Mélodrame en trois actes

Ce texte a été écrit il y a quelques mois par nos résidents pour informer sur leurs recherches en cours.Il a été rédigé avant la crise du Coronavirus et ne prend pas en compte tous les changements récents dus à la crise du COVID -19. Nous le publions pour mieux faire connaître nos résidents qui sont au travail  –   à distance – mais dont les recherches restent d’actualité.
Les activités publiques de l’Institut sont elles suspendues jusqu’à nouvel ordre selon les décrets de loi italiens en vigueur.


Il y a un mois se jouait La Tosca au théâtre Costanzi, là-même où s’était tenu sa toute première représentation, le 14 janvier 1900[i]. Plus de deux siècles plus tard, l’œuvre[ii] ne cesse d’attirer les foules, partout dans le monde. Et Rome voyant affluer les foules du monde entier, le spectacle étincelle de lectures polyphoniques.

Tandis que l’orchestre porte les notes de Puccini, que les interprètes prêtent leur voix au livret de Giacosa et Illica[iii] dans des costumes et des décors reproduits d’après les croquis d’Adolf Hohenstein [iv], le mélodrame[v] suit son court ; toujours le même : un baryton s’interpose entre un ténor et une soprano. Ici, c’est le chef de la police, le baron Scarpia, qui veut profiter des charmes de la cantatrice Floria Tosca en condamnant son amant, le peintre Mario Cavaradosi.

Lunga storia breve, l’histoire se passe à Rome en juin 1800, le jour de la bataille de Marengo[vi]. Le premier acte, qui se déroule dans une chapelle de la Basilique Saint Andrea della Valle où Cavaradosi est affairé à un portrait d’une Marie Madeleine à qui il n’a pas prêté les traits de sa maîtresse[vii], s’ouvre sur l’apparition d’un évadé politique que le peintre promet d’aider quoiqu’il lui en coûte, jusqu’au prix de sa vie[viii].

Le deuxième acte se poursuit dans les appartements du Baron Scarpia, Palazzo Farnese ; où l’on assiste successivement à une scène de torture sur la personne du peintre, une tentative de viol sur celle de la cantatrice et un accord doublement fallacieux[ix], avant de se conclure par l’assassinat de Scarpia, poignardé par celle qu’il croyait prendre[x].

Au troisième acte, Tosca retrouve son amant au Castel Sant Angelo où elle lui confie le crime commis de ses mains[xi] et lui explique qu’il faudra feindre la mort lors d’une exécution mise en scène. Et puis ils s’enfuiront ensemble.

Evidemment, les supposées balles à blanc promises par l’infâme Scarpia n’en sont pas et Cavaradosi de s’effondrer mieux qu’un tragédien, sous le regard admiratif de l’héroïne qui déchante quand à son signal il ne se relève pas.

Poussée par les événements et les pas des soldats qui ont découvert le corps de Scarpia, Tosca saute du toit[xii].

Le public applaudit. Les acteurs viennent saluer. Les lumières se rallument, la salle se vide.  En attendant que les techniciens s’occupent de lui, le cyclorama de Rome regarde les spectateurs quitter le théâtre.

Dehors il y a ceux qui fument, ceux qui discutent et ceux qui se prennent en photo une dernière fois. Beaucoup sont vêtus avec attention : de beaux manteaux, de belles chaussures. Il est aisé de distinguer les romains des touristes, équitablement répartis[xiii]. Certains fredonnent le E Lucevan le stelle, d’autres Vissi d’arte vissi d’amore[xiv]. Moi c’est la voix blanche de l’air du berger[xv] qui m’a raccompagnée à travers les rues vidées par le soir et l’hiver.


[i] En fait la toute première Tosca fut présentée sur scène à Paris le 24 novembre 1987. C’était alors une pièce de Victorien Sardou dont le premier rôle fut composé pour Sarah Bernardt – rôle qu’elle honorera longtemps et qui finira par lui coûter une jambe mais c’est une autre histoire – ; elle même qui inspira à Puccini le désir d’en orchestrer l’adaptation.

[ii] S’agissant de la traduction littérale d’opéra, il me tenait à cœur de le souligner d’un italique.

[iii] Il est dit de la vie de ce dernier qu’elle rivalisait avec celles de ses personnages : si ses portraits le représentent toujours de trois quart, c’est qu’il aurait perdu une oreille de causes romantiques, au cours d’un duel.

[iv] Un partenariat avec la Casa Ricordi a rendu possible la reconstitution fidèle des scènes peintes selon la grande tradition italienne, d’après les plans originaux et jusqu’aux coups de pinceau typiques d’un croquis de scène ; participant aussi de la conservation de savoirs artisanaux antiques par leur application pratique.

[v] Gouverné par la passion et le romantisme, le mélodrame est une invention italienne du 17ème siècle qui définit une culture en clair-obscur. Visant tant à souligner la profondeur des émotions des personnages qu’à distinguer le bien du mal, les modèles masculins y sont virils et sensibles et les femmes bien que fortes meurent presque toujours à la fin.

[vi] Pour rappel et pour les cancres de mon espèce : Maria Caroline, sœur de Marie Antoinette, et son époux Ferdinand Ier des Deux-Siciles ont repris Rome grâce aux Anglais après qu’une république romaine ait été instauré par les troupes françaises. Ce jour du 14 juin voit s’opposer les armées de Bonaparte aux royalistes autrichiens à 500 km de là, ponctuant l’intrigue qui nous concerne de rebondissements inattendus (attention spoiler, les républicains finiront par l’emporter…)

[vii] Un détail qui a son importance puisqu’il servira à attiser et instrumentaliser la jalousie de Tosca. La peinture, qui représente une femme blonde aux yeux bleus – la sœur du fugitif – priant si fort qu’elle ne s’aperçoit même pas qu’elle sert de modèle à Cavaradosi s’inscrit dans la longue tradition des beautés opposées, claire ou obscure, ingénue ou sexuée.

[viii] À ces mots on sait déjà comment ça va se terminer : mal. Pire même qu’une prophétie auto réalisatrice puisqu’il ne parviendra même pas à sauver l’évadé qui préférera se pendre que de tomber aux mains de ses détracteurs.

[ix] Avec ses dispositifs modernistes de doublage et de répétition où le make believe est constamment remis au cœur de l’action, Tosca est l’une des premières performance sur la performance…

[x] À ce moment on n’éprouve pas l’ombre d’une miette de compassion pour celui qui déclarait plus tôt se réjouir de l’union forcée de la haine de Tosca au désir qui est le sien :

Quel tuo pianto era lava Vos larmes étaient du feu
ai sensi miei e il tuo sguardo qui coulait dans mes veines et vos yeux
che odio in me dardeggiava, qui me criaient votre haine
mie brame inferociva!  Enflammant mon désir !

[xi] Il lui baise alors les mains :

O dolci mani mansuete e pure, Ô douces mains, douces et pures,
o mani elette a bell’opre pietose, ô mains destinées à de nobles travaux,
a carezzar fanciulli, a coglier rose, faites pour caresser les enfants et cueillir les roses,
a pregar, giunte, per le sventure, jointes en prières pour les condamnés,
dunque in voi, fatte dall’amor secure, en vous, préservées par l’amour,
giustizia le sue sacre armi depose? la justice a placé son arme sacrée,
Voi deste morte, o mani vittoriose, vous avez donné la mort, ô mains victorieuses,
o dolci mani mansuete e pure! ô douces mains, douces et pures !

[xii] Dans le Tibre. Rejoignant et précédant là toutes celles et ceux qui ont disparu dans un paysage : Odette, Roberto, Duane, Anne, James, Thelma, Louise et les autres.

 [xiii] Cultivant l’amour du passé et des traditions, l’Opéra a ceci de fascinant qu’il cristallise le patrimoine des passions. Parce qu’il se donne dans un théâtre, celui-ci relève du spectacle de manière identifiée – une scène, des interprètes, un public – et c’est connu, les meilleures places, les places les plus chères ne sont pas celles d’où l’on voit et entend le mieux mais celles où l’on est vu. Ayant assisté à l’ensemble des représentations depuis des catégories différentes, j’ai pu observer l’assiduité du publique italien qui connaissait la trame par cœur, du parterre au poulailler. Un savoir qui relève aussi bien d’une participation identitaire que d’une forme de résistance, puisqu’on dit que ceux qui connaissent par cœur chansons et poésies sont libres, qu’ils auront toujours un endroit où se réfugier quoiqu’il advienne. Un rituel populaire et politique donc, dont les conditions d’expériences contemporaines se voient garnies ici à Rome (et ailleurs en Italie) d’un publique composé de touristes venus assister et prendre part à et cette grande représentation de la culture.

[xiv]
Vissi d’arte, vissi d’amore, J’ai vécu d’art, j’ai vécu d’amour,
non feci mai male ad anima viva! sans faire de mal à âme qui vive !
Con man furtiva Furtivement j’ai tenté d’alléger
quante miserie conobbi, aiutai. les souffrances que j’ai rencontrées.

Sempre con fé sincera, Toujours d’un cœur sincère,
la mia preghiera mes prières montaient

(…)

e diedi il canto agli astri, j’ai donné mes chants aux étoiles,
al ciel, che ne ridean più belli. au ciel, qui en riaient embellis.
Nell’ora del dolore perché, À l’heure du chagrin pourquoi,
perché, Signor, pourquoi, Seigneur,
perché me ne rimuneri cosi? pourquoi me récompenser ainsi ?

/

E lucevan le stelle ed olezzava Les étoiles brillaient, la terre embaumait
la terra, stridea l’uscio la porte du jardin grinça
dell’orto, e un passo sfiorava la rena… et des pas firent craquer le gravier de l’allée…
Entrava ella, fragrante, Elle entrait, parfumée,
mi cadea fra le braccia… et se jetait dans mes bras…
Oh, dolci baci, o languide carezze, Oh, doux baisers, tendres caresses,
mentr’io fremente je tremblais
le belle forme disciogliea dai veli! tandis qu’elle me révélait toute sa beauté !
Svanì per sempre il sogno mio d’amore… À jamais enfui mon rêve d’amour…
L’ora è fuggita… L’heure s’achève…
E muoio disperato! Et je meurs désespéré !
E non ho amato mai tanto la vita! Et jamais je n’ai tant aimé la vie !

[xv]

Io de’sospiri Tant de soupirs

te ne rimanno tanti t’ai-je adressé

pe’ quante foje autant qu’il y a de feuilles

ne smoveno li venti. balayées par le vent.

Tu me disprezzi, Tu me méprises,

Io me ci accoro ; Je suis d’accord ;

Lampena d’oro, Lampe d’or,

Me fai morir ! Je meurs pour toi !


Anaïs Wenger (1991, Genève) – Art visuels, écriture
A obtenu un MA (Work.Master) à la HEAD – Haute école d’art et de design à Genève en 2017. Elle a exposé en expositions individuelles et collectives en 2018 au LIYH & Art Genève (Genève); Plattform 18 (Kunstmuseum Langenthal); Théâtre du Loup/La Gravière (Genève); Espace Libre (Bienne); Centre d’art contemporain (Genève); Centre d’art Neuchâtel; One gee in fog (Chêne-Bougerie); FriArt (Fribourg); Tinguely Museum/Kaserne (Basel); 3353 (Carouge); Alienze (Lausanne); en 2017 au Solstice Art Center (Navan); Badenfahrt (Baden); Zabriskie Point (Genève). Elle a obtenu la bourse de la ville de Genève en 2018, le Prix Studer/Ganz Stiftung à Zurich en 2017 et a été nominée pour le Swiss Performance Price; Tinguely Museum/Kaserne (Bâle); Plattform18 (Kunsthaus Langenthal); New Heads – Fondation BNP Paribas Art Awards; LIYH/Art Genève awards. En 2019, elle a résidé à Project Space, Centre d’art Contemporain (Genève).

Rome au temps du Coronavirus

Le beau temps, l’atmosphère printanière à Rome est trompeuse.
Le jardin de la Villa Marini est tranquille, serein, rien ne bouge sauf les feuilles des palmiers dans une brise légère. Les bruits de la ville ont disparu et seuls les oiseaux et les perroquets conversent encore,  sporadiquement interrompus par une mouette ou une corneille qui essaient d’imposer leur loi.
Dans l’institut pourtant les signes de la désertion sont là : peu de bruit, pas de va et vient, pas d’agitation. Invisibles, les chercheurs sont cloitrés en bibliothèque et les artistes dans leurs ateliers.
Plus loin dans la rue, à deux pas de la Via Veneto, c’est pire encore. La rue quotidiennement encombrée d’un méli-mélo de bus touristiques est vide. Les stores des commerces sont baissés, les bars et les terrasses ont disparu. Quelques silhouettes isolées passent, souvent masquées. Nous sommes en mars, l’air est encore frais et ce désert urbain n’a rien de Ferragosto.

Entre la mauvaise série dystopique et le roman d’anticipation, le réveil à Rome ne ressemble à plus rien de connu : Au cœur de la ville, on sort de chez soi sans saluer personne car on ne voit personne, à perte de vue. Dans l’espace public, on se déplace dans le silence, plus de trafic mais des places de parking inutiles, plus de bar pour le café et ses mille déclinaisons, plus d’interpellations et de discussions entre inconnus.
Une vie sans la vie. Une capitale européenne, ville de près de 3 millions d’habitants, réduite à une pâle reproduction de son architecture, une maquette géante dans laquelle on aurait oublié d’installer les figurines des habitants.

Hier, dans la course aux mesures toujours plus restrictives, les files de taxis inoccupés s’allongeaient encore au coin des rues. Hier les portiers désœuvrés des grands hôtels espéraient trois visiteurs, un touriste oublié et masqué cherchait sa route sur Google maps, les bars désertés fermaient déjà avant les 18 heures fatidiques du quasi-couvre-feu.
Aujourd’hui, plusieurs hôtels ont fermés, les rares portiers en activité sont calfeutrés dans leur hall désert, les chauffeurs de taxi restent à la maison, les touristes se sont tous rapatriés. Aujourd’hui le personnel du supermarché et du tabac veille encore à l’approvisionnement, protégé par des gants de latex et des masques. On va faire ses courses (alimentaires et de première nécessité) avec un formulaire d’auto certification que les agents peuvent demander pour justifier chaque déplacement.

Je dois me rendre à l’évidence, j’ai bu hier mon dernier cappuccino al banco avant longtemps et c’est le moindre mal dans une nouvelle vie sans écoles, sans cinéma, sans musée, sans expos, sans concerts, sans coiffeur, sans fitness, sans diner entre amis et sans resto. On positive et on est respectivement heureux 1) d’être en bonne santé sans symptômes préoccupants 2) que les résidents, le personnel et les amis soient en bonne santé 3) que les plus de 60 et les nonni soient en bonne santé 4) d’avoir mis la main sur un bon stock de lotion antibactérienne pour tout l’Institut 5) d’avoir un abonnement Netflix 6) de gérer un équipe qui ne panique pas ou pas trop 7) que les kiosques à journaux restent ouverts.

Aujourd’hui l’institut avance en formation réduite, ceux qui peuvent travailler de loin sont à la maison, l’énergie se canalise sous d’autres formes, les ados privés de contacts mais pas de devoirs ont lancé le goûter virtuel pour se connecter en groupe, l’aperitivo et les leçons d’italien se font par skype, chacun s’ouvre un compte zoom et la réflexion pour digitaliser les activités est lancée.

En dehors de notre petit pré carré, de la gestion de crise au jour le jour, on sait qu’on devra demain relever la tête et se préoccuper – entre autres – de la signification du bulletin quotidien des morts et des infectés, des hôpitaux surchargés, du sens civique, de la solidarité européenne et du long terme, de la peur qui pointe et des lendemains pas vraiment enchantés qui s’annoncent.


Joëlle Comé est directrice de l’Institut suisse. Au bénéfice d’un Master en cinéma et culture de l’INSAS (Bruxelles), elle a une longue expérience dans la conduite de projets culturels internationaux, l’encouragement à la culture, la formation artistique et la politique culturelle. Joëlle Comé a commencé son parcours professionnel au CICR – Comité international de la Croix-Rouge. Après plusieurs années comme déléguée dans des pays en conflit sur 3 continents, elle devient productrice et réalisatrice de films documentaires et institutionnels au siège de Genève. Elle rejoint ensuite l’ECAL (Lausanne) en tant que responsable du département cinéma, puis fonde et dirige sa propre compagnie de production cinématographique. En 2007 elle est nommée Directrice des affaires culturelles du Canton de Genève. Depuis 2016 elle est directrice de l’Institut suisse à Rome.

Milan. Milan.

Café à 1 euro. Ne pas s’asseoir, rester debout, boire en vitesse. Conduire vite, se dépêcher. S’asseoir. Manger. Marcher vite, conduire vite, se dépêcher. Travailler. Travailler. Travailler. Marcher vite, conduire vite, se dépêcher. Aperitivo. Speak Italian ? Un poco. Parler vite, boire vite. Manger. La nuit vient de tomber. Trouver un bar. Donnez-moi votre carte. Parler vite, marcher vite, conduire vite. Ciao.

Milan se révèle une ville ouverte. Je regarde avec émerveillement l’ancien, le traditionnel, côtoyer l’ultra-moderne, la tendance au-delà de la tendance. Sans transition, maladroitement juxtaposés. Des styles contradictoires reliés par des rues pavées où les voitures dévalent sans complexe, klaxons hurlants, souvent sans raison ; une symphonie du chaos. En contrepoint à l’agitation ambiante, les Milanaises, au top de l’élégance, semblent déambuler sans bruit dans les méandres de la métropole. Mes collègues italiens me disent que je ressemble à une « mamie suisse du design ». Je ne le prends pas mal.

Je m’exprime dans un italien approximatif pour essayer de créer des contacts, nouer des liens, trouver ma place. Pas de chance. Je m’exprime dans un italien approximatif pour essayer de créer des contacts, nouer des liens, trouver ma place. C’est fait. Ici, « no » ne veut pas dire « non ». Un feu rouge ne veut pas dire stop, l’absence de places de parking ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place pour se parquer, un menu n’est pas une liste figée des plats servis, mais un guide des produits disponibles en cuisine. Je pourrais m’y faire.

Dans ce pays, la zone grise est vaste et quand vous l’avez compris, les possibilités sont illimitées. L’absence de règles fait la règle. Il faut demander sans demander. Il n’y a pas de simple transaction avec un client, les relations sont valorisées, appréciées. J’ai déjà quelques contacts, mes projets semblent réalisables et Côme, avec son lac et ses usines textiles, n’est qu’à un jet de pierre d’ici. Je m’en rapproche petit à petit, le cœur battant.

A Milan, se faire plaisir c’est vivre et vivre est permis. Trop est tout juste suffisant et ça me convient parfaitement. Je me fais plaisir dans la surabondance milanaise. Le timing est parfait ; mes recherches sur l’absurde et mon questionnement sur la fonctionnalité dans le design ont toute leur place ici. Je suis là où je dois être.


Tania Grace Knuckey (1987, Genève) – Design textile et art visuels
Elle est diplômée à la Design Academy d’Eindhoven en 2009 et au Royal College of Art de Londres en 2012 avec un Master en textiles techniques mixtes. Elle a obtenu de nombreux prix, dont la bourse Marianne Straub Travelling du Royal College of Art en 2011, le prix The Future of Beauty en 2012 de l’International Flavours and Fragrances (IFF) et le premier prix pour les meilleurs tissus intérieurs de Textprint. De 2017 à 2019, Tania a été sélectionnée par la Ville de Genève pour une résidence à la Maison Des Arts du Grütli.

Sensibilités polymorphiques et sexe moléculaire

Installation vidéo et performance

Les paléontologues comprendraient peut-être l’époque actuelle comme le résultat d’une expérience sexuelle ratée. Mon prochain travail présente un certain nombre de propositions sur la façon dont les conceptions récentes de la molécularisation du corps pourraient se cristalliser dans une redistribution du sensible. La mobilité du plaisir et du savoir en tant que capital, l’expansion des chaînes d’approvisionnement mondiales et les transformations des systèmes écologiques ont toutes des répercussions sur les relations humaines et les configurations politiques. Ces nouveaux ordres économiques et sociaux ont largement bénéficié des progrès de la recherche moléculaire, de la biologie hormonale et libidinale, de la virologie et du sexe/design. J’entends la molécularisation du corps comme la pénétration croissante de nos corps par des micro et nanostructures artificielles, afin de fournir des ensembles de données pour des applications économiques et politiques.

Par exemple, notre matériel biologique est utilisé pour former la base de l’invention de nouveaux corps physiques et artificiels et explorer comment leur sexualité pourrait fonctionner. Les nanotechnologies façonnent aussi l’expérience humaine du plaisir par des interventions techniques et biomédicales.

Comment ces scénarios, dans lesquels le corps est jeté dans un monde moléculaire imprévisible, peuvent-ils mettre en scène des situations particulières permettant de réordonner les régimes sex/design actuels en faveur d’une micropolitique du sensible ?

Dans ce contexte de transformation du monde par les corps moléculaires, mon installation vidéo Molecular Sex propose un robot sexuel, physiquement et numériquement mis en scène, visant à libérer des visions normatives et technologiques des relations intimes.

Je m’intéresse particulièrement au lien entre le sexe, le plastique et la non-reproductivité.

Je mets en question les processus chimiques-biotiques-économiques que les rencontres humaines (et plus qu’humaines) avec les plastiques mettent en mouvement. Les plastiques connotent les métamorphoses indéfinies à tel point qu’ils perdent leur substance, leur matérialité, pour devenir matière malléable, une réalité virtuelle. Les objets du plaisir sexuel sont chimiquement liés aux plastiques, dans leur texture moléculaire, et rendent possible les indifférenciations sexuelles. Lorsque les bactéries pénètrent dans les composites plastiques, elles sont synthétisées pour produire de nouvelles formes de vie et accomplir des tâches technologiques. Des agencements changeants de molécules émergent de l’enchevêtrement de ces matériaux avec les plastiques.

Tout au long de l’œuvre, le robot, travailleur du carbone, apprend son existence en tant qu’être technoïde trans/matériel et, ce faisant, transforme les principes existants du plaisir. Il se comporte comme une étoile de mer fragile, un animal sans cervelle des grands fonds dont le corps est un système optique et sensuel en constante métamorphose. Puis, comme un hôte de la bactérie Wolbachia, il déforme l’amour et le sexe, dont les fluides corporels agissent comme des bombes intelligentes pour la spéciation aléatoire. Les plastifiants en forme d’hormones voyagent dans le corps jusqu’à ce qu’ils rencontrent un récepteur sur une cellule dont la forme complète la leur. Ces nouveaux ” corps en construction ” queer (Hawaway/Harvew) sont des conjonctures desquels des possibilités politiques peuvent émerger incluant des nouveaux matériaux ainsi que de nouveaux modes de travail.

Ces modes d’action sont générateurs d’occasions et d’effets politiques concrets, comme l’est devenu le Mouvement Sud-Africain Intersexuel. Après tout, il semblerait que l’exigence la plus urgente pour l’humanité soit un ordre politique qui corresponde aux pratiques techno-scientifiques corporelles. Dans les refuges ou espaces pour les formes de vie indisciplinées, les foyers pour invertébrés, les microbes techno-queer et les formes de vie doivent également être inclus. Il n’existe pas encore d’économie des transformations technologiques des désirs polymorphes, affinités liées au sexe et travail reproductif. C’est à nous qu’il incombe de créer des systèmes dans lesquels ces nouveaux ordres libidinaux peuvent trouver une place, pour affirmer le présent et l’avenir des réseaux non/humains d’affinités et leurs temporalités communes. Comment des êtres humains, en tant que partie intégrante de ces processus matériels, peuvent-ils modifier les pratiques et les conceptions de la politique ? Ces possibles de la politique se situent dans des formes de travail qui transforment et concrétisent les pratiques quotidiennes dans leur spécificité dynamique et les collectifs micro-matériels de la vie microbienne.


Johanna Bruckner (1984, Vienne) – Art visuels
A obtenu un MA in Fine Arts à la Hochschule für Bildende Künste (HFBK) à Hambourg. Elle a exposé récemment à 57ème Biennale de Venise, Despar Cinema Teatro; CAC-Centre d’art contemporain, Genève, (2019); galerie EIGEN+ART Lab (Berlin); 16. Biennale de Venise, Exposition internationale d’architecture, Venise; Galerie Reflector Contemporary (Berne); Deichtorhallen Hamburg; Sammlung Falckenberg (Hamburg), (2018), Migros Musem für Gegenwartskunst (Zurich); KW – Institut d’art contemporain (Berlin), (2017), Musée d’art contemporain Villa Croce (Gênes), (2016). Elle a donné des conférences dans différentes universités et institutions, dont la Bauhaus-Universität Weimar, l’Ecole d’art et design de Lucerne, la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK), le Bâtiment d’art contemporain (BAC) à Genève. Pour son travail elle a reçu de nombreuses bourses d’études, a reçu le Hamburg Stipendium for Fine Arts (2016), elle est actuellement membre du Banff Center for Visual Arts au Canada et a été nominée pour un College Fellow in Media Practice à la Harvard University, USA. Elle enseigne au MA of Arts in Fine Arts à la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK) et à la Hochschule der Künste Bern HKB.

À Rome, le regard porté sur la Méditerranée

Après un accueil en chaleur et en lumière, voilà que mon premier semestre à l’Istituto touche à sa fin. Le soleil et les 20 degrés ont perduré jusqu’en novembre : Il faisait bon se laisser aller, dolce vita et tutti quanti. L’été indien rendait les terrasses bien agréables même en période automnale avancée. À présent, la grisaille s’est installée avec sa pluie, voire ses déluges même par moment.

Maintenant que je vis au sud des Alpes, Venise me parait tout à coup moins lointaine. L’autre jour, la salle du conseil régional de la ville s’est fait inonder quelques minutes après le refus du conseil de mettre en place des mesures pour lutter contre le réchauffement climatique.

Malgré la pluie et peut-être aussi grâce à l’endurance du beau temps jusqu’à tard dans l’année, la Méditerranée centrale – théâtre de ma recherche doctorale – a continué de recevoir des dizaines de bateaux fuyant la Libye.

Les navires d’ONG – du moins ceux qui ne sont pas séquestrés ou criblés d’amendes – ont effectué des sauvetages périlleux ces dernières semaines. L’autre jour, le navire allemand affrété par l’ONG Sea Eye et baptisé d’après le défunt Alan Kurdi, s’est fait menacer par une milice libyenne alors que l’équipage tentait de sécuriser un pneumatique surchargé. Deux personnes sont encore portées disparues, on ne sait pas si elles ont été kidnappées par la milice ou si elles se sont noyées dans la confusion. Cet épisode rappelle à quel point ce qui se passe en Libye entre forces étatiques ou pseudo-étatiques, militaires ou liées à des groupes insurgents, et où les vies humaines sont devenues des marchandises dans une économie de la détention, reste flou.

Ma recherche tente de comprendre les conditions politiques et sociales qui permettent à l’Union européenne de collaborer avec un partenaire aussi contesté – la garde côtière Libyenne – dans ses efforts d’externaliser le contrôle migratoire. Une partie empirique de ma recherche se déroule à Rome, où un certain nombre de contentieux juridiques sont en cours pour essayer d’incriminer l’Italie pour son soutien logistique et formateur aux gardes côtes libyens.

Je démêle donc ces politiques de soutien souvent liées à des financements classés sous l’angle développement et coopération, alors même que la gestion de la migration devient de plus en plus sécurisée. En parallèle, je construis une réflexion sur la question de la responsabilité quant aux conséquences de ces politiques d’externalisation.

À travers ma recherche, je suis quotidiennement confrontée à des descriptions de situation ou à des histoires maculées de violations de droits. Parmi les plus spectaculaires : torture, dépravation de liberté, refoulement. En Libye une économie de la détention s’est maintenant développée. Le trafic d’êtres humains y est monnaie courante. Les refoulements vers cet enfer, lorsque quelques-uns parviennent à s’en échapper, sont quasi systématiques. C’est un des résultats de la politique d’externalisation de l’Union Européenne à travers son soutien aux gardes côtes Libyens. Entre 2014 et 2015, l’Italie avait pourtant mis en place des mesures de sauvetage notables. En finançant Mare Nostrum¹, elle avait permis à la marine italienne de venir en aide aux embarcations en difficulté. Les moyens existent pour agir face aux milliers de noyés qui périssent en mer chaque année. Ces morts sont donc évitables.

Dans L’Orientalisme, Edward Said fournit des outils analytiques qui nous permettent de démêler les discours à l’œuvre dans la construction d’une hiérarchie de la valeur des êtres humains. Sa théorie est liée à la représentation historique de l’Altérité – en l’occurrence, de l’Orient. Ces représentations ont été construites par des décennies de productions savantes et artistiques, qui ont fixé la différence par le biais du texte, de l’image ou même du film. L’Orientalisme nous aide à comprendre quelles vies comptent, et lesquelles un peu moins et surtout, quels processus historiques ont contribué à cet état de fait. Dans un même sillage, la philosophe Judith Butler se demande quelles vies sont dignes d’être pleurées, en théorisant les processus de déshumanisation en temps de guerre.

C’est la création orientaliste de l’altérité qui contribue à nous rendre moins concernés par les morts en Méditerranée. Ces Autres ne peuvent finalement pas être véritablement civilisés lorsqu’ils entrent dans ces embarcations périlleuses ; toute personne rationnelle sait qu’elle risque de se retourner à la première vague ! Ces Autres ne peuvent pas être dignes de ‘notre’ protection, en traversant le désert puis la mer pour chercher une vie meilleure, frappés par le mirage d’un Occident paradisiaque.

L’Orientalisme de Said aide à déconstruire les forces et les mots qui catégorisent la mort des Autres comme étant moins digne d’être pleurée. L’externalisation du contrôle de la frontière m’interroge, car elle dissout la responsabilité pour la mort en mer. En rendant possible le sauvetage en mer par des milices, les institutions qui détiennent la force de frappe financière et politique gardent leurs mains propres.

Un article que la philosophe et critique Naomi Klein a rédigé pour la revue de la London Review of Books, m’a récemment interrogé. Il est intitulé « Laissez-les se noyer » (Let them drown). L’auteure y expose la violence liée à la construction de l’altérité dans un monde qui se réchauffe. Elle argumente que la problématisation de la catastrophe climatique doit être élaborée avec la sagesse de penseurs postcoloniaux comme Edward Said. Pourtant, pour un Palestinien comme Said, les soucis liés à la terre tournaient davantage autour de sa confiscation et son annexion plutôt qu’autour de l’accroissement de son aridité et de sa désertification. Les inquiétudes environnementales sont facilement éclipsées par des maux plus immédiats, tels que la guerre et l’occupation dit-elle, mais nous devons les penser ensemble.

Ici en Italie où la pluie continue de tomber, je suis sans cesse ramenée à la mer. La mer qui monte, menaçante dans son Aqua Alta à Venise. La Méditerranée qui sert de médiatrice dans les conflits sociaux, surface sur et sous laquelle le pétrole et le gaz libyen circulent, sur laquelle les gens prennent la fuite et sous laquelle ils meurent d’une mort évitable. L’or noir peut continuer à circuler sans entraves, c’est aux personnes qu’on a fermé les portes.

Pour moi aujourd’hui à Rome, penser l’externalisation c’est penser ensemble les arrivées des bateaux sur les côtes des îles italiennes, les portés disparus au large de ces terres et les inondations qui ont frappé les villes italiennes. Car c’est aussi la construction de cette l’altérité qui a facilité – en justifiant l’entreprise coloniale – l’arrachement de tout ce carbone des sols lointains pour le propulser au ciel.

 

[1] Opération militaro-humanitaire visant à dissuader les passeurs, mais surtout à opérer des sauvetages dans les eaux internationales de la Méditerranée centrale


Kiri Santer (1991, Lausanne) – Anthropologie juridique et sociologie politique
A fait ses études en langue et civilisation arabes, littérature comparée et anthropologie aux universités de Genève et de Neuchâtel. Elle a obtenu un MA en Anthropologie et Sociologie à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres en 2015. Doctorante en sociologie politique et anthropologie juridique à l’Université de Berne avec une bourse Doc.ch du Fonds national suisse de la recherche scientifique, elle a l’intention de mener des recherches à Rome sur le pouvoir croissant de la Garde côtière libyenne et la récente transformation des frontières extérieures de l’Union européenne en Méditerranée centrale. Depuis 2017, elle est assistante de rédaction de la revue Anthropological Theory.

Nouveaux paysages de plastique

Dans les années 1960, l’Italie vit une période de forte croissance économique. Ce phénomène, dit aussi « il boom », transforme la réalité sociale, culturelle et matérielle de l’époque. En témoigne le film homonyme de Vittorio De Sica qui dresse le portrait d’un jeune homme se perdant dans un style de vie effréné, rythmé par la consommation jusqu’à envisager de vendre ses propres yeux pour rembourser les dettes ainsi accumulées.

Les produits du design industriel deviennent les emblèmes du miracle économique. Le culte de l’objet se traduit dans un « nouveau paysage domestique » – qui donne lieu à une importante exposition au Museum of Modern Art à New York en 1972 – marqué par un véritable engouement pour les matériaux industriels et plus particulièrement pour les substances synthétiques. Parmi tant d’autres objets en plastique qui prennent alors place dans les foyers, on peut  citer les unités de rangement empilables en plastique ABS d’Anna Castelli Ferrieri pour Kartell, les lampes en PVC de Cini Boeri ou encore ses fauteuils Bobo, Bobolungo et Boboletto en polyuréthane, ainsi que son canapé extensible Serpentone, vendu au mètre. Nombreux sont les objets qui, par leur apparence ou le choix de leur matériau, remettent en question les notions de bon goût et critiquent plus ou moins ouvertement les valeurs capitalistes et consuméristes de l’après-guerre.

Dans le champ de l’art, on peut constater des préoccupations similaires. Les artistes redéployent non seulement les images et symboles du boom, mais reflètent aussi les conditions de production industrielle et les logiques de consommation, notamment par l’emploi de nouveaux matériaux tels que les polymères. À Rome la peintre Carla Accardi découvre au milieu des années 1960 un film plastique transparent dont on lui avait envoyé un échantillon. Le Sicofoil devient alors son matériau de prédilection – à tel point que le nom de cette matière, qui n’est plus produite de nos jours, est aujourd’hui inextricablement lié à sa pratique. Carla Accardi figure certainement parmi les exemples les plus connus, mais bien d’autres artistes romaines travaillent également avec des polymères durant les années 1960 et 1970 : Laura Grisi utilise du plexiglas et d’autres matériaux industriels tels que le néon et l’aluminium afin de créer des « peintures variables » pouvant être manipulées par le public. Tomaso Binga pour sa part, recycle des emballages en polystyrène dans des portraits-collages qui remettent en question la représentation des femmes.

Les œuvres de ces artistes seront au cœur de mes recherches durant mon séjour à Rome, dans l’objectif d’avancer ma thèse de dissertation sur les matières synthétiques dans l’art des années 1960 et 1970. J’ai choisi de me focaliser sur des artistes femmes afin de contrer un discours androcentrique concernant les matériaux industriels. Dans le contexte de ces pratiques féminines et féministes, il s’agira aussi de réfléchir sur la signification des polymères en relation avec les espaces de production et de reproduction sociale, tels que les lieux de travail, les foyers et les écoles, entre autres…Mais aussi d’étudier la question de la reproductibilité et de la « production » d’êtres humains, en incluant la maternité comme sujet artistique et l’enfance comme catégorie politique ; ou encore l’idée de répétition, que ce soit comme geste artistique ou dans le quotidien, notamment dans le travail domestique et affectif.

Ces idées habitent mes pensées du moment et s’articuleront au fil de mes recherches, lectures et rencontres romaines – avec l’aide, il faut bien l’avouer, d’un ou deux cafés dans un gobelet en plastique.


Charlotte Matter (1983, Lyon/Zurich) – Histoire de l’art
A obtenu son diplôme de MA en histoire de l’art à l’Université de Zurich en 2015. Elle est assistante de recherche à l’Institut d’histoire de l’art de l’Université de Zurich, où elle coordonne le programme de Master “Art History in a Global Context”. Elle travaille actuellement à une thèse de doctorat sur le plastique comme matériau dans l’art dans les années 1960 et 1970, avec un intérêt particulier pour les œuvres de deux artistes qui ont travaillé à Rome : Carla Accardi (1924-2014) et Laura Grisi (1939-2017). Pour ce travail, elle a reçu une bourse d’un an de la Bibliotheca Hertziana pour le projet de recherche « Rome Contemporary », qui débutera en septembre 2019.

L’Institut Suisse et l’espace de l’histoire

La profession d’historien ne fait guère exception. Ancrée dans son temps, conditionnée par la société qui l’entoure, elle a été profondément atteinte par l’arrivée d’internet. Plus qu’atteinte, elle en a été transformée. Transformée, car ses sources, les livres, les images et même les documents d’archives, autrefois si difficiles à trouver, sont désormais à la portée de tous, pourvu que l’on sache chercher. Mutation radicale que celle-ci qui interroge les pratiques des historiens, qui interroge surtout leur rapport à la matérialité des sources, à l’espace, aux lieux où l’histoire s’est faite : peut-on écrire une histoire dont les bases et les limites sont fixées par l’immatériel ?

Historien du XVIIIème siècle et de la Grande Révolution, cette question me traverse et m’interroge puisque, fellow à l’Institut Suisse de Rome, j’ai la possibilité de parcourir les mêmes chemins qu’ont empruntés il y deux-cent vingt ans les soldats de l’armée d’Italie entrant dans la capitale de la Chrétienté. Elle m’interroge car par un jeu de miroir ces palais, ces rues, suscitent en moi des questions que j’avais jusque-là minorées, voire ignorées : qu’ont-ils éprouvé en marchant devant les richesses du Pape et de la grande aristocratie romaine, ces enfants d’une République naissante qui les avait arrachés aux clochers de Normandie, de Bourgogne et d’Auvergne pour conquérir l’Italie (et la Suisse), sous les ordres de Bonaparte, de Berthier ? Comment ont-ils regardé cette ville vieille de deux milles ans d’histoire, cette ville avec le plus grande patrimoine libraire d’Europe et du monde, ces hommes de vingt ans à peine alphabétisés, fils des champs et de la terre ? Surtout, comment se sont-ils réappropriés cette immense richesse culturelle pour la mettre au service de la souveraineté populaire, ces hommes, leurs commandants et les savants qui les accompagnaient ? De par ma présence à Rome, ces questions jusqu’ici théoriques s’agencent différemment, leur hiérarchisation évolue autant que mon intelligibilité du réel se modifie.

Dès lors, puisque ma recherche consacrée aux pratiques culturelles de la (courte) période républicaine à Rome évolue dans un rapport dynamique avec la ville qui m’entoure, mon séjour au sein de l’Institut Suisse se révèle crucial. Il était déjà important car il offrait une occasion unique pour un chercheur qui travaille en Suisse de suivre les activités du monde académique romain, tout en connaissant des collègues internationaux. Crucial il le devient car en raison des conditions de travail offertes à ses fellow, il permet de réinvestir la ville et de créer ainsi une sorte de jeu de miroir permanent, de réinventer la recherche, en l’ancrant et en étayant le raisonnement dans un espace physique, qui est aussi un espace historique. En ce sens, l’Institut Suisse est donc bien plus qu’un lieu d’accueil, il est un véritable laboratoire qui permet à l’historien que je suis de dépasser les limites immatérielles imposées par les conditions de recherche actuelles et d’emprunter le chemin de la réflexion historique.


Francesco Dendena (1981, Milan/Paris) – Histoire moderne
A étudié histoire à l’Université de Milan et a obtenu un doctorat en histoire en 2010 en co-tutelle entre l’EHESS de Paris et l’Université des études de Milan. En 2012, il a obtenu le Prix François Furet, décerné par l’EHESS pour sa thèse de doctorat. Il travaille actuellement sur un projet post-doctoral avec l’Università della Svizzera Italiana, dans le cadre du projet “Milan and Ticino (1796-1848). Shaping spatiality of a European Capital” (Fondo Nazionale Svizzero-Sinergia). Le projet de recherche qu’il entend développer à Rome concerne les bibliothèques et la politique du livre dans la Rome jacobine (1798-1799), dans le but d’étudier les transformations introduites par l’invasion française et l’expérience républicaine sur le système des bibliothèques publiques dans la Rome papale.

Historien spécialiste de la Révolution française
Membre associé du groupe de travail :
« Milan and Ticino (1796-1848). Shaping the Spatiality of a European Capital »

Retour à Rome

La première fois que je suis venue à l’Institut suisse de Rome, c’était lors d’un voyage d’études. Notre guide, professeur de latin, y avait séjourné trois ans. Du haut de la tour de la villa Maraini, j’ai découvert la Ville, qui étalait ses églises et ses terrasses ocres à perte de vue. Je me suis jurée de revenir. Ce fut une dizaine d’années plus tard, pour travailler sur ma thèse. Notre volée était une bonne cuvée, joyeuse et curieuse, et le mélange entre artistes et scientifiques a pris comme une formule magique helvétique. Plusieurs sont devenus des amis, des parrains, des marraines. Je suis revenue souvent, toujours avec le sentiment de rentrer à la maison. En 2008, c’était pour les 60 ans de l’Institut, et nous avons lancé AMA ISR, l’Association des membres et amis de l’Institut suisse de Rome. Me voici aujourd’hui de retour comme « Senior Fellow ». Du cinquième étage, j’ai passé au quatrième, d’une chambre à un appartement avec terrasse et vue sur le Casino Ludovisi. Je ne reçois plus la visite de mes parents, mais celle de mes enfants.

Les membres actuels me demandent ce qui a changé depuis 20 ans : beaucoup. L’Institut bouillonne d’événements, l’équipe a doublé, des antennes se sont ouvertes à Milan et à Palerme, les bureaux de l’administration sont montés d’un étage, la bibliothèque est descendue, les fauteuils du Corbusier ont disparu. Les salons accueillent désormais les expositions, le dîner d’inauguration se sert dans le grand escalier de marbre sous le portrait en pied de la comtesse.

Et Rome ? Je l’ai connue en meilleure forme. Elle croule sous les touristes et les déchets. Les poubelles débordent sur les trottoirs défoncés. Autour de la via Ludovisi, beaucoup d’enseignes ont fermé. Partout, des panneaux « Vendesi ». Le Café de Paris se déglingue tristement derrière son grillage. Les ruines antiques, elles, ressuscitent. Elles offrent des visites virtuelles époustouflantes. J’ai eu des frissons à voir se redresser la faramineuse Domus Aurea et à me promener dans la maison d’Auguste. J’ai découvert la Crypta Balbi et son méandre de couches millénaires. J’ai refait, comme à chaque fois, le chemin des Caravage. Et puis il y a le parc de la villa Borghese, avec ses grands pins et son animation, le dimanche, quand les Romains s’y retrouvent en famille ; les horloges aux heures fantaisistes, qui démultiplient le temps à chaque coin de rue ; la bonne humeur des gens, convaincus que leur ville est éternelle ; cette lumière unique ; ce ciel bleu, traversé de ballets d’étourneaux, de mouettes et de perroquets acidulés. Leurs cris dominent les klaxons exaspérés et le ronflement des bus de touristes parqués devant l’Institut. Le soir, j’entends les grillons dans le jardin et les rires qui descendent des fenêtres ouvertes de la cuisine du cinquième. Ils me disent que les nouveaux membres, là-haut, mangent ensemble, se racontent leur vie, leurs rêves, et partagent gaiement autour de quelques bouteilles de vin le bonheur d’être à Rome.


Danielle van Mal-Maeder est Professeure ordinaire de langue et littérature latines à l’Université de Lausanne et Présidente de l’Institut d’archéologie et des sciences de l’Antiquité.
Après des études à l’Université de Lausanne, elle a fait sa thèse à l’Université de Groningue aux Pays-Bas. En 1995-1996, elle a séjourné comme membre à l’Institut suisse de Rome. Elle y a organisé des événements scientifiques liés à ses recherches, qui portent principalement sur le roman antique et la rhétorique. Actuellement en congé scientifique, elle profite de son séjour à Rome pour rédiger des articles et pour élaborer un projet de recherche sur la renaissance des exercices de rhétorique antique en milieu scolaire et universitaire.

Rome et le Proche-Orient ancien : quand l’histoire devient futur

Rome et plus généralement l’Italie, bénéficie d’une grande tradition « Orientaliste ». Un terme aujourd’hui considéré paternaliste à cause de son origine colonialiste, utilisé autrefois par les érudits occidentaux pour définir les études sur l’histoire, la société, les langues et les cultures asiatiques. Cette tradition a ses racines dans les premières et glorieuses explorations de l’Asie occidentale. Ainsi les cas du voyageur vénitien Giosafat Barbaro (XVe siècle) ou du jet-setter romain Pietro della Valle (XVIIe siècle), qui les premiers ont apporté à l’Europe des témoignages de cultures anciennes et oubliées.

Actuellement, Rome héberge de nombreuses institutions d’intérêt orientaliste qui ont énormément contribué au développement des études historiques, philologiques et archéologiques du Proche-Orient ancien (POA). A La Sapienza – Università di Roma (plus grande université européenne en termes de nombre d’étudiants inscrits et de personnel employé), au moins quatre générations de savants ont contribué à faire de cette université l’un des centres d’Archéologie du POA et de l’Assyriologie les plus importants au monde. C’est aussi, le lieu de fondation de l’Histoire du POA comme discipline indépendante. À ce jour, les départements de Scienze dell’Antichità et Istituto Italiano di Studi Orientali se composent de nombreux professeurs et chercheurs (résidents ou invités) qui sont promoteurs d’intenses activités archéologiques aussi bien en Iraq (Tell Abu Shahrain/Eridu, Tell Abu Tbeirah, Tell Surghul/Nigin) que dans d’autres pays du Proche-Orient (Turquie, Syrie, Palestine, Iran). On trouve aussi l’enseignement de disciplines relatives au POA dans d’autres universités de la capitale, telles que l’Università degli Studi Roma Tre, l’Institute Oriental Pontifical et l’Institut Biblique Pontifical. Ce dernier abrite également l’une des plus grandes bibliothèques d’intérêt assyriologique en Europe : ses couloirs et locaux réunissent de nombreux érudits internationaux qui exploitent les ressources qui sont y conservées.

Des autres institutions non universitaires complètent le vaste panorama romain et collaborent à la recherche, à la conservation et à la diffusion du patrimoine culturel du POA. C’est le cas de L’Istituto di Studi sul Mediterraneo Antico (ISMA) au sein du Consiglio Nazionale delle Ricerche, ainsi que du Museo Nazionale d’Arte Orientale (MNAO) et de l’Associazione Internazionale di Studi sul Mediterraneo e l’Oriente (ISMEO – Istituto per l’Africa e l’Oriente, IsIAO).

L’Istituto Svizzero offre à ses résidents un ancrage et la possibilité d’établir un contact direct avec ces réalités culturelles, dont la coexistence constitue un cas extrêmement rare. C’est donc un privilège pour l’auteur de ces lignes, un Assyriologue, de développer un projet de recherche dans cette institution.

Contrairement à ce qu’on peut souvent imaginer, l’Assyriologie est un domaine d’étude extrêmement vaste qui examine la production écrite – et donc la culture – de nombreuses populations du POA réunies par l’écriture cunéiforme. L’horizon chronologique couvert par cette discipline dépasse les trois millénaires d’histoire (de la fin du IVe millénaire av. J.-C. au début du Ier millénaire ap. J.-C.), dans une région géographique qui a la Mésopotamie comme centre (correspondant grosso modo à l’Iraq d’aujourd’hui) et qui s’étend du Levant et de l’Anatolie à l’Ouest à l’Iran et l’Asie centrale à l’Est. Les genres textuels intéressés par l’écriture cunéiforme sont très variés et couvrent – entre autres – littérature, religion, médecine, astronomie, textes lexicaux, juridiques et scolaires. L’administration et l’économie sont toutefois les genres les plus répandus dans un patrimoine textuel qui compte des centaines de milliers de documents. Mes principaux intérêts de recherche concernent précisément ces genres et particulièrement la gestion des terres agricoles dans la Mésopotamie du IIIe millénaire av. JC. La paléographie (c’est-à-dire l’étude de l’évolution des signes cunéiformes à travers le temps et l’espace) et la géographie historique (la reconstruction du paysage naturel et anthropique à partir d’un certain contexte culturel) constituent d’autres points d’intérêt de la recherche que je vais mener ici pendant cette année romaine.

À cette fin, la résidence à la Villa Maraini, élégant cadre architectural de l’Istituto, garantira sans aucun doute une expérience de recherche positive, qui enrichira encore le paysage culturel de la Ville éternelle, vers un futur toujours plus romain des études assyriologiques et du Proche-Orient ancien.


Armando Bramanti (1989, Palerme) – Assyriologie
Après un BA en Histoire (2010) et un MA en Archéologie à Sapienza – Università di Roma (2012), a obtenu un doctorat en Assyriologie en co-tutelle entre Sapienza et Friedrich-Schiller-Universität Jena (2017). Après de nombreuses périodes de recherche pre- et post-doctorale en Italie, Allemagne, Espagne et États-Unis, il a travaillé à l’Université de Genève, grâce à une bourse d’excellence de la Confédération suisse (ESKAS), sur un projet de paléographie cunéiforme. Sa recherche à l’Istituto Svizzero portera sur la géographie historique du troisième millénaire dans le sud de la Mésopotamie. Il est également impliqué dans la préparation de la publication sous forme de monographie de sa thèse de doctorat sur la gestion des terres arables dans la Mésopotamie de la période des dynasties archaïques.

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Septembre

Septembre = rentrée. Une équation traditionnelle.
Mais à Rome la rentrée est tardive. Elle se prélasse dans de magnifiques journées de fin d’été, elle se fait attendre, se fait désirer. Les parents romains, épuisés par trois longs mois de vacances scolaires (passés à organiser des activités pour enfants ou adolescents avec l’aide des grands-parents et de la famille élargie), ne cachent plus leur joie de retrouver des horaires scolaires et structurés. Le 16 septembre les écoles reprennent la main. Les parents soufflent enfin. Les enfants se dissolvent en bandes bruyantes.

Devant les murs de la Villa Maraini, à deux pas de la Villa Borghese, dans un quartier sans école, le défilé des touristes continue. Des groupuscules se déplacent en grappe autour d’une main levée, la rue est assiégée de bus touristiques, le trafic chaotique. Septembre c’est haute saison : les voyages organisés ont remplacé les familles trop bronzées arpentant distraitement, entre deux plages, une Rome surchauffée.

Derrière les murs de la Villa, une fois bouclée la période estivale avec une dernière summer school, c’est la rentrée des nouveaux résidents. L’istituto a été astiqué pendant l’été, les chambres et les ateliers sont prêts. La bibliothèque attend les chercheurs, les appartements dévolus aux résidents avec famille ont même un air de neuf.
A mi-septembre alors qu’arrivent les 13 résidents romains qui s’installent ici pour 10 mois, le nouveau programme de résidence à Palerme est déjà lancé. Deux résidentes ont pris leurs quartiers pour trois mois au Palazzo Buttera, une splendeur du 17ème siècle sur le bord de mer de Palerme, rénové avec un soin confondant par un couple de collectionneurs.
Le 23 septembre c’est un premier voyage d’études à Palerme qui rassemble résidents de Rome, Milan, Palerme et Senior Fellows de l’Institut. Un programme chargé pour apprendre à se connaître, pour échanger et découvrir.
L’architecture de Palerme et son rapport à la mer, des ateliers d’artistes et des collections installés dans de vieux palais, les archives municipales, le programme des premiers jours nous emmène finalement jusqu’au jardin botanique ou “Orto botanico”.  Où en fin de journée une attaque de moustiques aura presque raison des plus courageux qui gesticulent de manière erratique sous l’agression répétée des insectes. Le directeur, notre guide, en est réduit en vrai botaniste à dépecer une plante d’aloe vera et à en distribuer les morceaux pour calmer les morsures.

Le lendemain chacun se présente avec un flacon d’anti-moustique à la visite du palais des Postes, un bâtiment rationaliste et monumental de l’architecte Mazzoni inauguré au début des années 30. Rideaux brodés à la gloire du progrès, fresques, céramiques marbres rares et meubles art deco originaux, explications détaillées des architectes et professeurs d’Histoire de l’art pour remettre dans son contexte et apprécier cette architecture typique de l’ère fasciste.
Le programme se déroule à un rythme soutenu et inclut encore le vernissage de l’exposition “fianc* à fianc*”, des artistes zurichois Rico Scagliola et Michael Meier. Organisée au Palazzo Ziino par l’istituto, l’exposition offre films et vidéos de production récente et séduit visiblement les visiteurs palermitains.
Au dernier jour, l’excursion a Gibellina pour la visite au “Grande Cretto” de Burri, magnifique et émouvant monument de Land art, renverra chacun à soi-même pour une visite solitaire des dédales blancs qui renferment les restes de la ville de Gibellina, complètement détruite par un tremblement de terre en 1968. La gigantesque œuvre de ciment de Alberto Burri, réalisée entre 1984 et 1989 transmet une nostalgie unique et prépare à la visite de Gibellina nuova, ville utopique, ville d’architectes reconstruite de toutes pièces, de l’église au théâtre inachevé, dans les années 80, à bonne distance de la ville ancienne.

Le voyage à Palerme se termine dans ce lieu étonnant et étrange. Quatre jours denses avant de rentrer à Rome pour la soirée de présentation des résidents “September Calling”. Au piano nobile de la Villa, les chercheurs et artistes, hyper précis, se présentent en 5 minutes chrono à un parterre d’une centaine d’invités romains intéressés par l’incroyable diversité de leurs projets. Dans le jardin les connexions se font avant que la soirée s’ouvre au public.
La musique résonne dans la nuit avec un concert sous les palmes. Mille spectateurs défilent pour écouter les groupes suisse et italiens pour le dernier concert open air avant l’hiver. Il fait doux, la soirée s’étire, un public aimable ne veut plus quitter les lieux et prolonge la fête.
L’été est fini. Septembre est bouclé. L’année académique de l’Institut peut commencer.


Joëlle Comé est directrice de l’Institut suisse. Au bénéfice d’un Master en cinéma et culture de l’INSAS (Bruxelles), elle a une longue expérience dans la conduite de projets culturels internationaux, l’encouragement à la culture, la formation artistique et la politique culturelle. Joëlle Comé a commencé son parcours professionnel au CICR – Comité international de la Croix-Rouge. Après plusieurs années comme déléguée dans des pays en conflit sur 3 continents, elle devient productrice et réalisatrice de films documentaires et institutionnels au siège de Genève. Elle rejoint ensuite l’ECAL (Lausanne) en tant que responsable du département cinéma, puis fonde et dirige sa propre compagnie de production cinématographique. En 2007 elle est nommée Directrice des affaires culturelles du Canton de Genève. Depuis 2016 elle est directrice de l’Institut suisse à Rome.