Le nouveau meurtre de Carmen

Dans la dislocation de la culture, un forfait de plus se commet à Florence : une mise en scène de Carmen où celle-ci, loin d’être assassinée par Don José d’un méchant coup de poignard, bute celui-ci d’un coup de revolver. Le réalisateur a beau se justifier en assurant qu’il n’a pas modifié une note, ni une réplique, il ne se rend pas compte de son méfait. Il plaide en assurant que l’on ne peut plus chanter en scène le meurtre d’une femme. Or 150 femmes sont tuées par leur conjoint chaque année en France. C’est abominable, mais cela ne justifie pas du tout que l’on s’abstienne d’en parler, bien au contraire. Ce n’est pas en se taisant que l’on arrêtera cette épidémie.

Le rôle de la culture est précisément de mettre en scène toute la nature humaine, le meilleur et le pire, pour en faire prendre conscience, pour relier l’individu au reste de l’humanité, pour lui faire sentir que ses pulsions ne sont pas sacrées, pour transcender l’horreur quotidienne. Tristan et Yseult, Roméo et Juliette, Les Liaisons Dangereuses, Le Rouge et le Noir, Notre Dame de Paris, Madame Bovary, sont des illustrations du thème, l’amour et la mort, qui court à travers la littérature occidentale. On aime à mort et on meurt d’amour. Pourquoi abandonner tout ce pan de notre culture ?

A la fois par ignorance et par peur. Par ignorance parce que cette littérature est de moins en moins connue. Par peur parce que cela mène à une réflexion sur la nature de l’amour passion, celle qui fait l’objet de “L’amour et l’Occident” de Denis de Rougemont. L’amour à mort est irréfléchi. Il sacralise une pulsion. Il éteint la raison. Or, une partie des médias met en scène l’amour-passion en lui trouvant toutes les excuses. C’est le thème préféré d’une forme de littérature populaire. Ce n’est évidemment pas sur cet amour que se construit un couple stable et une famille.

Carmen qui abat son amant, même pour se défendre, cesse d’être un objet de fascination trouble. Elle n’est plus qu’une pute armée. On trahit Mérimée, Bizet, Meilhac et Halévy. On se met au niveau de la série télévisée. C’est le sort de trop d’opéras, remis au goût du jour, par des metteurs en scène incultes et racoleurs.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.