La classe moyenne, victime de la numérisation

 

On célèbre assez les mérites de la numérisation pour ne pas négliger ses inconvénients. Des métiers sont ébranlés, voire disparaissent. Des qualifications sont réduites à néant. La grève des journalistes du début du mois l’a mis en lumière, car toute grève est rare en Suisse et celle de journalistes encore plus. Leur influence sur l’opinion publique les a projetés dans l’actualité. Mais la fonction de caissiers dans une banque, un supermarché, une gare, un aéroport est aussi en train de disparaître sans que l’on s’en émeuve. La dactylo qualifiée pour taper des textes au kilomètre à la machine à écrire est une figure du passé. Le vendeur de magasin disparaît au bénéfice du libre-service. Les bureaux de poste ferment. On n’imprime plus d’encyclopédies, car Wikipedia fait mieux et ne coûte rien. Ni de guides du téléphone, ni des horaires de train.

 

Cette tornade résulte de l’application implacable d’une règle d’airain : si vous devez transmettre, manipuler ou stocker des informations, utilisez des bits, pas des atomes. Cela coûte beaucoup moins cher et c’est instantané. Le papier comme support unique de l’information perd ce rôle. Nous assistons à l’équivalent d’une révolution Gutenberg. Avant lui les monastères remplissaient la fonction essentielle de transmettre le patrimoine littéraire à commencer par la Bible, infatigablement recopiée à la main au bout de toute une vie de moine. Ce document précieux et coûteux n’était pas à la portée de la plupart des paroisses qui se satisfaisaient des extraits nécessaires à la liturgie. La mise à disposition du texte complet de la Bible déclencha la Réforme moins d’un demi-siècle après la mort de Gutenberg. On n’a pas réalisé tout de suite ce que cette invention purement technique allait révolutionner. Car deux siècles plus tard les journaux quotidiens propulseraient les révolutions démocratiques.

 

De même nous n’avons pas compris tout de suite que nous modifiions l’espèce humaine en la dotant d’un réseau de transmission instantanée des informations, sérieuses ou futiles, indispensables ou inutiles, vraies ou fausses. La plus inattendue des conséquences est bien la mise au chômage d’une classe intermédiaire des travailleurs, moyennement qualifiés. La classe moyenne est appauvrie tandis que les plus riches s’enrichissent encore davantage. Un tiers des contribuables ne paie pas d’impôts et est même subsidiée ; le tiers la plus riche paie plus que sa part mais n’en souffre pas compte tenu de son revenu élevé. Reste le tiers moyen, qui débourse péniblement des prélèvements obligatoires dépassant la moitié de son revenu.

Les ingénieurs qui ont inventé au début des années 70 le microprocesseur et la fibre optique n’ont pas imaginé qu’ils allaient bouleverser la société à ce point, pour le meilleur mais aussi pour le pire.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.