Les pouvoirs ignorés de l’administration

 

 

Même en témoignant de beaucoup d’indulgence, de naïveté et de mansuétude, on peut difficilement tenir le Conseil fédéral pour un véritable gouvernement : pas de chef, pas d’équipe homogène, pas de majorité et pas de programme. Il est entièrement dépendant du parlement, affublé de deux chambres aux modes de représentation différents, qui doivent se mettre d’accord sur un texte commun et qui parfois n’y réussissent pas. Ce parlement lui-même dépend des humeurs du souverain populaire, dont il s’efforce d’anticiper les refus, les obsessions, les caprices. Il n’y a jamais eu de roi en Suisse puisque le peuple en tient lieu. Les institutions sont surtout une superstructure décorative.

Mais alors où se niche le pouvoir ? Car il faut bien qu’il s’exerce de temps en temps, même avec lenteur, inertie, atermoiement. Son siège principal est forcément l’administration, qui, jour après jour, dans une continuité parfaite prend des décisions, rédige des lois et les applique après leur validation formelle par le législatif. Bien entendu les lobbies de l’économie et des syndicats ont leur rôle à jouer et la presse est là pour compter les coups, transmettre des informations (fondées ou non) et former l’opinion publique, c’est-à-dire celle du souverain, le seul qui importe en fin de compte.

De tout cela on se doutait un peu, mais on en a une confirmation éclatante dans l’excellent livre publié par Claude Béglé sous le titre : « Un colis piégé. Choc de cultures à Poste ». L’auteur y raconte son bref passage à la présidence du conseil d’administration de la Poste, d’avril 2009 à janvier 20010. Placé à cette fonction par Moritz Leuenberger pour assurer la transition de l’office dans la bourrasque de la numérisation et de la mondialisation, il s’est tout de suite heurté à la hargne, la grogne et la rogne du milieu des hauts fonctionnaires bernois, qui estimaient ce poste à eux réservé de droit divin. On lui impose un directeur général dont le seul mobile semble de savonner la planche sur laquelle Béglé se tient en équilibre précaire.

Sur près de deux cents pages, celui-ci rapporte les innombrables complots auxquels il a fini par succomber, les cabales internes des cadres de la Poste, les campagnes de la presse alémanique face à laquelle la presse romande ne pèse guère. Sans le désavouer sur le fond mais par crainte d’être impliqué personnellement, Moritz Leuenberger le lâche en fin de compte et Béglé donne sa démission, contraint et forcé par la mauvaise volonté d’un milieu auquel il n’appartient pas, parce qu’il a fait sa carrière à l’étranger, parce qu’il Romand d’origine, parce qu’il apporte les idées neuves des postes française, néerlandaise et allemande pour lesquelles il a travaillé. Non seulement ses idées ne sont pas acceptables, mais il a le tort d’en avoir dans un milieu où l’on ne doit en posséder aucune.

Dans le cas de la Poste (qui rebondit actuellement pour une autre affaire) comme dans celui de Swissair, de l’UBS et bientôt de Swisscom, le Conseil fédéral est gravement en déficit d’une ligne qu’il définirait librement, en mettant en place des acteurs capables de l’appliquer et en les soutenant. La Suisse n’est pas gouvernée mais administrée. Plutôt que de risquer une  politique nouvelle, elle évite d’en appliquer aucune. Or pour transmettre l’information, que ce soit par la poste, la radio, la télévision, les journaux, depuis les années 90 il faut déplacer des bits et pas des atomes. C’est l’équivalent de la révolution Gutenberg. Le papier survivra à cette révolution, mais au sens où ont subsisté les papyrus et les parchemins. A terme la Poste doit changer de métier. C’est nécessaire et possible, mais pas sous la coupe d’une administration jalouse de son monopole.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.

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