faits à vote article, tout ne serait que question d’argent. Economie ou santé ! Dilemme insolvable. On ne peut que ‘tendre vers’ et il me semble que nos 7 sages aient pour une fois pris la bonne direction.

  10. Bravo pour cette initiative magnifique et efficace !!! Je voterai oui sans hésiter, non sans prier les producteurs d’initiatives d’organiser celle qui interdira toute publicité pour les produits addictifs et nuisibles pour la santé : l’alcool, le cannabis, la malbouffe, les boissons sucrées, la bagnole, la moto, le petit crédit… j’en oublie certainement !!!

  11. Bonjour

    Il est étonnant que personne n’ait encore fait le parallèle avec le Covid. A propose de notre liberté d’agir et notre liberté de choix.
    Si 9500 personnes meurent de la cigarette chaque année, pourquoi ne doit-on pas laisser à chacun prendre ses responsabilités face à ce virus puisque nous savons assez maintenant les risques encourus ? Et chacun sait comment se protéger.
    A force de prendre toutes ces précautions ne va-t-on pas faire plus de mal à la société entière qu’à un petit groupe d’individus ?
    Cette campagne de vaccination c’es quand même du « pain bénis » pour les sociétés de la pharma

    Manon

    1. Il n’est pas interdit de fumer et il n’en est pas question. Il n’est pas obligatoire de se vacciner. Mais dans l’un et l’autre cas, les fumeurs et les non vaccinés doivent assimer les conséquences de leur choix.
      Le blog n’est pas sur ce sujet mais sur l’incitation à fumer. Tout comme l’incitation à ne pas se vacciner.

  12. L’enfer est pavé de bonnes intentions! L’expérience a hélas montré ( en France et en Belgique par exemple) que les messages informatifs (fumer = danger) ou les mesures restrictives (interdiction dans les lieux publics) ont de peu à très peu d’effets sur la consommation de ceux qui ont une addiction au tabac.
    La baisse de la consommation est observée seulement à la suite d’une augmentation significative des prix. Le problème devient politique.

    1. Bien sûr c’est politique : un Etat peut-il accepter qu’une branche de l’économie incite des consommateurs à contracter une addiction en désinformant ?

  13. Vous touchez au problème des limites de la Liberté. Ces limites sont remises en question par les succès des Chinois. Faut-il obliger les gens à tout faire pour être heureux et en bonne santé pour servir la communauté? Je pencherai vers la même conclusion que vous: plus de pub pour le tabac. Attention pourtant, qu’interdira-t-on d’autre ensuite, de façon plus ou moins valable, pour le bien de gens? Le problème reste entier. Mais, dans votre texte, une de vos phrases m’a inquiété!!!: “Aucune société n’a jamais été aussi bien informée que la nôtre”. Informer n’est pas seulement question de quantité de révélations. C’est inévitablement faire un choix parmi les données, chiffres, évènements à aborder. Pire, c’est tenter d’expliquer les causes, conséquences, implications. Trahir l’objectivité, cela se fait vite.. par inadvertance ou volontairement. Informer, c’est faire oeuvre de pédagogie. Pensez à tous les problèmes de communication. Ajoutons la phrase bien connue: “on nous cache tout, on nous dit rien” qui est à peine rigolote. Nous sommes en partie gouvernés, tenus en laisse par le secret, par les petits chefs qui se croient grands. En outre, des secrets industriels, militaires, ou de vie privée peuvent être révélés par inadvertance ou mauvaise intention. Les gens ont des inquiétudes individuelles et trépignent de ne pas trouver de réponse à leurs angoisses: médecine, économie, insécurité, relations avec l’étranger, choix pour l’avenir et toutes leurs justifications. Oui, informer est un problème bien difficile tout comme légiférer.

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