Le ciel hier et aujourd’hui : divagations d’une médiéviste

Le ciel hier.
Mars 1345.
Après le coucher du Soleil, le ciel se colore d’une obscurité qu’aujourd’hui on ne lui connaît plus.
Les astres ne mentent pas. La conjonction en Verseau des trois planètes supérieures, Mars, Jupiter et Saturne, s’accompagne d’une éclipse totale de Lune : il s’agit, pour ceux qui savent lire le ciel, d’un signe certain d’épidémie. Léon Juif, Jean de Murs, John d’Eschenden et Firmin de Beauval les proclament dans leurs traités. Nicole Oresme et Henri de Langenstein ont beau les contredire par des arguments philosophiques : à partir de 1347, la peste noire, venue d’Orient, s’empare de l’Europe.

Le ciel aujourd’hui.
27 juillet 2018. Les lumières de la ville nous empêchent de distinguer les étoiles, tandis que l’éclipse de Lune nous tient le nez en l’air. Mars, dans le point de son orbite le plus proche de la Terre, la suit de très près.
Deux ans après on a envie de se dire : coïncidences bizarres.
Deuxième pleine Lune d’automne. Depuis la tour de Villa Maraini, les yeux embrassent la ville éternelle, sereine dans son inquiétude.

De l’Italie à la Suisse, de la Suisse à l’Italie, j’ai quitté il y a dix ans la Méditerranée pour les Alpes. Maintenant je reviens, en étrangère, dans mon pays. Les chemins de la recherche peuvent être tortueux, voir circulaires, surtout lorsqu’il s’agit de manuscrits médiévaux, des objets qui nous amènent dans un voyage à la fois dans l’espace et dans le temps.

Cela a l’air d’être un paradoxe, mais l’histoire de la philosophie médiévale est une discipline récente : pendant des siècles, les préjugés des humanistes, puis des illuministes ont en effet pesé sur le Moyen Âge, époque de lumière. Pendant des siècles, les manuscrits médiévaux sont restés cachés dans les fonds des bibliothèques. Ce n’est que depuis un peu plus d’un siècle que le travail patient et courageux des historiens les a soustraits à l’oubli dans lequel ils étaient tombés.

Les sources de la science médiévale nous révèlent les grandes illusions et les grandes intuitions de l’homme sur l’univers. Si on s’abstrait du bruit du quotidien et qu’on les écoute, elles nous racontent une histoire, dans laquelle les échecs ne sont pas moins importants que les réussites. C’est l’histoire des efforts qui, pendant des siècles, ont animé des hommes se croyant beaucoup plus petits par rapport à leurs prédécesseurs (« nani super humeros gigantium ») à investiguer les lois de la nature avec une foi inébranlable dans le pouvoir de la raison, une foi que les contemporains, après les abus et les dévastations de la raison, ont dû perdre. Si on s’abstrait du bruit du quotidien et qu’on écoute les manuscrits, sans les préjugés des modernes, on découvrira que les grands esprits du XIVe et du XVe siècle avaient déjà envisagé l’hypothèse de la rotation de la Terre et de l’univers infini. Qu’ils avaient élaboré, avant Descartes, un système de coordonnées bidimensionnelles pour la représentation graphique de phénomènes quantitatifs. Qu’ils avaient, avant Galilée, dévoilé les lois qui déterminent la vitesse moyenne et la chute des graves.

Tout ça on le connait de toute manière par la science moderne, dirait l’Homme-du- Vingt-et-unième-siècle : à quoi bon, donc, revenir aujourd’hui sur ces volumes poussiéreux, oubliés dans les fonds des vieilles bibliothèques ? Aujourd’hui que dans les sciences, dans les arts, on cherche et on veut à tout prix l’innovation ?

L’Homme-du- Vingt-et-unième-siècle oublie qu’il n’y a pas d’innovation sans tradition.

 

Image: Bayeux Tapestry, Scene 38


Aurora Panzica (1991, Trapani) – Philosophie Médiévale

Elle a obtenu un BA en Philosophie (2013) à l’Université de Trento, où elle a été membre du Collegio di Merito Bernardo Clesio. Elle a ensuite obtenu un MA en Philosophie Médiévale à l’Université de Fribourg en Suisse (2015), où elle a été bénéficiaire d’une bourse d’excellence. Son projet doctoral à l’Université de Fribourg et à l’EPHE (Paris), financé par le Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique, a exploré la réception médiévale des Météorologiques d’Aristote. Le travail sur les sources manuscrites médiévales l’a amenée à entreprendre de nombreux séjours de recherche en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne et en République Tchèque. En 2020, elle a bénéficié d’une bourse de l’Académie Tchèque des Science pour mener des recherches sur les sources manuscrites philosophiques médiévales conservées dans les bibliothèques de Prague. Son projet post-doctoral FNS, se propose de poursuivre l’analyse des sources manuscrites concernant l’histoire des sciences au Moyen Âge. La première étape de ce projet est Rome.

Wanna

Comment trouver quelque argument assez digne pour justifier une œuvre qui n’a pour seule vertu que d’être très courte, et dont les ambitions clairement déceptives, fondées sur le seul hype du générique, sont aussi embarrassantes que littérales ?

 

Telejurassico, capture d’écran. Courtesy of the artist.

 

Dimagrire Dimagrire, capture d’écran. Courtesy of the artist.

 

Comment trouver quelque argument assez digne pour justifier une œuvre qui n’a pour seule vertu que d’être très courte, et dont les ambitions clairement déceptives, fondées sur le seul hype du générique, sont aussi embarrassantes que littérales ?

 

X Diretta, capture d’écran. Courtesy of the artist.

 

5 kg in 7 giorni, capture d’écran. Courtesy of the artist.

Comment trouver quelque argument assez digne pour justifier une œuvre qui n’a pour seule vertu que d’être très courte, et dont les ambitions clairement déceptives, fondées sur le seul hype du générique, sont aussi embarrassantes que littérales ?

 

ReteA, capture d’écran. Courtesy of the artist.

 


Alfredo Aceto (1991, Turin) – Arts Visuels

Il vit et travaille à Lausanne. Il enseigne à l’ECAL (Ecole cantonale d’art de Lausanne), établissement où il a auparavant étudié avec Valentin Carron et Philippe Decrauzat. Sa résidence à Milan est pour lui l’occasion d’associer deux régions très importantes à sa pratique: actuellement basé en Suisse, il peut désormais renouer avec la scène artistique italienne. Certains enfants ne se satisfont pas facilement des histoires qu’on leur donne à entendre. Alfredo Aceto a certainement été de ceux-là. Essayer d’imaginer ce qu’était son rapport avec les récits classiques de l’enfance n’est pas si étrange, puisque la plupart de ses gestes ont pour point de départ cette période de sa vie. Ce sont les composants d’une cosmologie que l’artiste reconfigure pour chaque projet, construisant un monde plein de symboles et d’événements, où la temporalité est floue – autrement dit non linéaire. La temporalité – plus que le temps lui-même – constitue précisément la première obsession d’Alfredo Aceto. Au travers d’analogies intuitives, Alfredo Aceto crée une dramaturgie alimentée par des associations libres et des (auto)références. De même, les plumes d’oiseaux éparpillées sur son bureau donnent au lieu une étrange qualité anthropomorphique, tout en suggérant la figure du monstre, motif récurrent dans son travail.

Confort et Réconfort

Comme il n’a plus de verres, il prend une tasse pour sa bière. Nous nous asseyons dehors. Il dit que c’est bizarre de boire une bière dans une tasse, qu’il a comme un réflexe à prendre de toute petites gorgées. Il allume une cigarette et boit sa bière, à petites gorgées. Avec la fumée, on dirait que c’est du thé brulant. Il parle et je veux l’interrompre pour lui expliquer, mais le moment passe.

La nuit, une mouette se pose sur le point le plus élevé du toit. Elle est élégante. Plus élégante que la plupart des mouettes il me semble. Sa tête et ses flancs sont gris, son ventre et sa queue blancs. Quand je me lève pour retourner à l’intérieur, elle s’envole, accomplis tout un cercle en raillant, avant de revenir à son point de départ.

A travers la porte, en attendant l’ascenseur, j’entends une musique que je pense reconnaître.

Tu dis « il m’a fallu beaucoup de temps pour arriver à ne pas ne-pas-parler », ou quelque chose comme ça – parce que tu as été un « enfant bien élevé », que tu as appris tout ce qui fait qu’aujourd’hui tu ne dis pas ce que tu penses à table ou devant un verre. Tu imaginais dans quelle mesure c’était clair pour eux, ce silence qui émanait de toi et que tu ne pouvais briser, et d’une certaine manière cela justifiait le fait de ne pas parler. Je repense au passé – à la disposition des meubles dans le salon, on comprend que c’est là que la famille se mettait en scène. La pièce sentait le renfermé, l’air était si épais que tout semblait figé.

Maintenant, je sens que les limites se brouillent à nouveau, que je sors de mon corps; je n’arrive plus à être aussi généreuse, à faire aussi rapidement la part des choses. Les pensées quittent une région de ma conscience et s’installent dans une autre. Le temps qu’il me faut pour ma routine quotidienne change constamment; contracté et replié sur lui-même; tout demande un effort; étiré, toutefois.

L’horloge de l’église d’à-côté indique cinq heures et demie. En réalité, il est quatre heures et demie. Les horloges ont été mises à l’heure d’hiver la semaine précédente, mais ce n’est pas ça.

Ces incertitudes sont revenues, dit l’un; bien plus sûr, dit l’autre.

Je m’imagine que si peut-être j’avais la même pièce, que si peut-être nous nous trouvions au même endroit, fumant une cigarette, assis sous le même arbre dans le jardin. La lettre que je voulais écrire ne vient pas, elle s’éparpille, tout est fragmenté dans mon esprit, et tu commences à me mépriser, je peux le voir maintenant. Quand tu n’aimais pas quelque chose, tu n’en parlais pas; tu savais ce que l’autre pouvait encaisser et ne formulais rien jusqu’à ce qu’on te le demande.

Le point le plus bas du jardin se situe parmi les étages supérieurs des bâtiments qui l’entourent. Tous les rapports sont altérés, il n’y a pas de rues, pas de trafic; juste ce bateau. A l’aube, des centaines d’oiseaux se regroupent dans l’un des arbres les plus hauts. Ils piaillent bruyamment avant de soudain se taire. Puis ils s’envolent, une colonie soudée.

Au magasin, j’achète des chaussettes en laine et une bougie.

Je regarde par la fenêtre et vois quatre petits chiens blancs dans le jardin. Ils courent autour de ses jambes alors qu’elle s’assoit sur le banc en regardant son téléphone. J’écoute les deux minutes de silence diffusées à la radio. Un silence plus fort que le cliquetis des assiettes que j’entends quand je retire mes écouteurs.

 


Geraldine Tedder (1986, Zurich) – Curatrice

Elle est curatrice et écrivain. Dans sa pratique curatoriale, elle privilégie les expositions fugaces, la déclinaison de thèmes par le biais de différents médias et les collaborations avec d’autres artistes. Dans son travail d’écriture, elle se focalise sur l’exploration d’une langue incarnée, poétique, la recherche de nouvelles métaphores pour décrire des complexes théoriques et le mélange de genres tels que l’autobiographie et la théorie – des approches souvent associées aux pratiques féministes et/ou queer. A Rome, elle travaillera sur une série de textes courts, en lien avec la ville et/ou l’Italie. « Confort et Réconfort » constitue la première version d’un texte appelé à évoluer au fil sa résidence à Rome.

De ma fenêtre

Je suis dans mon studio au cinquième étage de l’Istituto Svizzero. Je suis assis sur une chaise de bureau noire IKEA « FINGAL 22107 ». Ses dimensions sont 1,05 x 0,59 x 0,65 m, elle est réglable en hauteur et pivotante. Ni confortable, ni inconfortable. La table blanche sur laquelle mon ordinateur est posé et avec lequel j’écris ce texte vient de la fabrique de meubles suisse « Victoria Design AG ». La table est placée devant la fenêtre en demi-cercle, et de la fenêtre je vois le palmier et les pins parasols italiens et, en arrière-plan, la ville.

La perruche à collier passe en volant devant la fenêtre, elle apparaît et disparaît sous le bord du toit au-dessus des fenêtres de mon studio. Elle est à dominante vert. La tête et le ventre sont vert clair. Sous le menton on voit les bandes noires. Le bec arbore des teintes rouges, les plumes de la queue sont vert foncé sur le dessus, vert-bleu au milieu, les petites sont jaunâtres et jaunes à la pointe. L’œil est cerclé d’un opercule clair à la bordure rouge et d’un iris bleuâtre. Sa longueur totale doit avoisiner les 30-40 cm. Elles sont originaires d’Afrique et d’Asie, et à la fin des années 60 elles ont été importées en Europe, y compris à Rome, comme animaux domestiques. Quelques-unes ont été relâchées par leur propriétaire, d’autres se sont échappées.

On ne la rencontre pas seulement à Rome, mais aussi dans plusieurs grandes villes d’Europe, comme à Londres, à Paris, ou encore à Cologne et dans les environs. On les voit même à Tokyo. Et elles suivent le même processus d’immigration qu’ici à Rome.

A l’époque où j’étais à Leipzig (2008-2016), je photographiais très souvent différents objets de la fenêtre de ma chambre de la résidence universitaire. En revanche à Zurich (2017-2020), je n’ai guère photographié de ma chambre. Maintenant je me suis remis à photographier de ma chambre, et cette fois, c’est la perruche à collier.

Images : © Hayahisa Tomiyasu


Hayahisa Tomiyasu (1982, Kanagawa, Japon) – Photographie
A étudié photographie à l’École polytechnique de Tokyo (BA) et à l’école supérieure des beaux-arts de Leipzig (Hochschule für Grafik und Buchkunst Leipzig, HGB) (Dipl. et MA). Il enseigne au département des beaux-arts de la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK). Ses œuvres ont été exposées dans le monde entier : Lothringer13 Halle (Munich) ; Japan Foundation (Cologne) ; Scope Hannover (Hanovre) ; Lianzhou Fotofestival 2019 (Lianzhou) ; The Cube, Deutsche Börse Photography Foundation (Francfort) ; Swiss Art Awards (Bâle) ; Photo Londres 2018 ; UG im Folkwang, Museum Folkwang (Essen) ; Museum für Angewandte Kunst (Gera) ; Galerie ABTART (Stuttgart) ; BEYOND 2020 # 7 (Paris, Amsterdam, Tokyo). En 2018, son travail TTP a remporté le premier prix du livre de MACK : cette série appartient à la collection de la Deutsche Börse Photography Foundation.

© Simon Habegger

Le « grand dessein africain » d’ENI. L’Italie et l’Afrique entre néo-impérialisme, indépendance énergétique et mémoire sélective.

En Italie, on parle peu de l’Afrique. Et quand on en parle, c’est pour lui attribuer la source de tous les maux du pays : l’immigration. Un phénomène instrumentalisé par une certaine rhétorique (de droite, mais de plus en plus répandue) pour désigner la cause de la criminalité, du chômage, du terrorisme, de la perte des valeurs et des traditions, entre autres.

Il suffit de comparer les grands titres de la presse italienne et celle des autres pays européens pour s’apercevoir qu’en Italie, on parle peu de l’Afrique. En conséquence, les Italiens ignorent tout de ce continent si proche, de son présent comme de son passé. Ce que les Italiens ne savent pas, ne veulent pas savoir ou ne veulent pas que l’on sache, c’est avant tout la relation étroite qui lie historiquement leur pays au continent africain. Et nul n’est besoin de convoquer les temps anciens l’Empire romain ou les conquêtes coloniales extravagantes et cruelles du Royaume d’Italie pour mettre cette relation en lumière. Dans les années 60, du fait des luttes de libération, des intérêts économiques qui y étaient associés et du tiers-mondisme communiste et catholique, l’Afrique était une présence à l’horizon populaire de notre pays. Aujourd’hui, nous sommes passés de la fascination orientaliste et du désir de conquête à la peur, et l’Afrique a disparu de la carte géographique et mentale des Italiens. Pourtant, selon une étude de l’OCDE (l’Organisation de coopération et de développement économiques), l’Italie s’est classée au troisième rang des investisseurs mondiaux dans le continent, derrière la Chine et les Emirats arabes unis, sur la période 2015-2016.

Pour ma recherche de doctorat en études urbaines à l’université de Bâle, je me suis fixé pour objectif de rattacher les fils de ces multiples relations à partir de la fin des conquêtes coloniales proprement dites. Mon projet s’intéresse en particulier au « grand dessein africain» de la société nationale d’hydrocarbures (l’ente nazionale idrocarburi) ou ENI, autrement dit, à la pénétration systématique du continent pour conquérir de nouvelles ressources et de nouveaux marchés potentiels. Le « grand dessein » n’avait ni la précision ni la finesse de détail d’un véritable projet; il s’agissait plutôt une vision expansionniste fondée sur des stratégies diplomatiques, politiques, économiques, propagandistes et infrastructurelles.

La « pénétration » de l’ENI a été favorisée par la situation géopolitique instable qui prévalait autour de 1960, dite l’Année de l’Afrique, qui vit la dissolution des empires coloniaux et la formation ultérieure de nouveaux Etats-nations luttant pour leur indépendance politique et énergétique. Au cours de ces années, l’entreprise d’Etat italienne a réussi à se transformer en multinationale pétrolière et à rivaliser avec les majors du secteur, à la faveur de contrats plus avantageux pour les Etats hôtes (la fameuse « formule Mattei ») et une attitude paternaliste de soutien aux nouveaux dirigeants africains et à leurs revendications. Une situation rendue possible par les financements de l’Etat italien qui, un peu comme c’est le cas aujourd’hui pour les entreprises chinoises qui opèrent en Afrique, était en mesure de fournir des prêts à long terme assortis de faibles taux d’intérêt, surclassant les offres des sociétés privées.

Pour concrétiser leurs visions de développement, les dirigeants africains d’alors ont su profiter de la guerre froide en obtenant des soutiens financiers et technologiques des deux blocs, hors de tout discours idéologique. Dans le cadre de ce scénario, ENI a su tenir, de façon magistrale (et ambiguë), le rôle de compagnie pétrolière multinationale et celui d’entreprise d’Etat menant une politique énergétique bénévole à l’égard des pays en voie de développement et sans préjugés, indépendamment des règles imposées par le cartel des multinationales pétrolières et des limites imposées par l’appartenance de l’Italie au bloc occidental.

En quelques années, ENI et ses sociétés filiales, parmi lesquelles Agip, la plus connue et la plus visible puisqu’elle assure la vente de carburant au détail, ont réussi à pénétrer le marché et le territoire de plus de 20 nouveaux pays africains, de l’Afrique du Nord (Egypte, Maroc et Tunisie) et des anciennes colonies italiennes (Libye, Ethiopie, Erythrée) jusqu’à l’Afrique subsaharienne (Ghana, Congo, Nigeria et Tanzanie, pour n’en citer que quelques-uns).

Ma thèse de doctorat étudie en particulier l’aspect matériel, spatial et propagandiste du dessein africain qui a permis au célèbre chien à six pattes, « l’ami fidèle de l’homme à quatre roues » comme disait le slogan d’Agip, de se dresser le long des routes d’une grande partie du continent. Les infrastructures pétrolières, des raffineries aux stations-service, ont joué un rôle fondamental dans cette pénétration, en liant de manière indissoluble le destin des nouveaux pays africains à l’entreprise italienne.

Par un changement de perspectives et un renversement de la vision italo-centrée de l’entreprise d’Etat et de ses filiales, cette recherche se concentre sur l’Afrique et s’efforce de comprendre quelle a été son influence – matérielle et culturelle – sur ENI et sur l’Italie de l’après-guerre.

Ce processus permet de voir comment les ressources extraites en Afrique et au Moyen-Orient sont devenues (avec les financements du plan Marshal) la matière première du boom industriel et économique de l’Italie d’après-guerre et montre comment l’expansion post-coloniale d’ENI a contribué à créer l’image d’un pays moderne et technologiquement avancé.

Ce qui s’est véritablement matérialisé à partir du « grand dessein » initial est donc le résultat positif de négociations et de tractations, en dépit de multiples échecs, changements de caps et renoncements. Le projet entrepris dans les années 1950, que l’on peut considérer comme encore en cours, constitue la base de la présence actuelle d’ENI dans le continent africain. En effet, avec plus de 8 milliards d’euros investis, ENI est aujourd’hui le troisième investisseur privé sur le continent. Et même si bien des choses ont changé au cours de 60 dernières années, sa présence dans des pays comme le Nigeria et la Libye ne s’est jamais interrompue.

Etudier le parcours complexe et ambigu d’ENI permet de comprendre l’histoire de l’Italie d’après-guerre et de faire la lumière sur certains aspects, trop souvent ignorés, de sa relation embrouillée et complexe avec le continent africain.

 

Image: propagande d’ENI représentant l’enseigne d’une station-service Agip avec le mont Kilimandjaro en toile de fond; tirée de l’article « Dal Mediterraneo al Kilimanjaro », publié en 1976 dans le journal d’entreprise d’ENI, « Ecos. ».

 


Giulia Scotto (1985, Turin) – Études urbaines

Elle a obtenu un Master en architecture urbaine à l’Université IUAV de Venise en 2011. Au, cours des années suivantes, elle a travaillé comme architecte, urbaniste et chercheuse pour OMA à Rotterdam, pour la chaire de Urban Design UTT à l’ETH de Zurich, pour KCAP Architects&Planners et en tant que consultant pour des projets urbains et territoriaux. Depuis 2017, elle est assistante de recherche au département de Urban Studies de l’Université de Bâle où elle enseigne la cartographie et l’histoire de l’urbanisme au master en Critical Urbanisms. Giulia Scotto prépare actuellement une thèse de doctorat sur l’architecture et les infrastructures de l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi) en Afrique subsaharienne financée par le Fonds National Suisse SNF et à un documentaire sur le Motel Agip à Dar es Salaam, Tanzanie.

© Simon Habegger

 

 

Départs et arrivées (I) : réflexions toponymiques et historiques

Quand je m’installe dans une nouvelle ville, un étrange rite de passage m’indique à quel moment j’y suis véritablement posé: j’arrête de prendre les noms des lieux dans leur sens littéral; en d’autres termes, mon cerveau cesse d’analyser les noms des rues ou des stations de métro comme des signifiants de quelque chose, plutôt que de quelque part. J’arrête aussi d’échafauder des attentes à partir de ce qu’évoque le nom d’un quartier («Eaux-vives», «Testaccio») pour commencer à associer l’endroit aux expériences que j’y ai vécues. A São Paulo, la ville où je suis venu au monde et qui sera à jamais celle d’où je pars, ce moment n’est jamais arrivé. Je le regrette, car la ligne bleue du métro, par exemple, vous emmène à Paraíso (« paradis ») ou, trois arrêts plus loin, à Liberdade (« liberté »). Mais l’école, par sa seule présence, a terni le paradis et la liberté a pris le goût du sukiyaki.

Dans nos villes natales, cette transmutation des signifiants coïncide plutôt avec la perte de notre regard d’enfant et de sa désarmante littéralité. On apprend soudain que le «Jardim X» n’est pas un jardin; que la « Granja Y » et la « Chácara Z » ne sont (plus, du moins) ni des fermes ni des ranchs. Les enfants de São Paulo peuvent toujours se délecter des toponymes tupi-guarani – une famille de langues indigènes d’où viennent des mots comme Ibirapuera (le parc), Anhamgabaú (la vallée) ou encore Jaraguá (le point culminant de la ville) – et laisser leur sonorité magique dessiner les contours des lieux q’ils désignent. Car personne, durant notre parcours scolaire, ne nous apprend la signification de ces mots, ni leur origine, ancestrale ou plus récente – les colonisateurs se sont eux aussi imprégnés de ces langues. Nous apprenons à lire le portugais, mais pas le Brésil.

J’ai rallié Rome depuis Genève. Comme je n’étais arrivé dans la ville suisse que six mois plus tôt, les noms de lieux me surprenaient encore par leur portée littérale au moment de mon départ. Il y avait par exemple la ligne de bus «OMS». En regardant le véhicule s’arrêter aux feux rouges, embarquer des usagers puis repartir, j’imaginais tous ceux qui le matin, venus d’on ne sait où, pénétraient dans cette institution qui semble omniprésente et en ressortaient plus tard dans la journée. Soudain, la réalité humaine derrière l’OMS devenait à la fois palpable et fragile – bien loin de l’entité toute-puissante que certains y voient. Et puis il y avait la ligne 11: Bout-du-monde. Tout au long de mon séjour, ce nom si particulier m’a donné la sensation d’une destination imminente. L’année 2020 étant ce qu’elle est, visiter le parc éponyme n’a fait que confirmer cette impression.

***

Je suis venu à Rome pour comprendre les trajectoires de deux mouvements qui ont façonné l’Italie dans les années 1970: le communisme et le féminisme. Plus précisément, pour étudier les étapes (ou chapitres) de leur rencontre oubliée, à la fois féconde et tendue. Ces mouvements se sont poursuivis dans les années 1980, mais la décennie entraînera la tradition communiste (et la gauche contestataire plus généralement) vers un terminus historique, puisque le Parti communiste italien (PCI), autrefois pilier de la politique italienne d’après-guerre, se dissoudra en 1991.

Au temps de son apogée, la direction du PCI était souvent appelée « Botteghe Oscure » ou, plus légèrement, « Bottegone », en référence à l’adresse de son siège romain. Dans les années 2010, le bâtiment a été racheté par l’Associazone Bancaria Italiana, l’union des banques italiennes; c’est aujourd’hui un supermarché. En juillet dernier, une autre transaction immobilière est venue accroître le fossé entre le passé et le présent de cette rue: la Lega, parti d’extrême-droite, a installé son siège en face de l’ancien « Bottegone », dans un bâtiment utilisé jadis par la CIA, dit-on, pour espionner le parti communiste alors le plus puissant d’Occident (La Stampa – 08/07/2020).

Si la Via delle Botteghe Oscure a incarné à elle seule toutes les tonalités de l’avant et de l’après-communisme en Italie, l’histoire du féminisme dans ce pays, et à Rome en particulier, est un récit aux multiples adresses, comme en témoigne la liste des organisations féministes actives dans la capitale en 1978 ci-dessous :

La liste n’était pas exhaustive : le féminisme était alors un « travail en cours », un « work-in-progress », d’où la décision des auteurs de laisser des plages vierges en vue d’ajouts ultérieurs. Ce contraste entre diffusion et centralisme, entre dynamisme et rigueur, explique aussi pourquoi le communisme et le féminisme ont été consignés dans différents compartiments du récit historique. En effet, outre les « années de plomb » – référence à la violence politique et étatique caractéristique de cette période –, les années 1970 sont essentiellement considérées comme la « décennie des mouvements », parmi lesquels le mouvement féministe, qui déferla sur la société italienne comme un tsunami, avec à la clé de multiples succès. Pourtant, elles marquent aussi le dernier temps fort du communisme en Italie, avec un PCI sous la houlette d’Enrico Berlinguer.

Si l’on analyse cette constellation historique, il apparaît clairement que ces mouvements ne relevaient pas de tendances parallèles ou exclusives l’une de l’autre. De fait, les politiques communistes et féministes ont évolué de façon étroitement liée du milieu des années 1970 à la fin des années 1980 en Italie (et ailleurs). De nombreuses féministes avaient adhéré au PCI, et plus encore faisaient partie de l’UDI (Unione donne italiane), l’organisation des femmes communistes et socialistes, qui devint de plus en plus militante au cours de ces années. Redonner corps à cette tentative de fusion des identités communistes et féminines par le biais d’archives, de sources visuelles et d’entretiens constitue l’objet de ma résidence à Rome. Retracer l’histoire d’une « intersectionnalité », car les questions de classe et de genre faisaient partie intégrante des parcours et pratiques quotidiennes des femmes activistes. Cette conjugaison s’est souvent exprimée par le biais d’un autre vecteur politique (locus pour les utopies communistes et féministes de l’époque): la solidarité avec le Tiers-Monde. J’y reviendrai dans ma prochaine contribution.


Victor Strazzeri (1985, São Paulo) – Sciences politiques
Est titulaire d’un BA en Sciences Sociales de la Pontifical Catholic University de São Paulo et d’un MA en Travail Social de la Federal University de Rio de Janeiro. Il a terminé son doctorat en Science politique à la Freie Universität de Berlin en juillet 2017 avec une thèse sur Max Weber et la social-démocratie allemande. Il a reçu la bourse d’excellence de la Confédération suisse (2017-2018) ; il était boursier postdoctoral à l’Institut historique de l’Université de Berne (2018-2019), où il est maintenant chercheur associé. À Rome il approfondira le dialogue entre communistes et féministes en Italie dans les années 70 et l’œuvre du peintre Renato Guttuso. Il est actuellement coordinateur du projet au Berliner Institut für kritische Theorie.

© Simon Habegger

Stalker : expédition dans la périphérie romaine

L’est de Rome n’est pas un endroit très fréquenté des touristes. Et pour cause. A quelques aqueducs près, cette banlieue située loin du cœur historique n’a pas grand-chose à voir avec le centre antique de la capitale italienne. C’est une illustration parfaite des processus d’urbanisation entrepris au 20e siècle, cette expansion aléatoire des villes sous la forme de gigantesques périphéries – celle-ci est la plus grande d’Europe – avec pour conséquence, un tissu urbain très fracturé. Derrière d’imposantes barres d’immeubles s’étendent soudain de vastes terrains vagues. De fait, Rome compte autant de friches urbaines que de vestiges antiques ou d’églises baroques.

C’est précisément à ces espaces vides, abandonnés ou désaffectés que le collectif Stalker s’intéresse. Formés en architecture au début des années 1990, les membres du groupe se sont tournés vers ces zones à l’abandon pour apprendre ce que leurs professeurs n’avaient pas voulu (ou su) leur enseigner : la réalité du terrain physique. En s’aventurant dans ces vides urbains, « arrière-cours » de Rome, les jeunes architectes ont découvert les phénomènes marginaux de la ville, qui seront au cœur de leurs actions futures : la Rome industrielle, la Rome agricole, mais aussi la Rome réprimée des migrants et des gens du voyage. En octobre 1995, sous le nom de Stalker – emprunté au célèbre film d’Andrej Tarkovsky –, le collectif fait le tour de la ville éternelle en n’arpentant que des territoires en friche ou abandonnés, utilisant les trous dans les clôtures et les barrières comme autant de voies de passage. Cette marche initiale a été le prélude à toute une série d’interventions urbaines qui se poursuivent à ce jour.

Vingt-cinq ans plus tard, je me suis joint au collectif Stalker pour une nouvelle tentative d’expédition en périphérie romaine, vers l’est cette fois, reliant Largo Prenestina à San Vittorino. Pendant trois jours, nous avons parcouru des territoires sauvages et des courts de tennis à l’abandon, arpenté des chantiers de construction de nouvelles villes technocratiques, franchi des rivières et des haies de mûriers, déambulé au travers de vastes champs et de gouffres profonds et découvert des lacs cachés et des infrastructures sublimes. Notre groupe composé d’une vingtaine de personnes a ainsi traversé un étrange mélange de paysages urbains, suburbains et ruraux. Trois jours durant, sans jamais sortir des contours officiels de la ville.

Cette « Rome cachée » ne constitue pas le seul point commun avec le film de Tarkovsky sorti en 1979. Comme son personnage principal – le « stalker » –, ces architectes romains sont des guides qui nous ouvrent une porte, nous emmènent vers des lieux dont nous ne connaissions pas l’existence, nous donnent à expérimenter quelque chose d’inédit. L’expérience s’est révélée particulièrement riche dans l’optique de ma recherche : car en retraçant le travail artistique et pédagogique de Stalker, des débuts du collectif aux interventions actuelles, j’ai non seulement découvert de multiples lieux méconnus de Rome, mais aussi des domaines d’intérêts connexes, tels que l’état de l’enseignement en architecture à la fin des années 1980 et la révolte d’un étudiant qu’il a engendré, donnant lieu à plusieurs actions populaires. Etudier un mouvement toujours vivant et actif requiert une double approche, qui associe à une démarche d’historien classique, visant à reconstruire le passé sur la base d’archives et d’entretiens, celle d’un anthropologue confronté à « l’ici et maintenant » d’un événement spécifique.

Les archives retraçant les actions antérieures de Stalker (cartes, photographies, vidéos) sont certes utiles pour se faire une idée du travail du collectif, mais elles ne peuvent traduire l’expérience éphémère vécue par les participants : les échanges réciproques entre les marcheurs et le terrain, l’évolution continue des contrastes, les rencontres en cours de route et l’expérience partagée en tant qu’acteurs du collectif, en tant que groupe. Les sensations fugaces propres à ces déambulations sont difficiles à saisir pour qui n’en fait pas directement l’expérience.

Quelques jours après cette exploration extensive de la périphérie-est de Rome, les participants se sont retrouvés pour reconstituer l’expérience par la création d’une carte collective. Assis autour d’un long rouleau de papier, chacun a dessiné, écrit, débattu des lieux clés, façonné des figurines de glaise pour les placer parmi d’autres objets. Peu à peu, l’itinéraire parcouru a repris forme, fusionnant l’expérience collective de la marche et celle de sa cartographie participative. Un processus à nouveau porté par cette énergie si souvent ressentie durant la marche, quand au prix d’un effort collectif, nous parvenions à franchir un obstacle, à sortir d’un fourré et qu’un nouveau monde s’ouvrait à nous.


Patrick Düblin (1986, Bâle) – Histoire de l’art et architecture du paysage
A étudié histoire de l’art et philosophie à Bâle et à Berlin. Après ses études, il a été assistant scientifique à la direction du Kunstmuseum de Bâle. Depuis 2016, il enseigne et mène des recherches au Institute of Landscape and Urban Studies (LUS) à l’ETH de Zurich. Son intérêt pour les interfaces entre l’art, l’architecture, le paysage et l’urbanisme se reflète dans sa thèse actuelle sur le groupe d’artistes et d’architectes Stalker, dont la pratique est basée sur les caractéristiques spatiales et sociales de la Rome contemporaine.

© Simon Habegger

SANSINTERRUPTION

 SANSINTERRUPTION
Extrait du roman à paraître “On ne pleure plus”

J’ai dû marcher jusqu’à Porta Ticinese pour trouver des feuilles à rouler
QLUV de Dj Ganyani et Wonderboy en boucle : I need somebody to love.


Je me suis dit que ce n’est pas somebody mais bien une communauté que j’aime
Et j’apprends peu à peu à prier les bon.nes ancêtres et à demander à mes ancêtres blancs italiens bourgeois et fascistes de me laisser en paix. Il y a trop de colère il y a trop de regrets. Il y a trop de culpabilité. Trop de bruit.

Mais je fais quand même le travail d’excaver, de comprendre comment et pourquoi et qu’est ce que ça devait être de naviguer dans la blanchité en ayant accès à la richesse, à l’art et aux lumières.

Pendant ce temps, moi, je cherche parmi mes liens le matriarcat. Je cherche la vierge marie quand elle était encore Noire. De ce peuple qui sort d’Egypte après quatre-cent ans d’esclavage.

Je cherche à comprendre comment guérir des traumas intergénérationnels ; et ainsi guérir ma lignée en pratiquant constamment ma raison d’être au monde :

Raconter cette histoire. Sans interruption :

 

 

 

L’institut m’offre un billet d’avion pour rejoindre les autres artistes, sur la colline. Derrière les murs de la propriété il y a du silence. Il y a du soleil. La promesse du sud. Dans le jardin du palace, il y a des arbres que je reconnais de gravures d’antiquaires. Je ne sais pas s’ils sont imprimés dans mes yeux aussi ; et qui de mes antenati aurait voyagé pour Rome. Peut-être toi, Elsa, quand tu chantais pour la Scala, peut-être de passage, avant de rejoindre Alexandrie… Chez nous. En Afrique. Chez nous. Vous y chantiez peut-être, mais nous ne vous avons jamais appartenu. C’est peut-être ce qui vous a rendu fou. Il va vous falloir guérir. Guérir de votre propre fiction de civilisation. C’est votre responsabilité et ce n’est pas notre problème. Certain.es d’entre vous ont pris le parti de se taire, d’écouter… Pour enfin voir

 

que nous avons survécu, évolué; et si nous n’avons jamais existé dans votre regard; nous sommes là, à travailler à devenir chaque jour plus humain.es. Chez moi, le travail consiste à rester ancré dans ce que cela signifie d’être, aussi, blanc. Structurellement, d’abord. Passeport, visa, global north etc. Dans l’espace aussi : avec le masque, avec mes traits de milanais d’antan – la forme des yeux, et les sourcils de ma grand-mère – passer pour blanc, ici, c’est tous les jours. En Suisse c’était une à deux fois par semaine, selon les saisons.  Ça m’a fait un choc de vivre autant de jours sans (micro-)agressions. C’est doux comme la lumière de novembre. Je me suis dit qu’il fallait que j’embrasse cette phase de non-interruption pour écrire cette histoire. Ainsi me le demandent les ancêtres.

 

Il n’y a pas de pôles, que des polarisations de circonstance.

Tout est cercle.

 

Nous apprenons à nous soutenir et à avancer, lutter et nous aimer. Ensemble. Nous faisons communauté. Nous faisons collectif. Nous allons vers le mieux. Nous allons vers l’expression de notre joie. Sans interruption. Sans interruptions. Sansinterruption

 

 

Meloe Gennai

https://www.meloegennai.com/


Meloe Gennai (1986, Genève) – Poésie, écriture
Est un.e poète, écrivain, performer et activiste basé à Genève. Il écrit et performe en quatre langues (français, anglais, allemand, italien). Meloe est un.e auteur publié.e, lauréat.e de la Biennale Robert Goffin (Belgique 2012) et soutenu.e par ProHelvetia pour l’écriture de sa performance littéraire geistig schwach / comment j’ai fait semblant d’être normal (2019-2021) ainsi que pour son projet « Why are we so angry? » (Cape Town 2020), publication collective et video-performance. Il est curateur.trice du livre collectif Thou shalt continueth to slayeth, écrit par queer Black people (Münster 2020).

© Simon Habegger

La vie urbaine dans une villa urbana

Réflexions sur les séjours passés et présents en villa luxueuse

Qu’est-ce qui définit une villa ? Quelle combinaison de grandeur, de luxe et de paysage est requise ? Quelles en sont les caractéristiques essentielles ? Comment est-ce de vivre dans une villa ? Ce ne sont là que quelques-unes des questions qui s’appliquent à la fois à ma recherche doctorale et à mon domicile actuel.

Mon projet de recherche est consacré aux fontaines et aux jeux d’eau de l’Antiquité tardive (3-6ème siècles après J-C). Les traces archéologiques de ces monuments se trouvent dans les villes anciennes : dans les rues et les places, et surtout dans les maisons urbaines, ainsi que dans les villas de campagne. Je me suis intéressée à leur conception architecturale, à leur contexte urbain ou domestique et à leurs aspects sensoriels pour approcher le plus possible l’expérience antique.

Je suis venue en Italie dans le but de continuer mon étude, je me retrouve dans une villa magnifique dans le cœur de Rome. Malgré son emplacement en plein centre-ville, l’Institut Suisse de Rome, autrement connu sous le nom de Villa Maraini, rappelle les villas dans lesquelles les aristocrates romains affluaient pour échapper aux étés étouffants et au rythme effréné de la vie urbaine. Au sommet d’une colline, nous bénéficions également de vues à couper le souffle, de brises agréables et d’ombre grâce à d’immenses pins parasols. Nous résidons dans un monde à l’écart de la circulation et les routes cahoteuses en contrebas, entourés d’un jardin verdoyant avec des fontaines et de statues.

Ici nous vivons dans un paysage construit, animé par l’eau et la nature, tout comme les propriétaires des villas romaines. Des grottes artificielles nous accueillent à la porte et les emblèmes du passé – épigraphes, amphores, chapiteaux de colonnes et bustes – ponctuent le chemin sinueux et très « paysagé » qui mène à l’édifice principal. Un bassin décoratif avec de l’eau en cascade se situe devant la grande façade et son spectaculaire escalier. Nous nous retrouvons ici presque tous les jours pour un déjeuner convivial entourés de plaisirs sensoriels.

En bref, depuis l’Antiquité, les fontaines servent comme lieu de rencontre, comme élégant cadre architectural pour les repas et les loisirs, et comme source d’inspiration pour les activités intellectuelles. Cette année, la villa et ses fontaines nous fournissent en plus un abri idéal pendant cette période difficile.


Ginny Wheeler (1991, Bryn Mawr, USA / Berne) – Archéologie
Elle s’est diplômée en Études européennes au Amherst College. Elle a ensuite travaillé à Rome pendant deux ans avant d’obtenir un Master of Philosophy in Classical Archaeology à la Oxford University, qu’elle a terminé en 2018; la même année elle a commencé son doctorat à l’Université de Berne. À Rome elle continuera à travailler sur sa thèse de doctorat financée par le Fonds national suisse. Ses recherches portent sur les fontaines dans l’Empire romain occidental dans l’Antiquité tardive.

© Simon Habegger

PRANZO

MOI : Pourtant, on se croirait jeudi.

LUI : Mais un jour de la semaine, ce n’est pas quelque chose qu’on peut ressentir, c’est impossible.

ELLE : Il faut juste connaitre l’ordre. Hier on était mardi, aujourd’hui on est mercredi, et demain on sera jeudi. Si on ne maitrise pas ça, l’existence n’est plus que chaos.

LUI : Exactement, c’est comme ça et c’est pour tout le monde.

« Cam’, tu ne m’entends donc pas ?! ça fait mille ans que je t’appelle pour le diner. Il est déjà 13h30, je me demande bien ce que Carlo nous aura préparé. Tu sais qu’il fait des merveilles, même les végétariennes sont conquises. » Bambù a faim, elle a raison, il m’arrive d’être trop absorbée par mes lectures, les lettres et les scènes à écrire, et ce monde nouveau à articuler. En sortant de l’atelier, nous croisons Benigni, depuis que nous avons commencé à travailler sur notre film, il philosophe avec les tortues d’Alessandro. Alessandro s’occupe du jardin. Il développe des trésors d’habileté pour suivre les plans élaborés par la Comtesse Carolina il y a plus d’une centaine d’années. Est-ce que c’est elle qui a décidé qu’il n’y aurait pas d’herbes aromatiques dans le jardin ? Ça doit être une question de standing. Mon italien s’améliore, demain je lui demanderai.

Ici, la lune ne disparait jamais, elle nous suit partout, s’assure que nous portions bien nos masques. Quand je la regarde, un vertige me prend à l’idée que chaque molécule de cet hémisphère, avec sa vie et ses occupations du moment, la voit aussi. Je regarde la lune et je me retrouve dans une ruine antique, derrière deux jeunes garçons qui pic-niquent assis sur une couverture marquée du logo de Casapound. Le premier veut absolument trouver un garage, le second ne comprend pas. « Mais si, tu sais, Jeff Bezos et tous ces autres connards, ils ont tous commencé comme ça. Il nous faut juste un garage et on y arrivera. » Je ne sais pas à quoi ils veulent arriver, je dois partir. Je me retrouve sur une plage de Catane, le repas est terminé, je suis une petite fille et j’entends Modesta nous mettre en garde : « Attention, Bambolina, Crispina, Olimpia, attention ! D’ici 20 ou 30 ans, vous n’accuserez pas les hommes quand vous vous trouverez à pleurer dans quelques mètres carrés d’une petite pièce, les mains mangées par l’eau de javel. Attention vous, privilégiées de la culture et de la liberté, de ne pas suivre l’exemple de ces anciennes esclaves parfaitement alignées qui, à la place des mains cisaillées par l’eau de javel, préfèrent le sinistre exercice masculin qui consiste à attacher les plus pauvres à la chaîne de montage, et les nuits sans sommeil de l’efficacité à tout prix. » Parfois mon cerveau va trop vite, mes pensées deviennent pluridimensionnelles et le possible interfère avec le probable. Ça crée un sacré bordel dans ma tête mais c’est essentiel pour notre travail : nous ne pouvons pas nous permettre d’être restreints par une vision linéaire et univoque de la réalité.

« Ciao come stai ? Tutto a posto ? » C’est Frederica avec ses cheveux roses. Avec Benjamino et les autres, ils prennent soin de la maison, de la dépendance et de nous. Nous, résident.e.s, vivons la vie de Modesta dans L’art de la joie. Ça n’a rien à voir avec la réalité. Il y a des signes qui ne trompent pas ; cette lune toujours présente, c’est un classique de la science-fiction. Pourtant depuis notre arrivée, nous en faisons l’expérience : quand le cadre et les moyens changent, le monde change. La vie à la Villa Maraini n’est pas la réalité, la villa de Catane n’existe que dans le roman de Goliarda Sapienza, mais bientôt nous occuperons cette ancienne tannerie à Turbigo. Les cadres se changent et s’échangent et nous pouvons construire ceux qui nous manquent.

Le diner est fini. Carlo nous avait préparé la parmigiana. Pour le viandistes c’était saltimbocca alla Romana. Nous avons toustes trop mangé. Je me rappelle d’avoir vu les anciennes résidentes et résidents revenir en Suisse, toustes avaient grossi. Je doute que nous y échappions.


Roxane Bovet (1986, Genève) & Yoan Mudry (1990, Lausanne)

Roxane Bovet est curatrice, autrice et éditrice. Elle crée des espaces de dialogue – des espaces dialogiques. Espaces physiques, virtuels, littéraires, géographiques, textuels ou imaginaire, elle tente de faire se rencontrer des choses, des objets, des gens, des concepts ; de mixer les natures pour porter une réflexion sur le monde qui nous entoure. Elle est l’une des fondateur-trice des éditions Clinamen (2013), a co-géré les espaces d’art contemporain Zabriskie Point (Genève, 2013-2018) et l’espace Forde avec Yoan Mudry (Genève, 2018-2020). Elle est à l’origine de différent projets curatoriaux indépendants, entre autres : HTWW (Genève 2017), Feed your friends (Bucarest 2017), Utopias are more or less Fascistic (Bâle 2017). Elle dirige le site linearitysmodulation.net et participe au projet de recherche A-sides.

Yoan Mudry
a obtenu un MA (Work.Master) à la HEAD – Haute école d’art et de design à Genève en 2014. Sa pratique est pluridisciplinaire et interroge les méchanismes de circulation d’image, de narrations et d’informations de notre monde contemporain. Yoan a co-dirigé l’espace d’art Zabriskie Point (2013-2018), ainsi que Forde (2018-2020). Sa pratique a mené à plusieurs publications, dont un Cahier d’Artiste (Pro Helvetia) en 2019. Son travail à notamment été montré en 2019 à La Rada (Locarno), Liste (Bâle), Ballostar Mobile (Berne) ; Super Dakota (Bruxelles) ; Swiss Art Awards (Bâle) ; en 2018 à Union Pacific (Londres) ; Istituto Svizzero (Rome) ; He.Ro (Amsterdam) ; Kunsthalle Luzern (Lucerne) ; Kunsthalle Palazzo (Liestal).