Le Suisse sans mâchoire

Le canton de Vaud se prononcera le 3 mars sur une assurance dentaire obligatoire. Lors des débats au Grand Conseil la droite a refusé cette initiative Selon son idéologie, les citoyens soufrant de leur dentition n’ont pas à être soignés, sinon à leurs frais.

L’assurance maladie créée en 1959 a défini un patient helvétique démuni de mâchoire. Elle prend en charge le foie, les pieds, les yeux, un peu moins les oreilles, mais pas du tout les dents. On serait bien curieux de savoir pourquoi, quelles considérations vaseuses ont induit le législateur du siècle passé à exclure les soins dentaires. On n’en n’imagine que deux.

Pour certains esprits, les caries dentaires sont le résultat d’une addiction coupable au sucre et d’une négligence de la brosse à dent. La communauté n’a pas à encourager les vicieux et les imprévoyants. Qu’ils perdent leurs dents ou qu’ils les remplacent à leurs frais n’est que justice. Une assurance ne doit pas couvrir les fautes de l’individu. C’est une considération tordue, car l’assurance maladie couvre en fait toutes sortes d’affections dépendant du comportement de l’assuré : tabagisme, obésité, alcoolisme.

C’est aussi une considération bancale parce qu’elle suppose que la dentition n’a pas de relation avec le reste du corps et qu’une infection dentaire ne propage pas ses poisons dans tout l’organisme. Certains abcès importants peuvent envahir les sinus et infecter le cerveau, ou encore se loger dans la gorge et empêcher de respirer. L’organisme est un tout et on ne peut pas établir des cloisons étanches entre organes par voie de législation.

C’est sur base de réflexions sommaires de cet ordre que la Suisse a décidé que ses citoyens n’avaient qu’à soigner leurs dents à leurs frais ou ne pas les soigner s’ils n’en ont pas les moyens. Le peuple vaudois sera amené le 3 mars à introduire éventuellement une assurance couvrant aussi les mâchoires. La droite du Grand Conseil s’est aussitôt érigée contre cette mesure dispendieuse qui chargerait l’économie. En fait on ne sait pas ce que cela coûterait. En soignant les dents, peut-être améliorera-t-on la santé générale et diminuera-t-on l’absentéisme.

Dans les débats sur la santé on a pris la fâcheuse habitude de considérer les coûts comme si c’était une perte nette, sans aucun bénéfice imaginable. Ne devrait-on pas considérer les soins médicaux, de toute nature comme un investissement, au même titre que la formation ? A ce titre dispenser des soins d’orthodontie à tous les enfants permettra d’éviter des soins ultérieurs. Or le coût de cette médecine préventive est tellement élevé qu’il dépasse les possibilités de la plupart des familles et ce sont souvent les grands-parents qui doivent se substituer aux parents. De même en soignant à temps toutes les caries des adultes, évitera-t-on la perte des dents qui implique des frais beaucoup plus élevées sou forme d’appareils ou d’implants.

En sus de toutes ces considérations d’ordre médical, il en est une autre plus fondamentale. La Suisse pays riche peut-elle tolérer que certains citoyens ne puissent se faire soigner de quoi que ce soit parce qu’ils n’en ont pas les moyens ? Dans les verrées, rien de plus pénible que de converser avec un individu dont la mâchoire infectée répand une odeur putride. Parmi eux, je connais des députés de la droite vaudoise. Ils ont les moyens de soigner leurs dents, mais ils ignorent que cela est indispensable. Cela excuse, sans le justifier, leur vote.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.

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