Penser le réel comme s’il existait

 

 

La politique est l’art difficile de falsifier les données de problèmes insolubles pour leurs proposer des solutions imaginaires et  donc inopérantes. Cela se fait en en élaborant un monde fantaisiste pour dissimuler les dures contraintes de la réalité.

 Dans le débat sur le retrait du nucléaire, partisans et adversaire de l’initiative verte tombent d’accord sur l’essentiel, à savoir qu’il faut ne plus construire de centrales neuves et fermer celles qui existent : ils ne diffèrent que sur le calendrier, mais intégralement, comme s’ils parlaient de deux réalités différentes. Pour les opposants à l’initiative, il ne faut pas une sortie hâtive. Ils doivent donc démontrer d’abord qu’il n’y a pas de raison de se précipiter et ensuite qu’il y a une raison de temporiser.

Il n’y aurait aucune raison de se précipiter. Alors que les adversaires du nucléaire insistent sur le danger perpétuel que des centrales en fonctionnement font peser sur une région aussi densément peuplée que le Plateau, les partisans se reposent mollement sur l’ISFN, l’instance chargée de la sécurité nucléaire. Celle-ci, dotée d’une compétence, d’une perspicacité et d’une autonomie, toutes les trois surnaturelles, garantit la « Sécurité », au point qu’on ne doive plus s’en préoccuper. Or les catastrophes de Tchernobyl, de Three Miles Island et de Fukushima ont été chaque fois causées et aggravées par des erreurs humaines. Par définition, celles-ci sont imprévisibles. Comme on ne peut s’en prémunir, on reste, malgré les meilleurs experts de sécurité, toujours à la merci d’une défaillance du personnel. Il n’y a pas de sécurité absolue, sauf dans le discours politique qui en a rudement besoin.

Il y aurait une raison de temporiser, apparemment technique. On évoque le spectre d’une pénurie d’électricité si on arrêtait en 2017 les centrales concernées par l’initiative des verts. Selon un argument repris en boucle, « notre infrastructure de réseau n’est pas adaptée pour absorber une hausse importante de nos importations ». Cette argutie ne tient pas compte de la véritable réalité technique. En 2015, la Suisse a consommé 62626 GWh, tout en important 42306 GWh et en exportant 43341 GWh. Au cœur de l’Europe, nous disposons de barrages qui peuvent exporter de l’énergie de pointe à un prix élevé et importer de l’énergie de base bon marché, fournie par le reste de l’Europe, nucléaire et charbon. Nous sommes donc la plaque tournante,  importateur et exportateur pour près de 70% de notre consommation selon les heures de la journée, suivant une routine technique classique. Dès lors, notre réseau est parfaitement capable d’absorber les importations résultant de la fermeture en 2017 d’un tiers de notre production nucléaire, soit 15% de notre consommation totale d’électricité.  D’autant plus que les centrales actuellement fermées pour cause d’entretien représentent la moitié de la production du nucléaire. Le discours politique invente ainsi un problème tout à fait  imaginaire.

On admirera la séquence : d’abord nier l’existence d’un problème réel, l’éventualité inéluctable d’une catastrophe majeure, pour certifier qu’il n’y a aucun empêchement à la poursuite du nucléaire ; ensuite inventer un problème imaginaire, l’incapacité d’acheminer du courant de l’étranger, pour prouver que la poursuite du nucléaire est inévitable. Dissimuler la vraie vérité pour en inventerune fausse. La réalité concrète est remplacée par une pseudo évidence, complètement inventée pour les besoins de la cause. Dans le discours du pouvoir, le réel se dissout comme un morceau de sucre dans le café bouillant.

Tout cela pour ne pas avouer la véritable raison, purement financière, de la survie du nucléaire. S’ils sont contraints à fermer leurs centrales, les exploitants menacent de réclamer des dommages substantiels, à charge naturellement des finances publiques, donc des citoyens. Par ailleurs, ils ne disposent pas des capitaux nécessaires pour le démantèlement. Enfin nul n’a prévu les coûts de gestion des déchets pendant des millénaires. Et bien entendu il n’y a pas d’assurance pour couvrir la responsabilité des dégâts d’une catastrophe. En résumé, l’aventure nucléaire se termine par une gigantesque banqueroute dont il faut dissimuler la réalité imminente par l’émission de brouillards artificiels. Cela s’appelle l’exercice du pouvoir.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.