La fin programmée de la souveraineté helvétique

La mécanique de la votation de février sur RIE III ne laisse aucune échappatoire : il faudra voter oui, même si on n’en pas envie, même si on objecte énergiquement. On n’a le choix qu’entre deux maux et le pire serait sans doute le résultat d’un non. Les multinationales en ont décidé ainsi. S’insurger contre leur diktat entrainerait des sanctions insupportables de leur part. Actuellement les firmes internationales bénéficient d’un taux d’impôt sur leurs ressources à l’étranger, qui est environ la moitié de celui payé par les firmes suisses à 21,65% pour le canton de Vaud. Le but fut bien évidemment d’attirer des investisseurs étrangers, qui créent de ce fait des places de travail et réduisent le chômage. Ce fut jadis une première entorse non seulement à l’égalité de traitement, mais aussi un premier abandon de souveraineté. Les firmes suisses payaient plus que les multinationales, qui possédaient un privilège lié à leur puissance. Les cantons étaient en concurrence pour attirer ces investissements, comme si le pays ne pouvait pas, par nature, fournir du travail à tous ses habitants.

Sous la pression internationale (UE, OCDE, G20), cette situation anormale sera sans doute corrigée par la votation. On aurait pu proposer soit d’aligner les multinationales sur le taux des firmes suisses, soit l’inverse. C’est cette dernière solution qui a été choisie : toutes les entreprises, indépendamment de leur statut et de leur réalité commerciale, seront imposées selon les mêmes principes et au même taux, sans distinction de l’origine des bénéfices, à un taux abaissé. Les entreprises suisses verront leur imposition baisser presque de moitié (13,79% dans le canton de Vaud). Cela signifie bien entendu une perte fiscale de 392 millions de francs en 2019 par rapport à 2016, pour ce seul canton et une perte inconnue pour toute la Suisse, entre trois et cinq milliards. Qui va payer ?

La Confédération, dont les recettes fiscales ne sont pas affectées par cette réforme, financera la moitié des coûts de cette réforme. Pour le reste les finances de l’Etat de Vaud sont en bon état et supporteront une perte résiduelle. Pourquoi ce choix ? Parce que les effets sur les recettes fiscales, mais aussi sur l’emploi et l’économie en général, seraient nettement plus coûteux, si une partie de ces sociétés multinationales étaient amenées à quitter ou à délocaliser une partie de leurs activités. Tel est le nœud de l’alternative. Quoi que l’on fasse, on perd. Il ne reste à choisir qu’entre deux maux et celui choisi par le Conseil d’Etat est (sans doute) le moindre. Cependant, on n’aurait rien eu à perdre dans le cas où il n’y aurait eu à taxer que des entreprises suisses ou des multinationales acceptant de payer les mêmes impôts que les suisses.

S’il existait jadis un pouvoir régalien d’un Etat, c’était bien celui de définir sa fiscalité : qui paie et combien, quels sont les besoins de l’Etat. Or, on s’est mis dans une situation où les multinationales disposaient en fait de ce pouvoir : elles comparaient les régimes fiscaux de divers pays et s’installaient là où c’était le plus profitable. Dès que cela cessait de l’être, elles s’en allaient ailleurs. C’est pareil pour les contribuables étrangers très riches : s’ils ne jouissent pas d’une fiscalité réduite négociée forfaitairement avec l’administration, ils partent et l’Etat perd tout. Le rapport de force entre les pouvoirs publics et les contribuables puissants, qu’ils soient particuliers ou entreprises, sont ainsi inversés : ces derniers commandent et décident. La pire illusion de la gauche est de croire qu’il suffirait de taxer davantage les riches pour améliorer le sort des pauvres : les riches ne sont riches que dans la mesure où ils parviennent à échapper à l’impôt, voire dans des cas extrêmes à ne rien payer du tout.

Tout comme pour d’autres pays, la souveraineté de la Suisse est ainsi mise à mal. Elle le fut déjà spectaculairement lors la suppression du secret bancaire. Elle l’est encore dans les relations bilatérales, qui présentent certes plus d’avantages que d’inconvénients, mais qui transforment la Suisse en pays sujet de l’UE, appliquant des lois sur lesquelles elle n’a aucune prise, dans le dérisoire espoir de sauvegarder son indépendance. A ce titre la votation contre l’immigration massive de 2014 était, fut et demeure inapplicable : l’UE n’en veut pas et elle est plus puissante que la Suisse. Le peuple peut voter tout ce qu’il veut, cela ne change pas la réalité : dans le monde le pouvoir appartient de moins en moins aux Etat, surtout faibles par leur taille, et de plus en plus à des entreprises gigantesques, hors sol.

Ce serait une erreur d’imaginer que ces multinationales seraient gouvernées par des dirigeants qui auraient tous les pouvoirs et qui pourraient éventuellement ne pas attiser une concurrence fiscale entre pays. Ils ne dirigent qu’aussi longtemps qu’ils maximisent les profits de l’entreprise. S’ils manquent à cette mission primaire, les actionnaires les démettent. Or ces actionnaires eux-mêmes ne sont pas des personnes physiques, mais surtout des entreprises anonymes, fond de placement ou caisse de pension. Et donc le système fonctionne en dehors de toute décision humaine et de toute considération sociale ou politique. Le bénéfice maximum est le seul objectif, la manifestation de la seule éthique. La consommation débridée le conditionne. La publicité commerciale est bien plus importante que la propagande politique. Elle seule enseigne ce qui est bien et bon et trace le chemin de l’avenir.

Déjà, le siècle dernier Karl Marx avait décodé ce mécanisme, qui finit par produire la grande crise de 1929. Les réponses sommaires de l’époque furent le nazisme ou le communisme, qui créèrent des Etats tout puissants, monstres encore plus froids que les plus grandes entreprises. De façon éclatante, l’Histoire a démontré expérimentalement que le dirigisme étatique n’était pas la solution. Faute de solution, les électeurs sont obligés d’accepter la réduction des impôts de toutes les entreprises, en réalisant obscurément que cela signifiera, à terme, plus d’impôts pour les particuliers, réduits au servage par une nouvelle oligarchie anonyme. Votons tristement oui, mais en faisant le poing dans la poche. Car nous n'abandonnons pas notre souveraineté : nous reconnaissons lucidement qu'elle est déjà perdue et qu'elle le sera de plus en plus.

Si nous voulons un jour influencer ce système, il faudrait d’abord que nous changions nous-mêmes de mentalité, que nous ne consommions pas aveuglément le produit de ce gigantisme, que nous boycottions certains produits, que nous en refusions jusqu'à l'idée. Car, que sont ces très grandes entreprises, qui font la loi par un algorithme échappant à tout contrôle humain ? On aurait de nouveau tort de les voir issues d’une sorte de complot planétaire par un groupe occulte. Elles résultent automatiquement du progrès technique. Dans certaines branches, la technique est tellement compliquée qu’elle ne peut s’appliquer que dans des structures gigantesques avec des services de recherche, de développement, de construction, de marketing. Dans d’autres, le produit n’est vendable à un prix accessible que si la production s’effectue massivement à la chaine tout comme la distribution. La très grande entreprise n’est pas une invention humaine : elle résulte de l’évolution technique. Nous ne pouvons pas plus  déplorer sa taille que  nous plaindre de notre génome qui résulte d’une combinaison de hasard et de nécessité au fil des siècles.

Dans ce grand train d’évolution matérielle et culturelle, qu’espèrent ceux qui s’imaginent que la Suisse est encore indépendante ? Ils s’offusquent des minarets qui ne nous menacent en rien et acceptent d’aligner notre fiscalité sur la mode internationale. Quand on ne peut plus exercer le pouvoir, on se concentre sur ses colifichets.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.