Un lundi au cinéma. Entre sacré et profane, pop corn et politique

Cinema-Teatro Arena Trianon, représentation, 1950.Source: Alfano, Fabio. Giovanni Pernice: l’Arena Trianon e le altre opere. Palermo: Kalós edizioni, 2019

Lundi 26 septembre 2022. Une journée spéciale car avec l’arrivée de l’automne et de températures plus raisonnables, les salles de cinéma de Palerme rouvrent leurs portes pour une nouvelle saison. Une journée spéciale également car hier le peuple italien a voté et les résultats, qui paraissaient impensables depuis 1945, sont, pour utiliser un euphémisme, des plus inquiétants.

Avec Maya Hottarek, l’artiste avec qui je partage cette résidence au Palazzo Butera, nous nous rendons au Cinema Rouge et Noir, qui se trouve près du Teatro Massimo, en plein coeur de Palerme. Tous les lundis soir a lieu le ciné-club, l’endroit est bondé, tout le monde se connaît et se salue, un seau de pop corn dans une main, un Campari Soda dans l’autre.

Après les mondanités palermitaines d’usage, place au 7ème art, qui est, après tout, la raison de mon séjour ici. Gian Mauro Costa, le directeur du Rouge et Noir, présente d’abord le film du jour, M le Maudit de Fritz Lang. Puis, la mine grave, il évoque ce qui est déjà sur toutes les lèvres depuis la veille. Il est inquiet, comme tout le monde dans la salle. Journée spéciale ai-je dit plus haut, journée tristement historique, rectifie-t-il.

A Palerme, le sacré est partout. Le profane aussi.

Sur les autels, Marie est entourée par des canettes de bières vides, fidèles gardes du corps.
Sur les places, les confettis rose Madre di Dolore prega per noi se cachent entre les pavés sur lesquels roulent les enfants en scooters.
Et sur la scène du cinéma, le directeur a des allures de prêtre et nous écoutons son sermon avec attention.

C’est pour et par la culture que nous devons nous battre, affirme-t-il.

Annonce de la réouverture de l’Arena Trianon. Source: L’Ora 13 juin 1951, p.3., Instituto Gramsci, Palerme

La culture, c’est peut-être le sacré et le profane à la fois ? Le cinéma l’est en tout cas, c’est ce que me racontait Mario Bellone, figure emblématique de la culture palermitaine et ancien directeur du cinéma en plein air de la Villa Philippina, autour d’un macchiato au Café Luca. Il affirme que le seul endroit où les gens se rendaient avec autant d’assiduité, et plus d’enthousiasme, qu’à l’église, c’était les arene. Si les églises sont classées au patrimoine et protégées, ce n’est pas le cas de ces temples ephémères du film.

Arene est le nom donné à ces cinémas de quartier en plein air qui se sont développés principalement durant les années cinquante à septante, suite aux bombardements qui avaient constellé la ville de vide, de terrains vagues, que le cinéma, en plein essor à cette époque, s’est empressé de venir combler. Ces arene naissaient dans les cours à l’arrière de cinémas existants, sur des petites places, ou même entre deux maisons; elles fleurissaient partout où un soupçon d’espace libre le leur permettait. Leur organisation était simple et généralement ces espaces se créaient souvent sur l’initiative des habitants du quartier, qui parfois allaient même jusqu’à apporter les chaises en plastique de leur cuisine.

Au cours de cette résidence, l’objectif est de mettre par écrit l’ histoire principalement orale de ces arene, de chercher des indices de leur existence dans les archives des journaux palermitains L’Ora et Il Giornale di Sicilia, de récolter témoignages et anecdotes et éventuellement de tenter de faire revivre ces lieux pour des évenements contemporains.

Programme des projections dans les arene de Palerme, été 1951. Source: L’Ora 17 juin 1951, p.3, Istituto Gramschi, Palerme

Avec Nuova Orfeo, collectif d’artistes que j’ai rencontré au cours de ma résidence et qui a déjà organisé, en 2021, une projection dans l’ancienne Arena Sirenetta à Mondello, nous nous sommes pris au jeu d’imaginer un évenement similaire dans l’emblématique Cinema-Teatro Arena Trianon.

Cette arena se trouve via Alessandro Scarlatti 14, à quelque pas du Cinema Rouge et Noir et fut réalisée en 1944-45 par l’architecte Giovanni Pernice et Paolo Caruso sur demande d’un riche commerçant de Catagne, Giovanni Papale, passioné de théâtre et de cinéma. La commune de Palerme lui avait cédé un terrain près du magasin d’éléctroménager qu’il possédait déjà sur une rue adjacente. Ce genre de projet était particulièrement rentable après la guerre, et l’arene fut construite avec des matériaux récupérés des bombardements dans une architecture typiquement fasciste, comme le reste du quartier dans lequel elle se situe. Elle devint rapidement un haut lieu de culture de la ville et accueillit sur ses planches de grands noms tels que Alberto Sordi ou Mata Hari, puis son activité se réduisit aux projections cinématographiques et finalement, avec l’arrivée de la télévision dans les foyers, sa fonction devint presque désuète.

Elle fut vendue aux enchères dans les années quatre-vingt et est depuis lors, utilisée comme parking.

Après trois mois de recherches théoriques à Palerme, je pense encore à la conclusion du discours de Gian Mauro Costa. Devant l’écran, il nous regardait tous assis, disciples de la culture, marée de petites têtes auréolées par la lumière encore allumée de la salle de cinéma et il nous asséna un dernier conseil, ou même un ordre, que j’ai décidé de prendre au pied de la lettre.

Non stare zitti, vi prego.
Fate casino!

Cinema-Teatro Arena Trianon, Via Alessandro Scarlatti, aujourd’hui. Source: Photographie par Giovanni Lizzio

Lisa Virgillito (1996) – Histoire et théorie de l’architecture

Lisa Virgillito est titulaire d’un Master en Architecture de l’École polytechnique fédérale de Lausanne – EPFL et ses recherches universitaires portent sur la préservation du patrimoine architectural et culturel des lieux dits « informels » et sur l’intersection de ces activités culturelles avec l’environnement domestique. Une partie de la thèse sera réalisée à Madrid et se concentrera sur l’étude des « corralas », une typologie de logements sociaux du XXIe siècle qui ont également des représentations théâtrales dans leurs cours. À Palerme, elle s’est penchée sur l’étude d’un exemple sicilien, les arènes, anciens cinémas populaires en plein air. Les fragments de ces cinémas encore présents dans la ville on été étudiés et documentés par des photographies et des dessins d’architecture.

Photo : Gina Folly

Début de l’année académique

Fin juin, la Ville éternelle semblait écrasée sous un dôme de chaleur. Dès le mois de mai, des températures exceptionnellement élevées saturaient l’air, la canicule avait pris un tour ouvertement apocalyptique : nuages gris dans le ciel, vent brûlant soufflant une fine pluie de cendres sur le jardin de la Villa Maraini. Cette vision devait-elle faciliter nos adieux ?

Notre réponse fut: une longue table, des serviettes blanches, du bon vin, un repas délicieux, l’échange de mots et de petits présents à la veille de la séparation La soirée d’adieu des résident.e.s est arrivée pour moi plus vite que prévu. Avec leur arrivée à l’Istituto Svizzero à Rome dix mois auparavant en septembre 2022, j’avais pris mes nouvelles fonctions de responsable du programme scientifique. Pour la première fois, il m’était donné d’aménager avec eux le calendrier annuel de l’Istituto Svizzero, rythmé par des vernissages d’exposition, des concerts, des manifestations scientifiques, ainsi que par des visites et des voyages d’étude.

J’ai encore du mal à réaliser que ce ne seront pas les mêmes visages, les mêmes personnalités que nous accueillerons fin septembre à l’Istituto Svizzero, tant les résident.e.s semblent incarner ce lieu et former une unité.

La Villa Maraini, c’est avant tout ses résident.e.s! Pour une période de dix mois, les treize personnes retenues par le programme Roma Calling forment une communauté de vie et de travail : artistes et scientifiques de tout domaine et de toute discipline se consacrent à leurs projets individuels, découvrent Rome, et cultivent l’échange interdisciplinaire, notamment lors du repas de midi pris en commun. Cette communauté élargie compte aussi deux artistes et deux scientifiques à Milan et à Palerme, qui ont été choisis.es pour une résidence (Milano Calling pour sept mois, Palermo Calling pour trois mois), ainsi que des Senior fellows, qui passent, sur invitation, de brefs séjours à l’Istituto Svizzero. Un premier voyage d’étude en commun à Palerme en octobre est l’occasion de faire connaissance, de créer des liens et de déployer ses antennes dans le Sud de l’Italie.

Le jardin de Villa Maraini à Rome

Je me réjouis beaucoup découvrir comment nos résidents du monde de l’art et de la science formeront une nouvelle communauté au cours de l’année. Les échanges promettent d’être passionnants : cette année, les fellows scientifiques viennent de l’architecture et de l’histoire de l’architecture, de la philosophie, des sciences politiques, de l’anthropologie sociale, de l’histoire des religions, du droit et de l’astrophysique. Loin de se contenter d’investiguer dans les archives et les bibliothèques de Rome, de Milan et de Palerme, ou dans les documents et les livres d’histoire, à la recherche de réponses à leurs questions, ils et elles mèneront aussi des recherches sur le terrain, dans des lieux ordinaires de la ville, entreront en contact avec les organisations internationales basées à Rome, ou mèneront des études expérimentales dans une infrastructure de recherche à Milan. L’Istituto Svizzero jouit d’un bon ancrage dans le paysage académique romain, que ce soit les instituts de recherche ou les universités. Aussi, il nous tient à cœur de mettre notre vaste réseau au service des chercheur.euse.s pour leur permettre de mieux s’immerger dans leurs différents milieux de recherche locaux.

Le coup d’envoi de la nouvelle période de résidence sera donné par l’événement September Calling, qui se tiendra le 30 septembre à la Villa Maraini. Les invités  – de la scène artistique et scientifique romaine  – auront l’occasion de rencontrer personnellement les fellows et d’en apprendre davantage sur leurs projets de travail. Ensuite, les portes de l’Istituto Svizzero seront ouvertes pour un concert public dans le jardin qui marquera le début de l’année académique.

Cet automne encore, deux grands évènements sont prévus dans le programme scientifique, en collaboration avec des universités italiennes et suisses. Dans la série Dispute, nous organisons « Overbooking : Rethinking ‘sustainable tourism’ in the 21st Century », un événement sur la question du tourisme durable. La pandémie a montré à quel point nos villes dépendent du tourisme (de masse), et combien elles souffrent en parallèle de ses divers effets. A quoi ressemblerait un tourisme instruit, socio- et éco-responsable ? Dans ce domaine, l’Italie et la Suisse offrent des exemples intéressants, qui seront examinés et discutés par des expert.e.s. Dans la série Innovation, nous nous pencherons sur l’hôpital en tant qu’institution sociale majeure, au cœur des débats pendant la pandémie. Il est apparu très clairement que l’hôpital est bien plus qu’un lieu d’innovation technologique, et qu’il est et doit être un lieu d’innovation sociale. C’est pourquoi la conférence « The Hospital Inside Out : Historical legacies and social innovation » réunit aussi des expert.e.s en anthropologie et sociologie médicales, en histoire de la médecine et de l’architecture.Ce sera l’occasion de faire un tour d’horizon des débats et des recherches actuels sur le passé, le présent et l’avenir de l’hôpital, de manière interdisciplinaire.

Lorsque nous reprendrons la vie de l’institut en septembre, la ville nous attendra encore avec des températures caniculaires. Mais nous, de retour  Nord, accueillerons avec joie cet été indien. Et près une année à Rome, ce sera le moment de décider quelle saison plonge le jardin de la Villa Maraini dans la plus belle lumière.


Maria Böhmer est responsable du programme scientifique de l’Istituto Svizzero à partir de septembre 2021. Elle a étudié l’histoire et la littérature allemande à l’Université Humboldt de Berlin et à l’Université La Sapienza de Rome. Ensuite, elle a suivi le programme de doctorat en “Histoire et Civilisation” à l’Institut Européen de Florence et elle a obtenu son doctorat en 2013, avec une thèse sur l’histoire de la psychiatrie au XIXe siècle. De 2014 à 2021, elle a été collaboratrice scientifique à l’Université de Zurich, où elle a enseigné l’histoire de la médecine et des sciences, à la fois à la Faculté de médecine et au Département d’histoire. Elle a également été chargée de cours en Medical Humanities à l’Université de Fribourg (CH). Au centre interdisciplinaire « Zentrum Geschichte des Wissens » (ZGW) de l’Université et de l’ETH Zurich, elle a été associée scientifique, représentante des collaborateurs scientifiques et membre de la direction élargie.

© Gina Folly