La Grande Guerre des Croissants

La révélation foudroya Georg Hans Nabholz un matin de décembre 2048, à 7h30 alors qu’il sortait d’une séance de commission débutant à 6h30 et s’apprêtait à prendre place au Conseil national pour la séance de 8h. Il se trouvait dans la galerie des Alpes et mâchonnait hâtivement son petit déjeuner. Malgré la saison, la canicule se poursuivait. Il n’y avait pas un atome de neige sur l’Oberland Bernois, discernable par les fenêtres. Il tenait à la main le croissant au beurre, qu’il s’apprêtait à consommer, lorsqu’il s’arrêta soudain, frappé par la découverte qu’il s’agissait du signe de l’Islam.
Ainsi, même au cœur du pouvoir de la Confédération, l’ennemi s’était infiltré subrepticement jusque dans les assiettes de ses plus farouches opposants. Certes le million de Suisses musulmans élisaient dans l’hémicycle une vingtaine de conseillers du Parti Des Croyants (PDC), alors que Georg Hans Nabholz appartenait à l’intransigeante cohorte de l’Union Des Chrétiens (UDC). Il avait déjà obtenu quelques succès mineurs comme l’interdiction du burkini, le bannissement du Coran des bibliothèques publiques et la rupture des relations avec quelques pays arriérés pratiquant la lapidation. Mais il tenait ici beaucoup mieux.
Il en parla à son chef de groupe, d’abord perplexe, puis conquis. Il déposa donc en fin de matinée une motion demandant l’interdiction de courber les pâtisseries en forme de croissant et l’obligation de les vendre désormais sous forme de croix, deux pâtons perpendiculaires, baptisés croixants. Sur la matinée, il recueillit cent signatures de soutien dans l’enthousiasme général. D’aucuns lui prédisaient un avenir de Conseiller fédéral.
Huit mois plus tard, sa motion était acceptée à l’unanimité, sauf par le PDC naturellement. Une ordonnance rendit cette règle applicable, mais des résistances se firent sentir. A Delémont, un boulanger rétrograde continua à fabriquer des croissants félons. Comme le Canton du Jura refusa de le sanctionner par les amendes prévues, cette révolte se répandit de proche en proche à travers la Suisse romande.
Il fallut que le Conseil fédéral décide de dépêcher l’armée pour réduire cette dissidence. Prudemment, le Chef de l’armée avait interdit que les armes fussent munies de munition pour éviter les accidents. Il n’y eut donc ni morts, ni blessés, mais les boulangers romands réagirent par la distribution gratuite de croissants à la troupe, qui ne rechigna pas à leur consommation.
Dans les milieux économiques, on commença à estimer que Georg Hans Nabholz n’avait pas eu une bonne idée. Il perdit sa place de conseiller à la clientèle dans une banque. Des comiques le transformèrent en Tête de Turc (si l’on ose cette figure de style). Sa motion se délitait de plus en plus. Dans son parti on lui fit des reproches lorsqu’aux élections suivantes, l’UDC perdit plusieurs sièges romands.
De fil en aiguille, un référendum lancé par les opposants passa en votation trois ans plus tard. Avec 50,32%, le peuple s’obstina à bannir les croissants. Au terme de cinq années de manœuvres, la motion de Georg Hans Nabholz devint un article de la Constitution fédérale. Tout le monde se résigna. Sauf que le long de la frontière française, il y eut un vaste mouvement de tourisme boulanger dont on chiffra la lourde perte pour l’économie suisse.
Il fallut attendre le XXIIe siècle pour que cet article soit abrogé lorsque la majorité du peuple suisse se convertit à l’Islam.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.

2 réponses à “La Grande Guerre des Croissants

  1. Très amusant, et ça montre que vous êtes trop intelligent pour croire naïvement, comme tant de sots dans notre beau pays, que les idéaux des années en 8 (1798, 1848, 1918 ou 1968, ou même toutes ces dates comme aime à le penser votre sœur Joëlle Kunz), sont inscrits dans le marbre une fois pour toutes comme acquis et irréversibles.

    C’est vrai qu’en Suisse les évènements révolutionnaires se produisent toujours dans des années en 8. On ne sait pas pourquoi mais c’est très pratique pour les commémorations. On peut grouper les 200ème avec les 150èmes, et les 50èmes anniversaires des moments fastes ou néfastes, selon les goûts.

    Çe qu’il y a de bien avec les hommes des Lumières, mais désabusés, comme vous c’est qu’avec l’âge ils commencent à comprendre que le Progrès et le Sens de l’Histoire n’ont jamais été que des illusions. Des mises en scène. Des trompes l’œil. On nous les présente comme inéluctables et dans l’ordre des choses alors que celà n’a jamais été que le résultat momentané d’une meilleure organisation des coteries “éclairées” par rapport à leurs adversaires, et encore seulement au cours d’une séquence historique très brève, d’environ deux siècles. Autant dire un instant…

  2. Le prochain jubilé sera l’année prochaine : 100ème anniversaire de la grève générale et 50ème de mai 1968. Après on aura de nouveau la paix pendant 30 ans. Ouf!

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