Pendant que mes yeux se perdent dans le superbe panorama de Rome, je pense à la première fois où je l’ai découvert depuis la fenêtre de ma chambre. Mon attention avait alors été tout de suite attirée par une architecture particulière, s’imposant pour son originalité sur le reste du paysage. Un énorme ‘disque’ gris, qui m’a fait subitement penser, je l’admets avec une certaine honte, à un vaisseau spatial garé au centre de Rome. C’était au contraire le vestige le plus ancien sous mes yeux : la coupole majestueuse du Panthéon, un temple érigé pour la première fois à l’époque augustéenne, en 27 av. J.-C., aux douze dieux principaux du panthéon romain.
Par ailleurs, les dieux de Rome ne dominent pas seulement la vue que j’ai depuis ma chambre, mais aussi le projet de recherche que je conduis à l’Institut suisse. Je travaille en effet sur les Antiquités divines de Varron, un traité monumental sur la religion romaine, qui comptait à l’origine 16 livres. Il nous est malheureusement arrivé seulement par tradition indirecte, dans un état très fragmentaire. Cet ouvrage fut probablement publié au début des années 40 av. J.-C., au moment de la guerre civile entre Pompée et César. C’est à ce dernier que les Antiquités divines furent dédiées. Comme la religion romaine était traditionnellement gérée par la même élite qui détenait le pouvoir, parler de religion à Rome a toujours de fortes implications politiques et mon étude vise justement à investiguer la dimension politique et civile des Antiquités divines.
Cicéron, dans un célèbre passage, affirme que Varron, grâce à ses études sur le passé de Rome, avait eu le mérite extraordinaire de rendre aux Romains, qui circulaient désormais comme des étrangers dans leur propre patrie, l’identité culturelle, religieuse et civile qu’ils avaient perdue. Rome était alors en proie à une crise profonde et irréversible destinée à provoquer la fin de la République et le début du régime impérial. Une crise tant politique, qu’économique, sociale, religieuse et culturelle. Personnellement, je suis convaincue que Varron peut encore accomplir le même miracle à travers les fragments conservés de sa vaste production et que les fragments des Antiquités divines peuvent contribuer de manière significative à l’étude et à la compréhension de ce moment clé de l’histoire de Rome, un moment qui a constitué un tournant de l’histoire de notre monde occidental.
Je continue à regarder le paysage, ravie. Comme toujours, Rome me remplit les yeux de beauté et fait respirer mon âme légère, loin des inquiétudes du présent. Mais il est tard, il est temps que je me sépare de ce spectacle apaisant pour retourner à mes fragments. Je leur demanderai de m’éloigner des craintes actuelles, de me transporter loin, même s’ils vont me parler, eux aussi, d’un moment de crise … non, il ne s’agit pas vraiment d’une évasion, je m’en rends compte. Mais comme Cicéron nous le rappelle, il est impératif de savoir d’où on vient, pour connaître qui on est et pour comprendre où on est en train d’aller.
Un dernier regard hors de la fenêtre. Le Panthéon brille au soleil.
Alessandra Rolle (1982, Florence) – Philologie grecque et latine
Elle a obtenu un doctorat en littérature latine à l’Université de Florence en 2011 et a ensuite été chercheuse postdoctorale FNS à l’Université de Lausanne et chercheuse à la Scuola Normale Superiore de Pise, ainsi que visiting scholar à Londres (UCL) et à Toronto (University of Toronto). Elle est actuellement Maître Assistante à l’Université de Lausanne et elle est l’auteur des plusieurs publications. Pendant la résidence à Rome, elle travaille avec des fragments survivants des Antiquitates rerum divinarum de Varron, considéré dans l’Antiquité comme ouvrage de référence sur la religion romaine.
Lorsque les images partaient en voyage, cela ressemblait à un miracle. C’est ce que rapporte Wilhelm Gumppenberg, auteur du célèbre Atlas Marianus (1672-73), un recueil de légendes sur 1200 images réputées miraculeuses de la Vierge Marie originaires du monde entier, qui relate les péripéties d’un grand nombre d’entre elles. Le surnaturel ne résidait pas tant dans la manière de se déplacer : en effet, la plupart du temps les images voyageaient emballées dans des caisses, par bateau ou par charrettes tirées par des bœufs, et seul un petit nombre d’entre elles utilisaient un moyen de transport aussi extraordinaire que le vol des anges. Bien plus, le simple fait qu’une image se mettait en route pour arriver à la destination qu’elle s’était choisie témoignait d’un trait thaumaturgique. Car l’activité du voyage ne relevait pas seulement du déplacement – qu’il soit l’aboutissement de ses propres efforts ou de moyens de transport –, mais aussi de la détermination du point de départ, des escales et de la destination.
La Madonna di Trapani est l’une de ces Vierges vagabondes. Le récit de Gumppenberg commence en 1187 avec le siège de Jérusalem par l’armée du sultan Saladin. Les chevaliers templiers stationnés dans la ville sainte se voient contraints de fuir et emportent dans leur bagage leur plus précieux trésor pour le mettre à l’abri. Emballée dans une caisse, la statue de marbre grandeur nature doit être transportée à Pise. Mais de nombreuses intempéries forcent le bateau à jeter l’ancre une première fois devant Lampedusa, puis dans le port de Trapani, en Sicile. A nouveau on entreprend de déplacer la madone de la ville sicilienne vers Pise, mais toutes les tentatives échouent. C’est lorsque l’image sainte se laisse transporter sans résistance aucune dans l’église du couvent des Carmélites situé hors les murs de la ville, qu’il ne subsiste plus de doute que ce lieu, et aucun autre, a été choisi par la Sainte Vierge. C’est d’ailleurs encore là qu’elle se touve aujourd’hui, dans l’église Santissima Annunziata à Trapani, où elle répand ses bienfait sur la ville, l’île et ses pèlerins.
Mais même après que la Madone eût élu domicile à Trapani, son périple ne s’acheva pas pour autant. Cette fois ce n’est pas elle-même, mais de fidèles copies, acquises en souvenir par des pèlerins, qui allaient essaimer dans le monde entier. Aujourd’hui on trouve des répliques petit format en albâtre, en ivoire, en corail, en bois et en terre cuite, en Sardaigne, en Espagne, en Belgique, en Allemagne, et même en Suisse. Celles-ci témoignent d’une véritable industrie du souvenir qui s’est établie au XVIe siècle autour de la sculpture de la Vierge. A partir de 1412 la Sicile fait partie du vice-royaume d’Espagne, et Trapani joue un rôle politique important en tant que base navale stratégique. De plus, grâce à ses revenus substantiels issus du commerce du sel et du corail, la ville est un carrefour d’échanges commerciaux florissant dans l’espace méditerranéen. Une foule de soldats, de commerçants et de marins transitent quotidiennement par la ville côtière. Nombre d’entre eux font l’acquisition d’une copie de la célèbre Madone qui – à en croire la légende – aurait déjà sauvé bon nombre de croyants des dangers en haute mer. La Madonna di Trapani était très aimée, et ce, jusqu’au sein de la noblesse espagnole. C’est ainsi que la «Trapanitana» emprunta des chemins qui la menèrent jusqu’au Mexique. Là-bas, Juan de Palafox y Mendoza, évêque de Puebla (1640-1649) et vice-roi temporaire de Nouvelle-Espagne, avait commandé pour sa bibliothèque, à la suite de son voyage à Naples, une copie de la statue. Un siècle après la mort de Palafox, au moment où des disciples se rassemblaient pour sa canonisation, on fit faire d’autres copies de cette copie destinées à plusieurs autels d’église de l’Etat du Michoacán. En plus de servir de souvenirs de pèlerinage, les copies des images miraculeuses furent également utilisées pour fonder de nouveaux lieux de culte.
Ce sont ces réseaux de lieux de cultes interrégionaux et interculturels créées par le transport des copies que j’aimerais approfondir dans mon projet de dissertation. Ce faisant, j’analyse, sous l’angle de l’histoire de l’art, la reproduction et la diffusion des images miraculeuses de la Vierge Marie dans l’empire espagnol des XVIe et XVIIesiècles. En partant du cas de la Madonna di Trapani, j’explore les chemins parcourus par les copies, les agents à l’œuvre derrière cette distribution, et les fonctions que les images exerçaient dans leur nouveau contexte. A ce propos j’aimerais montrer comment les copies de ces Vierge Marie étaient utilisées comme acteurs puissants dans la création et l’établissement de réseaux de localités qui se tissaient aux plans religieux, politique et économique. Car les images mariales ne sont pas seulement un objet d’étude idéal pour réfléchir au rapport entre « original » et « copie », mais aussi une invitation à se pencher sur les catégories problématiques du « centre » et de la « périphérie ».
Le vaste itinéraire couvert par l’objet de mes recherches exige que j’entreprenne de nombreux voyages. Or j’ai commencé mon projet de dissertation en mars 2020 en même temps que le premier confinement en Italie. Par conséquent, mon travail n’a pas eu lieu comme prévu sur le terrain, mais plutôt dans les livres. Quoi qu’il en soit, avec l’Atlas Marianus de Gumppenberg, j’avais un compendium de quatre volumes avec 1200 récits de miracles qui m’ont bien accaparée les mois suivants. Comme il l’explique au lecteur dans son introduction, Gumppenberg avait écrit son atlas marial exactement dans ce but: celui d’offrir aussi aux personnes qui restent à la maison une possibilité de pèlerinage vers les images miraculeuses. En septembre, j’ai donc pu commencer ma résidence de trois mois à l’Istituto Svizzero de Palerme. Il m’était enfin permis de voir toutes les églises où les innombrables images décrites par Gumppenberg avaient trouvé un nouveau domicile, et de visiter les musées qui abritent jusqu’à aujourd’hui les copies de la Madone restées sur l’île. Au gré de mes recherches dans les bibliothèques et dans les archives, je me suis procuré de nouvelles lectures; parmi celles-ci, une monographie sur la Madonna di Trapani publiée en 1698, dans laquelle l’auteur, Vincenzo Nobile, retrace sur plus de neuf cents pages l’histoire de la statue de la Vierge, non sans habiller les passages lacunaires de détails romanesques. Et pour la première fois, j’ai vu «ma Madone» de mes propres yeux. Les trois mois se sont bien vite envolés et bientôt je me suis retrouvée sur un bateau, direction la maison, mon disque dur rempli de photos et de scans, ma valise pleine à craquer de souvenirs de la «Trapanitana», parmi lesquels des aimants et des cartes de prière bénies, que j’avais achetés au magasin de souvenirs de l’église, ainsi qu’une montagne de cartes postales à l’effigie de la Madonna, que mon hôte Matteo m’avait offertes avec enthousiasme. Ses parents s’étaient dit oui devant la Madonna et donc les étagères derrière la réception abritaient non seulement les cartes de la ville avec les principales curiosités et les cartes de visite des meilleurs restaurants où l’on pouvait déguster le célèbre couscous di pesce alla trapanese, mais aussi ces cartes postales qui ne demandaient qu’à être emmenées à la maison par les touristes. J’aimerais prochainement retourner en Sicile pour reprendre mes recherches dans les archives, et j’espère que je pourrai également bientôt poursuivre mes voyages sur les traces de la Madonna di Trapani en Espagne et en Amérique latine.
Nora Guggenbühler (1988, Saint-Gall) – Histoire de l’art
Elle a étudié histoire de l’art, linguistique et littérature alémanique à l’Université de Zurich. Au semestre d’automne 2019, elle a été professeure externe à l’Institut d’histoire de l’art de l’Université de Zurich et au printemps 2020, elle a été boursière pré-doctorale à la Bibliotheca Hertziana de Rome. Elle est actuellement boursière Doc.CH du Fonds national suisse FNS à l’Université de Zurich. Son projet de thèse explore la distribution d’exemplaires d’images mariales au Royaume d’Espagne des XVIe et XVIIe siècles. À partir de la Vierge sicilienne de Trapani, – dont les exemplaires ont été diffusés en Sicile, en Espagne et en Amérique latine – elle analyse le réseau mondial des topographies cultes en relation avec le thème de l’original et de la copie, ainsi que du centre et de la périphérie.
Le ciel hier.
Mars 1345.
Après le coucher du Soleil, le ciel se colore d’une obscurité qu’aujourd’hui on ne lui connaît plus.
Les astres ne mentent pas. La conjonction en Verseau des trois planètes supérieures, Mars, Jupiter et Saturne, s’accompagne d’une éclipse totale de Lune : il s’agit, pour ceux qui savent lire le ciel, d’un signe certain d’épidémie. Léon Juif, Jean de Murs, John d’Eschenden et Firmin de Beauval les proclament dans leurs traités. Nicole Oresme et Henri de Langenstein ont beau les contredire par des arguments philosophiques : à partir de 1347, la peste noire, venue d’Orient, s’empare de l’Europe.
Le ciel aujourd’hui.
27 juillet 2018. Les lumières de la ville nous empêchent de distinguer les étoiles, tandis que l’éclipse de Lune nous tient le nez en l’air. Mars, dans le point de son orbite le plus proche de la Terre, la suit de très près.
Deux ans après on a envie de se dire : coïncidences bizarres.
Deuxième pleine Lune d’automne. Depuis la tour de Villa Maraini, les yeux embrassent la ville éternelle, sereine dans son inquiétude.
De l’Italie à la Suisse, de la Suisse à l’Italie, j’ai quitté il y a dix ans la Méditerranée pour les Alpes. Maintenant je reviens, en étrangère, dans mon pays. Les chemins de la recherche peuvent être tortueux, voir circulaires, surtout lorsqu’il s’agit de manuscrits médiévaux, des objets qui nous amènent dans un voyage à la fois dans l’espace et dans le temps.
Cela a l’air d’être un paradoxe, mais l’histoire de la philosophie médiévale est une discipline récente : pendant des siècles, les préjugés des humanistes, puis des illuministes ont en effet pesé sur le Moyen Âge, époque de lumière. Pendant des siècles, les manuscrits médiévaux sont restés cachés dans les fonds des bibliothèques. Ce n’est que depuis un peu plus d’un siècle que le travail patient et courageux des historiens les a soustraits à l’oubli dans lequel ils étaient tombés.
Les sources de la science médiévale nous révèlent les grandes illusions et les grandes intuitions de l’homme sur l’univers. Si on s’abstrait du bruit du quotidien et qu’on les écoute, elles nous racontent une histoire, dans laquelle les échecs ne sont pas moins importants que les réussites. C’est l’histoire des efforts qui, pendant des siècles, ont animé des hommes se croyant beaucoup plus petits par rapport à leurs prédécesseurs (« nani super humeros gigantium ») à investiguer les lois de la nature avec une foi inébranlable dans le pouvoir de la raison, une foi que les contemporains, après les abus et les dévastations de la raison, ont dû perdre. Si on s’abstrait du bruit du quotidien et qu’on écoute les manuscrits, sans les préjugés des modernes, on découvrira que les grands esprits du XIVe et du XVe siècle avaient déjà envisagé l’hypothèse de la rotation de la Terre et de l’univers infini. Qu’ils avaient élaboré, avant Descartes, un système de coordonnées bidimensionnelles pour la représentation graphique de phénomènes quantitatifs. Qu’ils avaient, avant Galilée, dévoilé les lois qui déterminent la vitesse moyenne et la chute des graves.
Tout ça on le connait de toute manière par la science moderne, dirait l’Homme-du- Vingt-et-unième-siècle : à quoi bon, donc, revenir aujourd’hui sur ces volumes poussiéreux, oubliés dans les fonds des vieilles bibliothèques ? Aujourd’hui que dans les sciences, dans les arts, on cherche et on veut à tout prix l’innovation ?
L’Homme-du- Vingt-et-unième-siècle oublie qu’il n’y a pas d’innovation sans tradition.
Elle a obtenu un BA en Philosophie (2013) à l’Université de Trento, où elle a été membre du Collegio di Merito Bernardo Clesio. Elle a ensuite obtenu un MA en Philosophie Médiévale à l’Université de Fribourg en Suisse (2015), où elle a été bénéficiaire d’une bourse d’excellence. Son projet doctoral à l’Université de Fribourg et à l’EPHE (Paris), financé par le Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique, a exploré la réception médiévale des Météorologiques d’Aristote. Le travail sur les sources manuscrites médiévales l’a amenée à entreprendre de nombreux séjours de recherche en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne et en République Tchèque. En 2020, elle a bénéficié d’une bourse de l’Académie Tchèque des Science pour mener des recherches sur les sources manuscrites philosophiques médiévales conservées dans les bibliothèques de Prague. Son projet post-doctoral FNS, se propose de poursuivre l’analyse des sources manuscrites concernant l’histoire des sciences au Moyen Âge. La première étape de ce projet est Rome.
Comment trouver quelque argument assez digne pour justifier une œuvre qui n’a pour seule vertu que d’être très courte, et dont les ambitions clairement déceptives, fondées sur le seul hype du générique, sont aussi embarrassantes que littérales ?
Comment trouver quelque argument assez digne pour justifier une œuvre qui n’a pour seule vertu que d’être très courte, et dont les ambitions clairement déceptives, fondées sur le seul hype du générique, sont aussi embarrassantes que littérales ?
Comment trouver quelque argument assez digne pour justifier une œuvre qui n’a pour seule vertu que d’être très courte, et dont les ambitions clairement déceptives, fondées sur le seul hype du générique, sont aussi embarrassantes que littérales ?
Alfredo Aceto (1991, Turin) – Arts Visuels
Il vit et travaille à Lausanne. Il enseigne à l’ECAL (Ecole cantonale d’art de Lausanne), établissement où il a auparavant étudié avec Valentin Carron et Philippe Decrauzat. Sa résidence à Milan est pour lui l’occasion d’associer deux régions très importantes à sa pratique: actuellement basé en Suisse, il peut désormais renouer avec la scène artistique italienne. Certains enfants ne se satisfont pas facilement des histoires qu’on leur donne à entendre. Alfredo Aceto a certainement été de ceux-là. Essayer d’imaginer ce qu’était son rapport avec les récits classiques de l’enfance n’est pas si étrange, puisque la plupart de ses gestes ont pour point de départ cette période de sa vie. Ce sont les composants d’une cosmologie que l’artiste reconfigure pour chaque projet, construisant un monde plein de symboles et d’événements, où la temporalité est floue – autrement dit non linéaire. La temporalité – plus que le temps lui-même – constitue précisément la première obsession d’Alfredo Aceto. Au travers d’analogies intuitives, Alfredo Aceto crée une dramaturgie alimentée par des associations libres et des (auto)références. De même, les plumes d’oiseaux éparpillées sur son bureau donnent au lieu une étrange qualité anthropomorphique, tout en suggérant la figure du monstre, motif récurrent dans son travail.
Comme il n’a plus de verres, il prend une tasse pour sa bière. Nous nous asseyons dehors. Il dit que c’est bizarre de boire une bière dans une tasse, qu’il a comme un réflexe à prendre de toute petites gorgées. Il allume une cigarette et boit sa bière, à petites gorgées. Avec la fumée, on dirait que c’est du thé brulant. Il parle et je veux l’interrompre pour lui expliquer, mais le moment passe.
La nuit, une mouette se pose sur le point le plus élevé du toit. Elle est élégante. Plus élégante que la plupart des mouettes il me semble. Sa tête et ses flancs sont gris, son ventre et sa queue blancs. Quand je me lève pour retourner à l’intérieur, elle s’envole, accomplis tout un cercle en raillant, avant de revenir à son point de départ.
A travers la porte, en attendant l’ascenseur, j’entends une musique que je pense reconnaître.
Tu dis « il m’a fallu beaucoup de temps pour arriver à ne pas ne-pas-parler », ou quelque chose comme ça – parce que tu as été un « enfant bien élevé », que tu as appris tout ce qui fait qu’aujourd’hui tu ne dis pas ce que tu penses à table ou devant un verre. Tu imaginais dans quelle mesure c’était clair pour eux, ce silence qui émanait de toi et que tu ne pouvais briser, et d’une certaine manière cela justifiait le fait de ne pas parler. Je repense au passé – à la disposition des meubles dans le salon, on comprend que c’est là que la famille se mettait en scène. La pièce sentait le renfermé, l’air était si épais que tout semblait figé.
Maintenant, je sens que les limites se brouillent à nouveau, que je sors de mon corps; je n’arrive plus à être aussi généreuse, à faire aussi rapidement la part des choses. Les pensées quittent une région de ma conscience et s’installent dans une autre. Le temps qu’il me faut pour ma routine quotidienne change constamment; contracté et replié sur lui-même; tout demande un effort; étiré, toutefois.
L’horloge de l’église d’à-côté indique cinq heures et demie. En réalité, il est quatre heures et demie. Les horloges ont été mises à l’heure d’hiver la semaine précédente, mais ce n’est pas ça.
Ces incertitudes sont revenues, dit l’un; bien plus sûr, dit l’autre.
Je m’imagine que si peut-être j’avais la même pièce, que si peut-être nous nous trouvions au même endroit, fumant une cigarette, assis sous le même arbre dans le jardin. La lettre que je voulais écrire ne vient pas, elle s’éparpille, tout est fragmenté dans mon esprit, et tu commences à me mépriser, je peux le voir maintenant. Quand tu n’aimais pas quelque chose, tu n’en parlais pas; tu savais ce que l’autre pouvait encaisser et ne formulais rien jusqu’à ce qu’on te le demande.
Le point le plus bas du jardin se situe parmi les étages supérieurs des bâtiments qui l’entourent. Tous les rapports sont altérés, il n’y a pas de rues, pas de trafic; juste ce bateau. A l’aube, des centaines d’oiseaux se regroupent dans l’un des arbres les plus hauts. Ils piaillent bruyamment avant de soudain se taire. Puis ils s’envolent, une colonie soudée.
Au magasin, j’achète des chaussettes en laine et une bougie.
Je regarde par la fenêtre et vois quatre petits chiens blancs dans le jardin. Ils courent autour de ses jambes alors qu’elle s’assoit sur le banc en regardant son téléphone. J’écoute les deux minutes de silence diffusées à la radio. Un silence plus fort que le cliquetis des assiettes que j’entends quand je retire mes écouteurs.
Geraldine Tedder (1986, Zurich) – Curatrice
Elle est curatrice et écrivain. Dans sa pratique curatoriale, elle privilégie les expositions fugaces, la déclinaison de thèmes par le biais de différents médias et les collaborations avec d’autres artistes. Dans son travail d’écriture, elle se focalise sur l’exploration d’une langue incarnée, poétique, la recherche de nouvelles métaphores pour décrire des complexes théoriques et le mélange de genres tels que l’autobiographie et la théorie – des approches souvent associées aux pratiques féministes et/ou queer. A Rome, elle travaillera sur une série de textes courts, en lien avec la ville et/ou l’Italie. « Confort et Réconfort » constitue la première version d’un texte appelé à évoluer au fil sa résidence à Rome.
Je suis dans mon studio au cinquième étage de l’Istituto Svizzero. Je suis assis sur une chaise de bureau noire IKEA « FINGAL 22107 ». Ses dimensions sont 1,05 x 0,59 x 0,65 m, elle est réglable en hauteur et pivotante. Ni confortable, ni inconfortable. La table blanche sur laquelle mon ordinateur est posé et avec lequel j’écris ce texte vient de la fabrique de meubles suisse « Victoria Design AG ». La table est placée devant la fenêtre en demi-cercle, et de la fenêtre je vois le palmier et les pins parasols italiens et, en arrière-plan, la ville.
La perruche à collier passe en volant devant la fenêtre, elle apparaît et disparaît sous le bord du toit au-dessus des fenêtres de mon studio. Elle est à dominante vert. La tête et le ventre sont vert clair. Sous le menton on voit les bandes noires. Le bec arbore des teintes rouges, les plumes de la queue sont vert foncé sur le dessus, vert-bleu au milieu, les petites sont jaunâtres et jaunes à la pointe. L’œil est cerclé d’un opercule clair à la bordure rouge et d’un iris bleuâtre. Sa longueur totale doit avoisiner les 30-40 cm. Elles sont originaires d’Afrique et d’Asie, et à la fin des années 60 elles ont été importées en Europe, y compris à Rome, comme animaux domestiques. Quelques-unes ont été relâchées par leur propriétaire, d’autres se sont échappées.
On ne la rencontre pas seulement à Rome, mais aussi dans plusieurs grandes villes d’Europe, comme à Londres, à Paris, ou encore à Cologne et dans les environs. On les voit même à Tokyo. Et elles suivent le même processus d’immigration qu’ici à Rome.
A l’époque où j’étais à Leipzig (2008-2016), je photographiais très souvent différents objets de la fenêtre de ma chambre de la résidence universitaire. En revanche à Zurich (2017-2020), je n’ai guère photographié de ma chambre. Maintenant je me suis remis à photographier de ma chambre, et cette fois, c’est la perruche à collier.
Hayahisa Tomiyasu (1982, Kanagawa, Japon) – Photographie
A étudié photographie à l’École polytechnique de Tokyo (BA) et à l’école supérieure des beaux-arts de Leipzig (Hochschule für Grafik und Buchkunst Leipzig, HGB) (Dipl. et MA). Il enseigne au département des beaux-arts de la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK). Ses œuvres ont été exposées dans le monde entier : Lothringer13 Halle (Munich) ; Japan Foundation (Cologne) ; Scope Hannover (Hanovre) ; Lianzhou Fotofestival 2019 (Lianzhou) ; The Cube, Deutsche Börse Photography Foundation (Francfort) ; Swiss Art Awards (Bâle) ; Photo Londres 2018 ; UG im Folkwang, Museum Folkwang (Essen) ; Museum für Angewandte Kunst (Gera) ; Galerie ABTART (Stuttgart) ; BEYOND 2020 # 7 (Paris, Amsterdam, Tokyo). En 2018, son travail TTP a remporté le premier prix du livre de MACK : cette série appartient à la collection de la Deutsche Börse Photography Foundation.
En Italie, on parle peu de l’Afrique. Et quand on en parle, c’est pour lui attribuer la source de tous les maux du pays : l’immigration. Un phénomène instrumentalisé par une certaine rhétorique (de droite, mais de plus en plus répandue) pour désigner la cause de la criminalité, du chômage, du terrorisme, de la perte des valeurs et des traditions, entre autres.
Il suffit de comparer les grands titres de la presse italienne et celle des autres pays européens pour s’apercevoir qu’en Italie, on parle peu de l’Afrique. En conséquence, les Italiens ignorent tout de ce continent si proche, de son présent comme de son passé. Ce que les Italiens ne savent pas, ne veulent pas savoir ou ne veulent pas que l’on sache, c’est avant tout la relation étroite qui lie historiquement leur pays au continent africain. Et nul n’est besoin de convoquer les temps anciens l’Empire romain ou les conquêtes coloniales extravagantes et cruelles du Royaume d’Italie pour mettre cette relation en lumière. Dans les années 60, du fait des luttes de libération, des intérêts économiques qui y étaient associés et du tiers-mondisme communiste et catholique, l’Afrique était une présence à l’horizon populaire de notre pays. Aujourd’hui, nous sommes passés de la fascination orientaliste et du désir de conquête à la peur, et l’Afrique a disparu de la carte géographique et mentale des Italiens. Pourtant, selon une étude de l’OCDE (l’Organisation de coopération et de développement économiques), l’Italie s’est classée au troisième rang des investisseurs mondiaux dans le continent, derrière la Chine et les Emirats arabes unis, sur la période 2015-2016.
Pour ma recherche de doctorat en études urbaines à l’université de Bâle, je me suis fixé pour objectif de rattacher les fils de ces multiples relations à partir de la fin des conquêtes coloniales proprement dites. Mon projet s’intéresse en particulier au « grand dessein africain» de la société nationale d’hydrocarbures (l’ente nazionale idrocarburi) ou ENI, autrement dit, à la pénétration systématique du continent pour conquérir de nouvelles ressources et de nouveaux marchés potentiels. Le « grand dessein » n’avait ni la précision ni la finesse de détail d’un véritable projet; il s’agissait plutôt une vision expansionniste fondée sur des stratégies diplomatiques, politiques, économiques, propagandistes et infrastructurelles.
La « pénétration » de l’ENI a été favorisée par la situation géopolitique instable qui prévalait autour de 1960, dite l’Année de l’Afrique, qui vit la dissolution des empires coloniaux et la formation ultérieure de nouveaux Etats-nations luttant pour leur indépendance politique et énergétique. Au cours de ces années, l’entreprise d’Etat italienne a réussi à se transformer en multinationale pétrolière et à rivaliser avec les majors du secteur, à la faveur de contrats plus avantageux pour les Etats hôtes (la fameuse « formule Mattei ») et une attitude paternaliste de soutien aux nouveaux dirigeants africains et à leurs revendications. Une situation rendue possible par les financements de l’Etat italien qui, un peu comme c’est le cas aujourd’hui pour les entreprises chinoises qui opèrent en Afrique, était en mesure de fournir des prêts à long terme assortis de faibles taux d’intérêt, surclassant les offres des sociétés privées.
Pour concrétiser leurs visions de développement, les dirigeants africains d’alors ont su profiter de la guerre froide en obtenant des soutiens financiers et technologiques des deux blocs, hors de tout discours idéologique. Dans le cadre de ce scénario, ENI a su tenir, de façon magistrale (et ambiguë), le rôle de compagnie pétrolière multinationale et celui d’entreprise d’Etat menant une politique énergétique bénévole à l’égard des pays en voie de développement et sans préjugés, indépendamment des règles imposées par le cartel des multinationales pétrolières et des limites imposées par l’appartenance de l’Italie au bloc occidental.
En quelques années, ENI et ses sociétés filiales, parmi lesquelles Agip, la plus connue et la plus visible puisqu’elle assure la vente de carburant au détail, ont réussi à pénétrer le marché et le territoire de plus de 20 nouveaux pays africains, de l’Afrique du Nord (Egypte, Maroc et Tunisie) et des anciennes colonies italiennes (Libye, Ethiopie, Erythrée) jusqu’à l’Afrique subsaharienne (Ghana, Congo, Nigeria et Tanzanie, pour n’en citer que quelques-uns).
Ma thèse de doctorat étudie en particulier l’aspect matériel, spatial et propagandiste du dessein africain qui a permis au célèbre chien à six pattes, « l’ami fidèle de l’homme à quatre roues » comme disait le slogan d’Agip, de se dresser le long des routes d’une grande partie du continent. Les infrastructures pétrolières, des raffineries aux stations-service, ont joué un rôle fondamental dans cette pénétration, en liant de manière indissoluble le destin des nouveaux pays africains à l’entreprise italienne.
Par un changement de perspectives et un renversement de la vision italo-centrée de l’entreprise d’Etat et de ses filiales, cette recherche se concentre sur l’Afrique et s’efforce de comprendre quelle a été son influence – matérielle et culturelle – sur ENI et sur l’Italie de l’après-guerre.
Ce processus permet de voir comment les ressources extraites en Afrique et au Moyen-Orient sont devenues (avec les financements du plan Marshal) la matière première du boom industriel et économique de l’Italie d’après-guerre et montre comment l’expansion post-coloniale d’ENI a contribué à créer l’image d’un pays moderne et technologiquement avancé.
Ce qui s’est véritablement matérialisé à partir du « grand dessein » initial est donc le résultat positif de négociations et de tractations, en dépit de multiples échecs, changements de caps et renoncements. Le projet entrepris dans les années 1950, que l’on peut considérer comme encore en cours, constitue la base de la présence actuelle d’ENI dans le continent africain. En effet, avec plus de 8 milliards d’euros investis, ENI est aujourd’hui le troisième investisseur privé sur le continent. Et même si bien des choses ont changé au cours de 60 dernières années, sa présence dans des pays comme le Nigeria et la Libye ne s’est jamais interrompue.
Etudier le parcours complexe et ambigu d’ENI permet de comprendre l’histoire de l’Italie d’après-guerre et de faire la lumière sur certains aspects, trop souvent ignorés, de sa relation embrouillée et complexe avec le continent africain.
Image: propagande d’ENI représentant l’enseigne d’une station-service Agip avec le mont Kilimandjaro en toile de fond; tirée de l’article « Dal Mediterraneo al Kilimanjaro », publié en 1976 dans le journal d’entreprise d’ENI, « Ecos. ».
Giulia Scotto (1985, Turin) – Études urbaines
Elle a obtenu un Master en architecture urbaine à l’Université IUAV de Venise en 2011. Au, cours des années suivantes, elle a travaillé comme architecte, urbaniste et chercheuse pour OMA à Rotterdam, pour la chaire de Urban Design UTT à l’ETH de Zurich, pour KCAP Architects&Planners et en tant que consultant pour des projets urbains et territoriaux. Depuis 2017, elle est assistante de recherche au département de Urban Studies de l’Université de Bâle où elle enseigne la cartographie et l’histoire de l’urbanisme au master en Critical Urbanisms. Giulia Scotto prépare actuellement une thèse de doctorat sur l’architecture et les infrastructures de l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi) en Afrique subsaharienne financée par le Fonds National Suisse SNF et à un documentaire sur le Motel Agip à Dar es Salaam, Tanzanie.
Quand je m’installe dans une nouvelle ville, un étrange rite de passage m’indique à quel moment j’y suis véritablement posé: j’arrête de prendre les noms des lieux dans leur sens littéral; en d’autres termes, mon cerveau cesse d’analyser les noms des rues ou des stations de métro comme des signifiants de quelque chose, plutôt que de quelque part. J’arrête aussi d’échafauder des attentes à partir de ce qu’évoque le nom d’un quartier («Eaux-vives», «Testaccio») pour commencer à associer l’endroit aux expériences que j’y ai vécues. A São Paulo, la ville où je suis venu au monde et qui sera à jamais celle d’où je pars, ce moment n’est jamais arrivé. Je le regrette, car la ligne bleue du métro, par exemple, vous emmène à Paraíso (« paradis ») ou, trois arrêts plus loin, à Liberdade (« liberté »). Mais l’école, par sa seule présence, a terni le paradis et la liberté a pris le goût du sukiyaki.
Dans nos villes natales, cette transmutation des signifiants coïncide plutôt avec la perte de notre regard d’enfant et de sa désarmante littéralité. On apprend soudain que le «Jardim X» n’est pas un jardin; que la « Granja Y » et la « Chácara Z » ne sont (plus, du moins) ni des fermes ni des ranchs. Les enfants de São Paulo peuvent toujours se délecter des toponymes tupi-guarani – une famille de langues indigènes d’où viennent des mots comme Ibirapuera (le parc), Anhamgabaú (la vallée) ou encore Jaraguá (le point culminant de la ville) – et laisser leur sonorité magique dessiner les contours des lieux q’ils désignent. Car personne, durant notre parcours scolaire, ne nous apprend la signification de ces mots, ni leur origine, ancestrale ou plus récente – les colonisateurs se sont eux aussi imprégnés de ces langues. Nous apprenons à lire le portugais, mais pas le Brésil.
J’ai rallié Rome depuis Genève. Comme je n’étais arrivé dans la ville suisse que six mois plus tôt, les noms de lieux me surprenaient encore par leur portée littérale au moment de mon départ. Il y avait par exemple la ligne de bus «OMS». En regardant le véhicule s’arrêter aux feux rouges, embarquer des usagers puis repartir, j’imaginais tous ceux qui le matin, venus d’on ne sait où, pénétraient dans cette institution qui semble omniprésente et en ressortaient plus tard dans la journée. Soudain, la réalité humaine derrière l’OMS devenait à la fois palpable et fragile – bien loin de l’entité toute-puissante que certains y voient. Et puis il y avait la ligne 11: Bout-du-monde. Tout au long de mon séjour, ce nom si particulier m’a donné la sensation d’une destination imminente. L’année 2020 étant ce qu’elle est, visiter le parc éponyme n’a fait que confirmer cette impression.
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Je suis venu à Rome pour comprendre les trajectoires de deux mouvements qui ont façonné l’Italie dans les années 1970: le communisme et le féminisme. Plus précisément, pour étudier les étapes (ou chapitres) de leur rencontre oubliée, à la fois féconde et tendue. Ces mouvements se sont poursuivis dans les années 1980, mais la décennie entraînera la tradition communiste (et la gauche contestataire plus généralement) vers un terminus historique, puisque le Parti communiste italien (PCI), autrefois pilier de la politique italienne d’après-guerre, se dissoudra en 1991.
Au temps de son apogée, la direction du PCI était souvent appelée « Botteghe Oscure » ou, plus légèrement, « Bottegone », en référence à l’adresse de son siège romain. Dans les années 2010, le bâtiment a été racheté par l’Associazone Bancaria Italiana, l’union des banques italiennes; c’est aujourd’hui un supermarché. En juillet dernier, une autre transaction immobilière est venue accroître le fossé entre le passé et le présent de cette rue: la Lega, parti d’extrême-droite, a installé son siège en face de l’ancien « Bottegone », dans un bâtiment utilisé jadis par la CIA, dit-on, pour espionner le parti communiste alors le plus puissant d’Occident (La Stampa – 08/07/2020).
Si la Via delle Botteghe Oscure a incarné à elle seule toutes les tonalités de l’avant et de l’après-communisme en Italie, l’histoire du féminisme dans ce pays, et à Rome en particulier, est un récit aux multiples adresses, comme en témoigne la liste des organisations féministes actives dans la capitale en 1978 ci-dessous :
La liste n’était pas exhaustive : le féminisme était alors un « travail en cours », un « work-in-progress », d’où la décision des auteurs de laisser des plages vierges en vue d’ajouts ultérieurs. Ce contraste entre diffusion et centralisme, entre dynamisme et rigueur, explique aussi pourquoi le communisme et le féminisme ont été consignés dans différents compartiments du récit historique. En effet, outre les « années de plomb » – référence à la violence politique et étatique caractéristique de cette période –, les années 1970 sont essentiellement considérées comme la « décennie des mouvements », parmi lesquels le mouvement féministe, qui déferla sur la société italienne comme un tsunami, avec à la clé de multiples succès. Pourtant, elles marquent aussi le dernier temps fort du communisme en Italie, avec un PCI sous la houlette d’Enrico Berlinguer.
Si l’on analyse cette constellation historique, il apparaît clairement que ces mouvements ne relevaient pas de tendances parallèles ou exclusives l’une de l’autre. De fait, les politiques communistes et féministes ont évolué de façon étroitement liée du milieu des années 1970 à la fin des années 1980 en Italie (et ailleurs). De nombreuses féministes avaient adhéré au PCI, et plus encore faisaient partie de l’UDI (Unione donne italiane), l’organisation des femmes communistes et socialistes, qui devint de plus en plus militante au cours de ces années. Redonner corps à cette tentative de fusion des identités communistes et féminines par le biais d’archives, de sources visuelles et d’entretiens constitue l’objet de ma résidence à Rome. Retracer l’histoire d’une « intersectionnalité », car les questions de classe et de genre faisaient partie intégrante des parcours et pratiques quotidiennes des femmes activistes. Cette conjugaison s’est souvent exprimée par le biais d’un autre vecteur politique (locus pour les utopies communistes et féministes de l’époque): la solidarité avec le Tiers-Monde. J’y reviendrai dans ma prochaine contribution.
Victor Strazzeri (1985, São Paulo) – Sciences politiques
Est titulaire d’un BA en Sciences Sociales de la Pontifical Catholic University de São Paulo et d’un MA en Travail Social de la Federal University de Rio de Janeiro. Il a terminé son doctorat en Science politique à la Freie Universität de Berlin en juillet 2017 avec une thèse sur Max Weber et la social-démocratie allemande. Il a reçu la bourse d’excellence de la Confédération suisse (2017-2018) ; il était boursier postdoctoral à l’Institut historique de l’Université de Berne (2018-2019), où il est maintenant chercheur associé. À Rome il approfondira le dialogue entre communistes et féministes en Italie dans les années 70 et l’œuvre du peintre Renato Guttuso. Il est actuellement coordinateur du projet au Berliner Institut für kritische Theorie.
L’est de Rome n’est pas un endroit très fréquenté des touristes. Et pour cause. A quelques aqueducs près, cette banlieue située loin du cœur historique n’a pas grand-chose à voir avec le centre antique de la capitale italienne. C’est une illustration parfaite des processus d’urbanisation entrepris au 20e siècle, cette expansion aléatoire des villes sous la forme de gigantesques périphéries – celle-ci est la plus grande d’Europe – avec pour conséquence, un tissu urbain très fracturé. Derrière d’imposantes barres d’immeubles s’étendent soudain de vastes terrains vagues. De fait, Rome compte autant de friches urbaines que de vestiges antiques ou d’églises baroques.
C’est précisément à ces espaces vides, abandonnés ou désaffectés que le collectif Stalker s’intéresse. Formés en architecture au début des années 1990, les membres du groupe se sont tournés vers ces zones à l’abandon pour apprendre ce que leurs professeurs n’avaient pas voulu (ou su) leur enseigner : la réalité du terrain physique. En s’aventurant dans ces vides urbains, « arrière-cours » de Rome, les jeunes architectes ont découvert les phénomènes marginaux de la ville, qui seront au cœur de leurs actions futures : la Rome industrielle, la Rome agricole, mais aussi la Rome réprimée des migrants et des gens du voyage. En octobre 1995, sous le nom de Stalker – emprunté au célèbre film d’Andrej Tarkovsky –, le collectif fait le tour de la ville éternelle en n’arpentant que des territoires en friche ou abandonnés, utilisant les trous dans les clôtures et les barrières comme autant de voies de passage. Cette marche initiale a été le prélude à toute une série d’interventions urbaines qui se poursuivent à ce jour.
Vingt-cinq ans plus tard, je me suis joint au collectif Stalker pour une nouvelle tentative d’expédition en périphérie romaine, vers l’est cette fois, reliant Largo Prenestina à San Vittorino. Pendant trois jours, nous avons parcouru des territoires sauvages et des courts de tennis à l’abandon, arpenté des chantiers de construction de nouvelles villes technocratiques, franchi des rivières et des haies de mûriers, déambulé au travers de vastes champs et de gouffres profonds et découvert des lacs cachés et des infrastructures sublimes. Notre groupe composé d’une vingtaine de personnes a ainsi traversé un étrange mélange de paysages urbains, suburbains et ruraux. Trois jours durant, sans jamais sortir des contours officiels de la ville.
Cette « Rome cachée » ne constitue pas le seul point commun avec le film de Tarkovsky sorti en 1979. Comme son personnage principal – le « stalker » –, ces architectes romains sont des guides qui nous ouvrent une porte, nous emmènent vers des lieux dont nous ne connaissions pas l’existence, nous donnent à expérimenter quelque chose d’inédit. L’expérience s’est révélée particulièrement riche dans l’optique de ma recherche : car en retraçant le travail artistique et pédagogique de Stalker, des débuts du collectif aux interventions actuelles, j’ai non seulement découvert de multiples lieux méconnus de Rome, mais aussi des domaines d’intérêts connexes, tels que l’état de l’enseignement en architecture à la fin des années 1980 et la révolte d’un étudiant qu’il a engendré, donnant lieu à plusieurs actions populaires. Etudier un mouvement toujours vivant et actif requiert une double approche, qui associe à une démarche d’historien classique, visant à reconstruire le passé sur la base d’archives et d’entretiens, celle d’un anthropologue confronté à « l’ici et maintenant » d’un événement spécifique.
Les archives retraçant les actions antérieures de Stalker (cartes, photographies, vidéos) sont certes utiles pour se faire une idée du travail du collectif, mais elles ne peuvent traduire l’expérience éphémère vécue par les participants : les échanges réciproques entre les marcheurs et le terrain, l’évolution continue des contrastes, les rencontres en cours de route et l’expérience partagée en tant qu’acteurs du collectif, en tant que groupe. Les sensations fugaces propres à ces déambulations sont difficiles à saisir pour qui n’en fait pas directement l’expérience.
Quelques jours après cette exploration extensive de la périphérie-est de Rome, les participants se sont retrouvés pour reconstituer l’expérience par la création d’une carte collective. Assis autour d’un long rouleau de papier, chacun a dessiné, écrit, débattu des lieux clés, façonné des figurines de glaise pour les placer parmi d’autres objets. Peu à peu, l’itinéraire parcouru a repris forme, fusionnant l’expérience collective de la marche et celle de sa cartographie participative. Un processus à nouveau porté par cette énergie si souvent ressentie durant la marche, quand au prix d’un effort collectif, nous parvenions à franchir un obstacle, à sortir d’un fourré et qu’un nouveau monde s’ouvrait à nous.
Patrick Düblin (1986, Bâle) – Histoire de l’art et architecture du paysage
A étudié histoire de l’art et philosophie à Bâle et à Berlin. Après ses études, il a été assistant scientifique à la direction du Kunstmuseum de Bâle. Depuis 2016, il enseigne et mène des recherches au Institute of Landscape and Urban Studies (LUS) à l’ETH de Zurich. Son intérêt pour les interfaces entre l’art, l’architecture, le paysage et l’urbanisme se reflète dans sa thèse actuelle sur le groupe d’artistes et d’architectes Stalker, dont la pratique est basée sur les caractéristiques spatiales et sociales de la Rome contemporaine.
SANSINTERRUPTION Extrait du roman à paraître “On ne pleure plus”
J’ai dû marcher jusqu’à Porta Ticinese pour trouver des feuilles à rouler QLUV de Dj Ganyani et Wonderboy en boucle : I need somebody to love.
Je me suis dit que ce n’est pas somebody mais bien une communauté que j’aime Et j’apprends peu à peu à prier les bon.nes ancêtres et à demander à mes ancêtres blancs italiens bourgeois et fascistes de me laisser en paix. Il y a trop de colère il y a trop de regrets. Il y a trop de culpabilité. Trop de bruit.
Mais je fais quand même le travail d’excaver, de comprendre comment et pourquoi et qu’est ce que ça devait être de naviguer dans la blanchité en ayant accès à la richesse, à l’art et aux lumières.
Pendant ce temps, moi, je cherche parmi mes liens le matriarcat. Je cherche la vierge marie quand elle était encore Noire. De ce peuple qui sort d’Egypte après quatre-cent ans d’esclavage.
Je cherche à comprendre comment guérir des traumas intergénérationnels ; et ainsi guérir ma lignée en pratiquant constamment ma raison d’être au monde :
Raconter cette histoire. Sans interruption :
L’institut m’offre un billet d’avion pour rejoindre les autres artistes, sur la colline. Derrière les murs de la propriété il y a du silence. Il y a du soleil. La promesse du sud. Dans le jardin du palace, il y a des arbres que je reconnais de gravures d’antiquaires. Je ne sais pas s’ils sont imprimés dans mes yeux aussi ; et qui de mes antenati aurait voyagé pour Rome. Peut-être toi, Elsa, quand tu chantais pour la Scala, peut-être de passage, avant de rejoindre Alexandrie… Chez nous. En Afrique. Chez nous. Vous y chantiez peut-être, mais nous ne vous avons jamais appartenu. C’est peut-être ce qui vous a rendu fou. Il va vous falloir guérir. Guérir de votre propre fiction de civilisation. C’est votre responsabilité et ce n’est pas notre problème. Certain.es d’entre vous ont pris le parti de se taire, d’écouter… Pour enfin voir
que nous avons survécu, évolué; et si nous n’avons jamais existé dans votre regard; nous sommes là, à travailler à devenir chaque jour plus humain.es. Chez moi, le travail consiste à rester ancré dans ce que cela signifie d’être, aussi, blanc. Structurellement, d’abord. Passeport, visa, global north etc. Dans l’espace aussi : avec le masque, avec mes traits de milanais d’antan – la forme des yeux, et les sourcils de ma grand-mère – passer pour blanc, ici, c’est tous les jours. En Suisse c’était une à deux fois par semaine, selon les saisons. Ça m’a fait un choc de vivre autant de jours sans (micro-)agressions. C’est doux comme la lumière de novembre. Je me suis dit qu’il fallait que j’embrasse cette phase de non-interruption pour écrire cette histoire. Ainsi me le demandent les ancêtres.
Il n’y a pas de pôles, que des polarisations de circonstance.
Tout est cercle.
Nous apprenons à nous soutenir et à avancer, lutter et nous aimer. Ensemble. Nous faisons communauté. Nous faisons collectif. Nous allons vers le mieux. Nous allons vers l’expression de notre joie. Sans interruption. Sans interruptions. Sansinterruption
Meloe Gennai (1986, Genève) – Poésie, écriture Est un.e poète, écrivain, performer et activiste basé à Genève. Il écrit et performe en quatre langues (français, anglais, allemand, italien). Meloe est un.e auteur publié.e, lauréat.e de la Biennale Robert Goffin (Belgique 2012) et soutenu.e par ProHelvetia pour l’écriture de sa performance littéraire geistig schwach / comment j’ai fait semblant d’être normal (2019-2021) ainsi que pour son projet « Why are we so angry? » (Cape Town 2020), publication collective et video-performance. Il est curateur.trice du livre collectif Thou shalt continueth to slayeth, écrit par queer Black people (Münster 2020).