Un Etat stabilisateur et protecteur: le retour en grâce des politiques keynésiennes

Cher Murat,

Tu as sûrement vécu, comme moi, la semaine écoulée suspendu aux flux des informations. Les élections américaines ont occupé une part importante de mes journées et mes nuits! Les électrices et électeurs de ce pays nous ont offert une spectaculaire leçon de démocratie en se mobilisant de manière forte pour élire leur nouveau Président et leur nouvelle Vice-Présidente. La victoire de Joe Biden et Kamala Harris est une nouvelle encourageante pour la stabilité des institutions. J’espère qu’il saura rassembler au-delà de son camps et à l’intérieur de celui-ci.

Toi et moi avons également vécu la semaine passée une série d’annonces de nos autorités cantonales respectives en lien avec la pandémie de la Covid-19. Dimanche dernier pour le Conseil d’Etat genevois, mardi et jeudi pour notre gouvernement vaudois, et mercredi pour la Confédération. Les décisions sanitaires et économiques se sont succédées. Celles-ci ont un impact majeur sur la vie de milliers de personnes: commerces, bars, restaurants, boîte de nuit, culture, voyagistes, sport: les secteurs économiques touchés sont nombreux, et les plans de relances fédéraux et cantonaux étaient très attendus.

Cynisme fédéral

Il est pour moi essentiel ici de parler de plans de relance et non de sauvetage. J’attends de nos autorités d’inscrire leurs actions dans la durée, et pas dans la dynamique du one shot et du darwinisme économique affiché par notre ministre fédéral des finances, l’UDC Ueli Maurer.

En parlant de lui, je t’avoue avoir été très choquée de ses interventions lors de la Conférence de presse du Conseil fédéral de mercredi. A cette occasion, il a affirmé, en pleine crise, que la Confédération devait conserver de la discipline dans les dépenses publiques. A cet égard, il a annoncé une contribution fédérale 200 millions de francs pour les cas de rigueur. 200 millions de francs pour toute la Suisse, alors que, à titre d’exemple, le canton de Vaud a investit 500 millions durant la première vague dans des mesures de soutien. Guy Parmelin, autre ministre UDC fédéral, à la tête de l’économie, a lui indiqué qu’il fallait s’attendre à une vague de faillites, que toutes les entreprises ne pourraient pas être sauvées. Autant de cynisme, au profit de la thèse de la sélection naturelle et de la rigueur budgétaire pour justifier la retenue dont la Berne fédérale entend faire preuve est véritablement indigne de notre gouvernement. D’autant plus que ces affirmations ont lieu quelques jours après que la Banque nationale suisse ait annoncé avoir réalisé un bénéfice de 15 milliards de francs pour les neuf premiers mois de l’année.

Quand on repense à ces fameux 200 millions de francs pour les cas de rigueur, je ne peux m’empêcher de les mettre en parallèle des 54 milliards de francs injectés en 2008 pour sauver UBS. Douze ans après l’expression too big to fail, on découvre la nouvelle donne fédérale: trop modeste pour compter.

Je pourrais à ce stade reprendre de manière critique point par point le projet d’Ordonnance sur les cas de rigueur COVID-19: aucun soutien spécifique pour les bas revenus, plafonnement de l’aide fédérale à 200 millions, plafonnement des contributions à fonds perdus à 10% du chiffre d’affaire 2019, baisse minimale du chiffre d’affaires 2020 de 40% par rapport aux exercices 2018 et 2019, absence de solution sur les loyers commerciaux, bref, les incohérences et les lacunes du projet fédéral sont nombreuses, trop nombreuses pour que la socialiste que je suis puisse applaudir. 

Un Etat protecteur dans le canton de Vaud

Sur la base de cette Ordonnance et selon la clé de répartition prévue par Berne, le canton de Vaud touchera 17,5 millions de francs. Heureusement pour les Vaudoises et Vaudois, le Conseil d’Etat a jugé ce montant insuffisant et a débloqué 50 millions de francs pour ses cas de rigueur, soit près de 3 fois le montant fédéral. De plus, le Gouvernement vaudois à majorité de gauche a décidé de soutenir les travailleuses et travailleurs touchés par les RHT en leur accordant un complément mensuel équivalent à 10% de leur salaire. C’est une véritable mesure de soutien au pouvoir d’achat pour les plus touchés et pour les plus bas salaires. L’effort annoncé par le Canton de Vaud doit être salué. Il est courageux et ambitieux. Cependant, il est essentiel de préciser que les cantons pourraient aller plus loin encore si la Berne fédérale prenait ses responsabilité et envoyait des signaux vers un engagement financier plus costaud.

Derrière les mesures annoncées par le Conseil d’Etat vaudois, et sa posture keynésienne relevée par plusieurs médias, se cache une vraie question idéologique: quel est le rôle de l’Etat dans la crise, et doit-il soutenir une relance par l’offre, ou plutôt par la demande?

Une relance par la demande

A contrario de ce qu’évoque Messieurs Maurer et Parmelin qui sont en train de céder le pas aux politiques de consolidation budgétaire, je pense que c’est le moment d’augmenter la dette publique en relançant la demande avec une politique active, notamment en soutenant les salaires des travailleuses et travailleurs, y compris les indépendants, en soutenant des politique d’égalité ambitieuses par la mise en oeuvre d’un congé parental, et en assurant un revenu universel par une assurance générale de revenus. Il nous faut aussi des projets d’investissements à l’échelle fédérale, dans les infrastructures et dans la transition écologique. Si ce n’est pas l’État qui s’endette, ce sont les particuliers qui vont le faire avec le risque de retomber, s’ils ne parviennent pas à rembourser leurs dettes, dans une crise similaire à celle des subprimes. Ce n’est par ailleurs pas le moment, pour les cantons ou la Confédération, de vouloir lutter contre l’endettement, d’autant plus qu’ils peuvent gagner de l’argent en empruntant sur les marchés avec des taux négatifs fixes sur plusieurs dizaines d’années!

Dans la même dynamique, je suis d’avis que le soutien aux entreprises via des prêts cautionnés est une mauvaise idée. Pourquoi? Parce que les entreprises sont en mesure de s’endetter que si elles peuvent s’attendre à une demande en hausse. Or, au vu du chômage et des difficultés financières de bien des ménages, il est impensable que la demande suive, à terme, afin de remettre ces entreprises à flot. Il apparait, de plus, évident que si la Confédération n’investit pas massivement maintenant dans la relance, les coûts à long terme seront plus élevés, tant les charges liées à la compensation des revenus s’inscriront durablement.

C’est pour toutes ces raisons qu’il faut, à tout le moins, maintenir, voire augmenter le pouvoir d’achat des ménages. Si la consommation subit une forte chute – ce qui sera probablement le cas à l’issue de cette deuxième vague – c’est le soutien à la demande qui devrait être le moteur de la relance.

Politiques anticycliques

On avait vu avec J.M. Keynes et le New Deal que cela avait fonctionné dans les années 1930. On peut imaginer une demande publique de l’État. La Suisse a une marge de manoeuvre importante, tant elle a passé ces 15 dernières années à éponger sa dette. De plus, au lieu de mettre une partie de ses bénéfices dans ses réserves, la Banque nationale pourrait injecter plusieurs millards dans l’économie réelle, par exemple par le biais d’un dividende citoyen. Par ailleurs, on peut imaginer qu’une politique de relance par la demande, créera, par l’effet multiplicateur des dépenses publiques sur l’économie, un apport de liquidité supplémentaire de la part des ménages.

Tu l’auras compris Murat, selon moi, la « main invisible » des classiques doit laisser la place à un Etat régulateur. Soutenir la demande, c’est en plus aussi une manière de renforcer la cohésion sociale. Nous devons également intégrer dans nos réflexions des mesures qui permettent une répartition équitable des richesses – de nombreuses personnes se sont enrichies pendant cette crise – mais aussi le besoin de transition écologique vers une meilleure protection du climat et de l’environnement.

La rôle de l’État doit être stabilisateur. Pour se faire, il doit agir à l’inverse des forces du cycle économique. C’est ainsi qu’il mène des politiques anticycliques et qu’il devient également un Etat protecteur en ne laissant personne au bord du chemin.

J’espère que nous aurons prochainement l’occasion de nous revoir pour en discuter autour d’un café. Dans l’intervalle, je te souhaite d’être préservé dans ta santé, ainsi que tes proches, et surtout le plein de courage pour l’élection complémentaire à venir.

Avec tout mon amitié,

Jessica

Jessica Jaccoud

Jessica Jaccoud est née en 1983 à Crissier, a grandi à Nyon et vit à Rolle. Avocate au Barreau vaudois, elle est députée au Grand Conseil vaudois depuis 2014 et Présidente du Parti socialiste vaudois depuis 2018.

4 réponses à “Un Etat stabilisateur et protecteur: le retour en grâce des politiques keynésiennes

  1. Chère Madame, ne suis pas socialiste, mais je partage votre constat sur le cynisme. C’est le propre du néolibéralisme et de la financiarisation de l’économie qui a succédé au libéralisme depuis les années 1970-80. Donc rien d’étonnant à ce que deux conservateurs UDC s’y tiennent.

    1. Cher Monsieur, je vous remercie pour votre message. Je suis aussi d’avis que la position exprimée dans ce billet peut (et doit) convaincre bien au-delà de la gauche politique. Je pense même qu’une certaine frange de l’UDC – pas celle de Zürich – pourrait être sensible à l’idée de sauver le terreau du “made in Switzerland”. Au plaisir de vous lire.

  2. La référence aux miliards qui avaient été débloqués pour le sauvetage de l’UBS n’est pas petinente. L’UBS avait reçu en tout et pour tout 6 milliards de la Confédération, en prêts, qui ont été remboursés avec le paiement d’un intérêt élevé (donc un bénéfice pour la Confédération et tous les contribuables). Les 54 milliards de francs dont il est fait mention ici provenaient de la BNS, qui avait repris des actifs momentanément illiquides et sans valeurs, avec lesquels la banque s’était totalement fourvoyée. Au final, la BNS, via le Stabfund qui a liquidé ces actifs, n’a pas perdu d’argent.
    Avec la crise actuelle, la Confédération dépense des milliards en RHT et APG – absolument nécessaires, qu’on soit bien clairs – mais ils devront être remboursés par le contribuable. Dans la crise actuelle, personne n’est en outre responsable de la situation, si ce n’est que nous devons tous nous applieur à réduire au maximum les casses économiques.
    Pour UBS, le contribuable n’a finalement pas payé les milliards évoqués. Dans cette crise, nous devons soutenir l’économie, mais il y aura un prix. C’est une différence fondamentale par rapport à la crise financière de 2009, qui n’est donc pas du tout comparable.

  3. Ainsi, vous rejoigniez Mme Amstein, représentante du patronat, et tendez la main pour faire la poche des payeurs d’impôts.

    Mais avez-vous auparavant pensé à ceux que vous laissez au bord du chemin parce qu’ils sont atteints dans leur santé, homme et suisse. Non, pas un seconde ! Vous ne voyez d’ailleurs pas même de qui je parle.

    Alors non, si il n’y a pas un peu plus de un million par an pour les hommes suisse dont je parle, il n’y en a pas pour les entrepreneurs. Ce sont des grandes personnes qui prennent volontairement un risque et qui réussissent ou se plantent. Ils y en a qui ont choisi le bon secteur (informatique IT) et d’autres pas. Et dans un secteur donné il y a les bons (vous, j’imagine) et les mauvais.

    Il faut arrêter de soutenir des sociétés, qui de toutes les façon allaient faire faillite, comme on l’a fait ce printemps, et celles qui de toute façon fairont faillites. Pas de société zombies !

    Les employés, eux vous préocupent. Mais vous le faites parce que il y a des femmes et des étrangers.
    Et bien non, faisons comme lors du premier choc pétrolier, que les Gastarbeiter s’en retournent. Les “sans-papiers” doivent être expulsés. Leurs employeurs sanctionnés. Les extra-européens bénéficiant d’aide sociale privés de leur permis (la loi le prévoit). Les européens sans travail et chômage épuisé de même (L’ALCP ne s’y oppose). Les indépendants européens sans moyen de même, mais tout de suite. La loi fédérale sur les étrangers doit être modifiée et permettre le retrait de permis à ceux dont le mode de vie est le surendettement (ce qui revient à vivre au crochets des débiteurs impayés). Remarquez que tous les honnêtes étrangers dont la Suisse à besoin pourront rester et que d’autres pourront venir.

    Il n’y a pas un million pour des hommes suisses victimes d’une grossière injustice, alors il n’y a rien pour vos protégés. Ou alors vous leur donner votre argent. Pas le nôtre.

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