Le destin dépassé des universités cantonales

 

Selon la Constitution, la ligne de démarcation est claire : aux cantons l’enseignement du primaire à l’université, à la Confédération la formation professionnelle y compris les Ecoles polytechniques fédérales. Le partage semble aller de soi : ce qui a une coloration culturelle et cultuelle, appartient aux pouvoirs locaux, ce qui concerne l’industrie ne soulève pas les mêmes états d’âme et peut être confié à la Confédération.

Au fil des décennies, la ligne de partage s’est brouillée. Tout d’abord l’objectif de l’enseignement universitaire a changé : il ne s’agit plus de former les membres des professions libérales, médecins, avocats, notaires, pharmaciens, architectes qui se recrutaient jadis dans la bonne bourgeoisie et formaient une classe de notables. La formation ne coûtait pas très cher et le nombre des étudiants n’était pas trop élevé. Un canton universitaire pouvait supporter à lui seul l’essentiel du budget d’une université en spéculant sur le prestige et l’attrait qu’y gagnait son chef-lieu. C’était l’université de papa. Elle était forcément cantonale et c’était très bien ainsi. On réservait les emplois du canton aux diplômés du canton, selon la logique imparable des réseaux locaux.

Aujourd’hui l’université dispense un enseignement de masse à 250 000 étudiants qui ne deviendront pas tous, loin de là, des notables. Un diplôme universitaire est simplement un passeport pour des emplois un peu plus intéressants, stables et rémunérateurs. La formation est devenue plus exigeante, les budgets ont explosé. Les universités ont appelé à la rescousse les cantons non universitaires, qui compensent une partie du coût de leurs ressortissants, et la Confédération qui les subsidie soit directement, soit par le truchement du Fonds Nationale de la recherche.

Par ailleurs les frontières nationales ont sauté. Le processus de Bologne uniformise les diplômes à travers toute l’Europe et les accords bilatéraux permettent aux diplômés européens de s’installer partout. Non seulement les cantons ne peuvent plus se livrer à toutes les exclusives qui rendaient si pittoresque le paysage universitaire suisse, mais ils doivent s’intégrer dans l’Europe universitaire.

Ce n’est pas un progrès ébouriffant. C’est un simple retour à la case départ. Lorsque les grandes universités ont été créées depuis le douzième siècle, les diplômes avaient tout naturellement une validité dans tout le continent. Nulle part on n’allait refuser l’exercice de sa profession à un médecin de Montpellier ou à un juriste de Bologne. C’est le stupide XIXe siècle qui a imaginé de construire une science française face à une science allemande jusqu’à ce que l’université européenne éclate en une mosaïque d’institutions autistes. Les Etats-Unis ont tiré les marrons du feu. Il n’y a eu une science américaine que dans la mesure où il n’y avait plus une science européenne mais un conglomérat de ghettos.

Ainsi le contexte dans lequel les universités cantonales sont nées a disparu. Et les conditions de leur financement deviennent de plus en plus difficiles. Le financement d’une faculté de médecine au bénéfice de tous les cantons pèse trop lourd. La Confédération rechigne à investir davantage tant elle a peur que les cantons se désengagent. Et puis, l’ensemble de l’édifice n’est pas cohérent. Les duplications existent. Chaque université prétend couvrir le plus grand champ du savoir même si le nombre des étudiants dans certains auditoires est restreint. Le cas des facultés de théologie est significatif. On se souviendra de la saga des pharmaciens vaudois qui refusaient de se former à Genève et qui en ont appelé au peuple. La rationalisation et les économies d’échelle ne sont pas possibles dans ce contexte folklorique.

Toutes ces raisons militent pour que les universités cessent d’être gouvernées par les cantons, mais surtout sans pour autant perdre leur autonomie propre en matière de nomination des professeurs, de programmes des cours et de projets de recherche. Mais il faut maintenant une main unique pour répartir les finances. Il faut un ministère fédéral de l’Éducation pour réduire les particularismes dispendieux et les duplications fantaisistes.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.