Les élus doivent-ils être au-dessus de tout soupçon ?

 

Les médias s’occupent beaucoup plus des politiciens dans leur vie privée que de leur action politique proprement dite. Car les lecteurs sont ennuyés par la politique elle-même, qui est compliquée, lointaine, abstraite. En revanche l’intimité des politiciens les intéresse car ils peuvent la comparer à ce qu’eux-mêmes vivent. Ils peuvent comprendre ce qu’est un procès perdu, un voyage frais payés, une déclaration fiscale, le harcèlement sexuel. Il en est de reste de même pour les artistes. Certaine presse ne s’occupe que de leurs liaisons ou de leurs divorces plutôt que de leurs performances culturelles.

Dans cet esprit racoleur, cela vaut la peine de publier une photo du Conseiller fédéral Moritz Leuenberger en costume de bain sortant de la mer. Il en devient plus humain. Ce qu’il a réalisé comme avocat, Conseiller national ou Conseiller fédéral est peu important. Ne parlons même pas de Pierre Maudet. Mais Yvan Perrin ou Valérie Garbani ont été stigmatisés publiquement pour leur propension à l’alcool, alors qu’il s’agit d’un drame personnel méritant la compassion et la discrétion plus que la réprobation. On a reproché à Pascal Broulis des voyages à l’étranger tous frais payés et ses navettes entre deux domiciles. Isabelle Moret est blâmée non pas pour ce qu’elle fait mais parce que l’administration fiscale est en retard dans l’envoi de ses taxations.

Toutefois ces mesquineries ordinaires ne sont rien à côté du sabotage récent de Viola Amherd, procédant de l’amalgame le plus grossier. Celui-ci compromettrait, semble-t-il, son éventuelle candidature au Conseil fédéral. Or, il s’agit d’un banal procès civil opposant l’hoirie Amherd, propriétaire, à un locataire au sujet du montant des loyers. Cela n’a strictement rien à voir avec l’engagement politique de cette conseillère nationale. Il n’y a rien de déshonorant à être partie à un procès civil. Il faut bien que les tribunaux servent à régler les différends de nature financière. Mais cela donne une page entière de 24 Heures sous un titre : « Viola Amherd condamnée ». Le lecteur pressé, ne faisant pas la distinction entre civil et pénal, lui aussi condamne déjà l’intéressée, présumée suspecte. De quoi ? En fin de compte d’être propriétaire et de recourir à la justice ?

Est-on assuré que ces révélations inutiles proviennent seulement de la nécessité de vendre du papier en fabriquant de gros titres attrape gogo ? Car ce genre d’attaques peut aussi servir les compétiteurs dans une course à l’élection, en déconsidérant un(e) concurrent(e). Est-on bien sûr qu’il n’y a pas dans certain cas manipulation de l’opinion publique par manipulation préalable de la presse ?

Avant tout les politiciens ont droit à leur vie privée comme tout citoyen. S’ils font un excès de vitesse, s’ils boivent une fois de trop, s’ils ont traversé en dehors des clous, cela ne regarde pas les électeurs mais la police. Lorsqu’il y a interférence entre la vie privée et leurs fonctions publiques, ils sont couverts, comme tout citoyen, par la présomption d’innocence jusqu’à ce qu’un tribunal tranche le cas. Sinon s’établit petit à petit, par dérive médiatique, une sorte de monstre juridique, la présomption de culpabilité.  En somme, tout élu serait déjà, de ce seul fait, un délinquant en puissance. Intéressé par le pouvoir, il avoue par ce seul vice qu’il en cache bien d’autres.

 

 

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.

4 réponses à “Les élus doivent-ils être au-dessus de tout soupçon ?

  1. comme il est extrêmement compliqué de définir une limite entre ce qui doit être divulgué et ce qui doit resté secret, on laisse à la presse une large marge d’appréciation de ce qu’elle peut publier ou non. Peut-être que dans certains cas, vaut-il mieux pour le ou la concerné(e) de devoir affronter la vérité au grand jour que de laisser courir des rumeurs parfois plus dévastatrices , il ou elle doit savoir défendre ses valeurs . On se méfiera moins de quelqu’un qui a connu quelques déboires mineures que de ceux qui se présentent comme monsieur propre et qui cachent leurs défauts.
    A la fin , le verdict populaire joue le rôle d’arbitre, les électeurs s’avérant en général assez matures pour faire la part des choses , ce qu’on a pu voir avec l’élection d’un conseiller d’Etat valaisan qui a vu sa vie privée étalée au grand jour . Ou au contraire, l’affaire est jugée par un tribunal si elle concerne des articles de loi précis.
    Ne commençons pas à limiter la liberté de la presse à cause de quelques cas politiquement incorrects et la plainte pour diffamation existe contre les abus flagrants, cela n’amène rien de bon !

    1. Il n’est pas question de limiter la liberté de la presse dans mon blog mais d’enseigner aux citoyens la réserve et la discrétion. Les journalistes ne font que répondre à une attente du grand public, qui est déplacée, voire malsaine.
      Je n’accuse pas davantage la presse de diffuser des calomnies, mais bien des médisances. Un procès civil dont Viola Amherd est partie ne devrait intéresser personne sauf ceux qui ont intérêt à éviter sa candidature. Elle ne peut pas en l’occurrence se défendre par un procès en diffamation, puisque celle-ci n’existe pas.
      En dernière analyse, ce sont les rédacteurs en chef et les propriétaires des journaux qui sont responsables. Ils ont comme vraie mission d’informer la population de ce qui la regarde et de ce qui lui importe et non de cultiver son voyeurisme.

  2. Monsieur Neirynck, les propos tenus dans votre article sont à mon avis pertinents, et je les partage. L’indépendance de la presse j’y crois aussi, mais je dois reconnaître que depuis quelque temps j’ai l’impression, qu’en Suisse, les grands propriétaires de journaux ont une tendance malsaine d’imposer leur facon de voir la réalité, si possible de l’influencer, dans un but probablement uniquement mercantile (ne pas oublier les exigences des actionnaires) ou politique. Le rédacteur en chef est souvent à l’interface et les journalistes en aval s’adaptent ou cherchent d’autres rédactions.

  3. De quelle liberté de la presse parle-t-on ? Comme l’a rappelé le rédacteur en chef du ‘Temps’ dans un récent éditorial, un journal est une entreprise. Il a des comptes à rendre à ses actionnaires. La liberté de la presse étant un mythe, on ne peut restreindre ce qui n’existe pas.

    Balzac, qui était journaliste, disait des journaux qu’ils sont les lupanars de la pensée. Dans une version actualisée de son célèbre roman, ‘Illusions perdues’, on pourrait imaginer Lucien de Rubempré, son héros, engagé comme journaliste stagiaire au ‘Monde’ ou au ‘Figaro’. Son collègue expérimenté et néanmoins ami, Etienne Lousteau, venu, lui aussi, de sa province à Paris pour y faire une brillante carrière d’écrivain, a fini en scribouillard envieux, aigri et endetté, troussant les actrices dans les coulisses, entre deux petits verres. Soucieux de ce que son jeune protégé ne tombe pas dans le même piège, il croit bon de le prévenir :

    – Tu ne vois donc pas que tout ça, ce n’est fait que pour le fric ?

    Rubempré proteste de toute la vivacité de son enthousiasme de débutant qu’il y croit ferme, lui, à la liberté de la presse et au Quatrième Pouvoir. Lousteau tente, en vain, de lui ouvrir les yeux :

    -Ecrire, crois-en mon expérience, c’est comme la prostitution. D’abord on fait ça pour le plaisir, ensuite pour le pognon. Perso, je n’écris pas plus pour le plaisir que les prostituées ne font l’amour pour la joie. Je coltine pour le pognon, pour ne pas crever tout-à-fait de faim.

    On sait comment son jeune ami finira. Au bout d’une corde, qu’il se passera lui-même autour du cou.

    Parfois, à suivre l’actualité, on a l’impression que la presse tout entière est en train de se passer la corde au cou. On devrait imposer la lecture de Balzac dans les cours de formation des journalistes.

    La formation, justement. Il est sans doute fort commode de rejeter la responsabilité de la crise actuelle de la presse sur Internet et sur la révolution numérique, pour mieux en masquer les causes véritables, qui résident, à mon avis, dans la formation des journalistes (le journalisme a été mon premier métier). Celle-ci n’est soumise à aucun contrôle formel, au contraire des autres professions – celles d’ingénieur, de médecin, d’enseignant ou d’avocat, par exemple. Le Centre de Formation au Journalisme et aux Medias (CFJM), responsable de la formation professionnelle des journalistes candidats à l’inscription au Registre Professionnel (RP), le dit : aucune formation n’est formellement requise pour prétendre à un poste de journaliste.

    Selon le CFJM, la première condition pour être admis à la formation de journaliste est d’obtenir un poste de stagiaire dans un organe de presse et d’y être employé au moins à 80 %. La formation s’acquiert encore, comme autrefois, d’abord sur le tas – pour le meilleur et pour le pire. A l’heure où n’importe quelle hôtesse de l’air ou le premier quidam muni d’un smartphone peuvent se dire journalistes, elle est pourtant plus indispensable que jamais.

    Plutôt que de débattre sur la liberté de la presse et de s’auto-flageller dans le mélodrame que vit aujourd’hui celle-ci, ne serait-il pas plus avisé de reconsidérer en profondeur ses fondements ? Pour la presse, de revoir sa… copie ?

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