Mollino à Milan

Histoire d’un sauvetage

La Triennale de Milan expose actuellement les meubles créés par l’architecte Carlo Mollino pour la Casa Albonico à Turin (1944 – 1946), édités par Apelli, Varesio & C. L’exposition fait suite à l’acquisition récente de ces pièces par l’Etat italien, qui en avait préalablement annulé la vente sur le marché international, empêchant ainsi que ces œuvres de design ne sortent du pays. Intitulée «Carlo Mollino Allusioni Iperformali» (en français, Carlo Mollino Allusions hyperformelles), l’exposition célèbre ce «sauvetage» d’une partie de l’héritage du design italien.

Carlo Mollino est une des grandes figures du design italien du vingtième siècle. Ses créations sont très prisées des collectionneurs internationaux. La Suisse compte d’ailleurs elle aussi un important collectionneur en la personne de Bruno Bischofberger. Modèles uniques pour la plupart, les pièces de Mollino atteignent des prix records sur le marché international du design. En accueillant les meubles créés pour la Casa Albonico, la Triennale de Milan donne au public l’occasion rare de voir des réalisations originales de Mollino.

Carlo Mollino Hyperformal Allusions’ currently at Triennale Milano. © Gianluca Di Ioia

Sons, miroirs, ombres et lumières

Une table, six chaises, un meuble de séparation, un buffet, deux fauteuils et un sofa composent la suite de meubles exposés. Ces pièces, créés par Mollino en 1945 pour l’ingénieur Paolo Albonico et sa fiancée Giuseppina Regalia sont présentées sur des miroirs, éclairées par en dessus et disposées librement dans un espace d’exposition noir. Les miroirs reflètent la lumière vers le haut, orientant le regard vers le jeu d’ombres et de lumières, aux contours fragmentés et erratiques, qui se dessine au plafond, mais aussi vers le bas, où se reflète un élément caractéristique: les piètements sculptés en bois laqué, aux formes organiques, qui forment les élégants supports de tous les éléments présentés, des buffets rectangulaires au plateau en verre enchâssé de la table, en passant par les fauteuils et les sofas rembourrés.

Carlo Mollino Hyperformal Allusions’ currently at Triennale Milano. © Gianluca Di Ioia

En regardant à travers le plateau de la table (et dans le miroir sur lequel elle est exposée), on peut pleinement apprécier la qualité du piètement en bois sculpté et des très beaux joints en laiton.

Carlo Mollino Hyperformal Allusions’ currently at Triennale Milano. © Gianluca Di Ioia

Sur le meuble de séparation, l’élément qui attire l’attention est une petite sculpture en bronze d’Umberto Mastroianni. La figurine féminine est posée sur la partie inférieure du buffet et soutient la partie supérieure, telle une cariatide. Le buffet, conçu pour servir de séparation, est double face. Les deux côtés sont composés de surfaces de bois plaqué laqué, qui contrastent avec une série de tiroirs de finition rustiquée en forme de diamants (finition que l’on retrouve dans les projets architecturaux de Mollino, tels que le club hippique de Turin et le Teatro Reggio).

Carlo Mollino Hyperformal Allusions’ currently at Triennale Milano. © Gianluca Di Ioia

Sur le mur opposé aux meubles sont exposés des dessins de Mollino ainsi que deux lettres manuscrites adressées par l’artiste à la Triennale. Les dessins permettent au visiteur de comparer les ébauches aux meubles auxquelles elles se réfèrent, de rechercher les similitudes et les différences entre les croquis et leur réalisation. Parfois, les différences sont importantes: les dessins montrent diverses ébauches de versions précoces et de pièces jamais réalisées. Les croquis au crayon montrent le trait reconnaissable de Mollino et ses talents de dessinateur. Ils sont toutefois un peu moins détaillés que ses dessins habituels, ce qui conduit certains spécialistes à penser qu’ils n’ont peut-être pas servi de base d’exécution exacte, mais plutôt de supports de discussion avec les artisans de l’atelier de menuiserie de Francesco Apelli et Lorenzo Varesio. Les lettres, pour leur part, confirment la désaffection de Mollino pour le design industriel encouragé par la Triennale Milano et sa détermination à travailler sur des commandes privées avec de petits artisans, convaincu de leur «compréhension et de leur sens inné du goût».

En fond sonore, une boucle répétitive crée une atmosphère mystérieuse au sein de l’espace d’exposition obscur et entraîne le visiteur vers la pièce suivante: Ritratti ambientati di Carlo Mollino, un volume rare de la série de livres de photographies Occhio Magico, publiée en 1945. La petite publication, de la taille d’un livre de poche et regroupant des portraits de femmes, est délicatement exposée dans une vitrine éclairée dans le noir. Au-dessus, un diaporama en feuillette le contenu, avec pour accompagnement des sons futuristes, auxquels se mêle une voix féminine hâchée lisant des passages de la préface signée Ermanno Scopinich. L’auteur s’interroge sur la façon dont la femme photographiée est entrée dans le «monde fantastique de Mollino». Faisant écho à ces mots, l’environnement sonore évoque le monde intérieur «magique» de l’artiste turinois. Cette partie de l’exposition donne une vision étrangement anachronique du travail photographique de Mollino, qui laisse peu de doute quant à sa propension à transformer les femmes en objets.

Re-lire Mollino?

Le catalogue éponyme de l’exposition, Carlo Mollino Allusioni Iperformali, édité par Marco Sammicheli, cherche toutefois à dresser un portrait plus complexe de Carlo Mollino au travers des contributions de différents spécialistes. A partir d’objets de design, éléments de l’œuvre de l’artiste bien connus du-grand public, il s’efforce d’aller au-delà des lectures réductrices antérieures qui regardent Mollino par le prisme de l’érotisme, de l’ésotérisme et du surréalisme, en apportant d’autres perspectives, comme le rôle du futurisme, l’influence de ses collaborations avec des artistes et des artisans et sa correspondance avec des figures importantes de la culture italienne, telles que Gio Ponti. Le catalogue comprend également des témoignages, des interprétations artistiques et des hommages émanant de contemporains masculins et d’admirateurs plus tardifs de Mollino. Si ces derniers reflètent l’influence durable de Mollino sur de nombreux créateurs, ils comportent le risque de contribuer à la mythification même que la publication cherche à combattre. Dans l’ensemble, néanmoins, le catalogue parvient à donner une impulsion salutaire à une relecture nécessaire du travail et de la personnalité de Carlo Mollino et ouvre des voies prometteuses à de nouvelles explorations.


Gerlinde Verhaeghe (1986) – Histoire et théorie de l’architecture

Gerlinde Verhaeghe (1986) est titulaire d’une maîtrise en histoire de l’architecture de la Bartlett School of Architecture (UCL) et d’une maîtrise en architecture de la faculté d’architecture de la KU Leuven, où elle a également été assistante de recherche. En tant qu’architecte, elle a travaillé dans plusieurs studios en Europe et a écrit des articles pour le magazine d’architecture belge A+. Depuis 2018, elle mène des recherches doctorales à l’Institut d’histoire et de théorie de l’architecture de l’ETH Zurich. À Milan, elle poursuivra ses recherches sur l’architecte turinois Carlo Mollino.

Photo by Rebecca Bowring

L’AUTRE ROME. La Terza Roma, capitale d’un empire colonial au XXe siècle

Pour moi aussi, entendre parler de l’Italie comme d’une nation colonisatrice, ça résonnait faux au début. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à l’architecture des régimes totalitaires du XXe siècle, il m’a vite semblé que l’histoire italienne de l’entre-deux-guerres avait toujours eu droit à un certain traitement de faveur. Oui le fascisme est né en Italie, certes Mussolini s’est allié à Hitler et, bien sûr, le Duce est en grande partie responsable des désastres de la Seconde Guerre mondiale. Mais les Italiens ont toujours été présentés, eux, comme un peuple pacifique : la brava gente.
On ne niera pas ce point, simplement l’historiographie récente nous montre qu’eux aussi ont eu leurs ambitions expansionnistes et que comme presque toutes les nations européennes (y compris la Suisse, ne l’oublions pas), l’Italie a voulu pouvoir profiter de ce réseau eurocentrique d’influences et d’exploitation que l’on appelle le colonialisme. Après tout, c’est ici que gisaient les ruines d’un empire à l’origine de notre civilisation occidentale, pas ailleurs.

Cartes de l’empire romain à son apogée (à gauche) et de l’Impero Fascista (à droite) sur les murs extérieurs de la Basilique de Maxence en 1938 © Archivio Fotographico, Monumenti Antichi e Scavi.

L’Érythrée et la Somalie, puis les îles grecques du Dodécanèse et la Libye, ont d’abord constitué les possessions territoriales italiennes que Mussolini a finalement transformées en un empire colonial avec la conquête de l’Éthiopie en 1936 et l’annexion de l’Albanie en 1939. L’Impero fascista se voulait aussi vaste et digne que de celui d’Auguste et plus civilisateur encore que les empires britanniques et français (trop capitalistes au goût des fascistes).
Dans les faits, on se rappellera surtout que cet empire de courte durée a été responsable d’exterminations organisées et quotidiennes en Afrique de l’Est, d’un génocide prolongé en Libye et d’une sédentarisation forcée des tribus nomades, ainsi que de massacres de masses dans les Balkans. Au nom de la nouvelle Pax Romana et au nom de l’empire romain ressuscité, les troupes italiennes ont commis une infinité d’actes inhumains contre les populations locales, dont des bombardements aériens, des guerres chimiques et la systématisation de camps de concentration. Mais tout ça, on l’a oublié.
Dans l’imaginaire populaire, cette part d’ombre de l’histoire italienne reste grandement méconnue et malgré son étendue, l’entreprise coloniale italienne a connu une damnatio memoriae. Une fois le fascisme éradiqué, les colonies perdues et la République italienne instaurée, il s’agissait de faire taire l’implication des Italiens dans les atrocités commises au cours des guerres coloniales. Les crimes de milliers d’hommes sont devenus ceux d’un seul : Benito Mussolini.

Détail du théâtre de Marcellus et ses trois fasci (symboles du fascisme) encore visibles. Monument entièrement dégagé et isolé en 1932 © Ilyas Azouzi, 2021.

Pourtant, à Rome, ce passé est encore visible, palpable, inscrit dans les murs, et il dessine même certains des contours de la ville éternelle. Mussolini a voulu faire de la capitale italienne le centre d’une nouvelle civilisation impériale. Les architectes et les urbanistes du dictateur ont joué un rôle crucial pour la propagande en créant un lien tangible entre les ruines de la Rome antique et les revendications coloniales du nouveau régime fasciste. En faisant disparaître bon nombres de quartiers dits « médiévaux » de la ville et en procédant à des sventramenti (littéralement des éventrements), le Duce a fait mettre en valeur le mausolée d’Auguste et l’Ara Pacis, dégagé le colisée, les arcs de triomphe de la ville, la zone des fora impériaux et le théâtre de Marcellus afin de dessiner des axes qu’on a baptisé Via del Impero, Via Imperiale, ou encore Via dell’Africa. Le but était simple : montrer au reste du monde que la civilisation romaine, la grande « civiltà romana », était prête à renaître, à réclamer son dût une fois de plus.

Via di San Gregorio (Ancienne Via dei Trionfi), avenue monumentale destinée à relier le Colisée au Ministère de l’Afrique Orientale (au centre). De nombreux fasci y sont encore visibles © Ilyas Azouzi, 2021.

C’est dans cette Rome-là que l’on se promène aujourd’hui, résultat de fouilles entreprises par des archéologues au services de l’État fasciste, « isolant » les monuments antiques autrefois dissimulés sous les baraques de quartiers populaires. Il s’agit donc d’un passé trié, arrangeant et au service de la propagande impériale fasciste, que les touristes découvrent en se promenant aux abords du colisée, de la colonne Trajane, autour du Largo Argentina, ou encore sur la Piazza Augusto Imperatore. Certains noms ont évidemment été changés (la Via Imperiale est devenue Via Cristofo Colombo, la Via del Mare, qui célébrait l’expansion outremer, a été renommée Via del Teatro di Marcello et la Via del Impero a pris le titre plus humble de Via dei Fori Imperiali). Les monuments spoliés, tels l’obélisque d’Axum en Ethiopie, ont été en grande partie restitués, les bâtiments de l’immense Ministère de l’Afrique Orientale Italienne transformés pour les besoins de l’ONU, etc., etc. Mais qu’on ne s’y méprenne pas, l’urbanisme romain demeure lui une trace tangible de ce passé dont on ne veut pas parler.

Via della Civiltà del Lavoro à l’EUR (Esposizione Universale di Roma), © Ilyas Azouzi, 2019.

De nos jours, c’est le quartier de l’EUR, au sud de Rome, pensé comme une prolongation de la ville vers la mer (et donc vers les colonies), qui reste l’expression la plus emblématique des aspirations impériales de Mussolini. Avec ses monuments spectaculaires conçus comme l’expression de la « suprématie civilisationnelle » de l’Italie pour une Exposition universelle avortée, l’EUR se voulait créer un pont entre la modernité fasciste et les ruines de la Rome augustéenne dont elle s’inspire et qu’elle visait à porter jusqu’aux rives de la mer Tyrrhénienne ; jusqu’aux confins de l’empire.

“La Troisième Rome s’étendra sur d’autres collines le long des rives du fleuve sacré jusqu’aux plages de la mer Tyrrhénienne”, extrait d’un discours de Mussolini sur le palazzo degli Uffici à l’EUR© Ilyas Azouzi, 2019.

Car le fascisme italien en somme c’est ça : une myriade de mythes fondateurs, de revendications idéologiques nationalistes et d’aspirations à retrouver un passé fantasmé. Ça oui, on le sait. Mais ce dont on parle moins c’est comment Rome s’est faite la capitale d’un empire principalement africain, aux ambitions agressives et visant à faire briller une civilisation fasciste « digne » héritière de l’empire d’autrefois. Aujourd’hui, c’est cette Rome là que je suis venu explorer, et c’est cet aspect-là du fascisme que je souhaite déterrer.


Ilyas Azouzi (1990) – Histoire et théorie de l’architecture

Ilyas Azouzi (1990) a obtenu un MA en histoire de l’art à l’Université de Lausanne et un MA en histoire et théorie de l’architecture à la Bartlett School of Architecture (UCL). Depuis 2018, il prépare son doctorat à l’University College London, où il enseigne la géographie et l’histoire urbaines. Sa thèse porte sur le rôle de la théorie architecturale dans la politique coloniale fasciste et la manipulation de l’urbanisme pendant l’expansion impériale italienne (1936-1943). À Rome, il poursuivra son travail de recherche postcoloniale interdisciplinaire qui reflète son intérêt pour l’architecture, l’urbanisme et l’histoire politique et intellectuelle.

Photo by Rebecca Bowring

Réfléchis, bégonia, réfléchis!

Dans leur chute, les poids ont cassé une branche du bégonia. Nous l’offrons à Gennaro en espérant qu’il pourra en faire une bouture. Nous repartons après l’avoir convaincu que nous n’avons pas faim et que c’est juste une mauvaise journée.

Il est sept heures et demi du matin quand nous partons de Lugano. Nous avons prévu une étape au camping Santapomata en Toscane pour une baignade en mer et comptons rejoindre Rome le lendemain. Nous chargeons dans la vieille Mercedes métallisée tout ce dont nous aurons besoin pour vivre 10 mois à l’Institut. En vrac: des livres, des manteaux et des chaussures, des paquets de craie, une télévision, un ordinateur, cinquante kilos de poids de musculation, une machine à coudre, quelques bibelots et objets hétéroclites, un bégonia et d’autres plantes. Sans oublier, deux caisses contenant des œuvres d’art d’une artiste de renom, d’une valeur inestimable. Nous n’avons roulé que quelques minutes quand survient un premier imprévu anodin: nous prenons la mauvaise route. Nous ne trouvons pas le bureau des douanes suisses et, prisonnières du réseau routier, traversons la frontière par erreur.

Papiers et carte grise! Où allez-vous? Pourquoi emmenez-vous un bégonia? Vous partez en vacances avec votre machine à coudre? Est-ce que vous déménagez ou non? Où allez-vous avec toutes ces affaires personnelles?


Ils vérifient nos passeports et, assez miraculeusement, ne nous demandent pas de vider la voiture pour procéder à un contrôle. Demi-tour en deux temps à la frontière. Après avoir rejoint les poids lourds dans la file de sortie, nous entrons dans la douane commerciale Suisse-Italie. Nous sommes les seules conductrices garées parmi les camions. Alors que nous préparons les papiers, une bagarre éclate entre les chauffeurs routiers. Il est neuf heures et demi du matin. Nous déposons les formulaires, traversons la douane et à peine entrées sur le territoire italien, celle de nous deux qui conduit sursaute:

Chérie, la Mercedes ne freine plus.

Refusant de céder à nos fréquents élans alarmistes, nous essayons de nous convaincre que tout va bien. Restons calmes! En attendant, un indicateur rouge triangulaire clignote au milieu du tableau de bord. Le véhicule est indomptable et nous décidons de nous arrêter au garage le plus proche, au bas d’une ruelle très raide. Pédale de frein au plancher et souffle retenu, nous survivons à la descente. Et dès le compartiment moteur ouvert, le mécanicien rend son implacable verdict:

Vous n’irez pas jusqu’à Rome avec cette voiture. L’ABS est cassé et il faut compter plusieurs jours, voire une semaine, pour se procurer la pièce de rechange adaptée à ce modèle.

Parties il y a trois heures, nous avons couvert à peine vingt kilomètres et nous voilà à l’arrêt, avec un bégonia de plus en plus éprouvé. Nous passons des heures au téléphone, multiplions les appels interminables et luttons pour ne pas nous laisser aller au désespoir. D’ailleurs, nous sommes bien décidées à poursuivre notre route. Rebrousser chemin est tout simplement hors de question. Ne trouvant pas de véhicule de location à Come, nous en réservons un à Milano Centrale, à cinquante kilomètres de là.

Gabriel, comment ça va? Ici, c’est la catastrophe. La voiture est en rade. Aurais-tu le temps de nous conduire à Milan?

Notre ami vient nous sauver la mise. Nous transférons notre chargement dans son véhicule, en prenant soin de laisser les clés sur le pneu de la Benz, abandonnée à son triste sort en attendant l’arrivée de la dépanneuse. Nous lui disons au revoir par la fenêtre. Sept heures après notre départ, nous sommes toujours à Come, le ventre vide. Arrivées à Milan, nous allons acheter des sandwichs dans un bar miteux de la gare centrale, avant de nous rendre au bureau de location de véhicules. Là, l’opérateur nous explique que nous ne pouvons pas louer de voiture parce que notre carte n’est pas reconnue. Nous lui jetons des regards noirs de rage mêlée de désespoir, en retenant nos larmes. 

Vous n’avez pas idée de tout ce qui nous est arrivé aujourd’hui. Nous avons absolument besoin d’une voiture.

Nous découvrons alors que, mystérieusement, notre carte de débit nous permet de louer une BMW X2. Nous vidons le véhicule de secours, transférons nos affaires dans le SUV immaculé et prenons congé de notre ami, en lui promettant monts et merveilles en remerciement. On est sur la bonne voie. L’air conditionné libéré par les petites grilles d’aération redonne vie à notre bégonia, qui ignore tout de l’impact du R134a sur l’environnement. Maintenant, il ne nous reste qu’à restituer les œuvres d’art à leur propriétaire légitime et à mettre le cap sur la mer tyrrhénienne. Il est cinq heures de l’après-midi quand nous déchargeons les caisses dans le quartier de Taliedo, à l’est de la ville. Nous nous engageons sur l’autoroute, sortons de Milan et, l’esprit un peu plus léger, nous dirigeons vers le sud. Trois quarts d’heure plus tard, le téléphone sonne. 

C’est Stefano, du bureau des douanes. J’ai la police sur le dos. Vous devez revenir ici avec les œuvres d’art parce que vous n’avez pas terminé les formalités de dédouanement, il manque un tampon.

Le bégonia sursaute. Nous apprécions très moyennement cette mauvaise blague de la police, mais n’avons d’autre choix que de retourner à Chiasso avec les œuvres. Les jurons fusent dans le trafic.

Sortons ici. Revenons en arrière et réfléchissons à un plan d’action.

Alors que nous roulons en direction de Milan, un accident sur l’autoroute nous immobilise une heure de plus. Ça nous laisse du temps pour réfléchir à la meilleure façon de procéder. Réfléchis, bégonia, réfléchis. Le bureau des douanes ferme dans une heure. Nous n’arriverons jamais à temps. Il faudra dormir à Milan et repartir le lendemain matin. Rentrer à la maison? Exclu. Ce n’est même pas une option. Autre ami. Autre coup de main.

Salut David, tu es dispo? Ah, tu travailles. Ça te dirait de gagner un peu d’argent? Il faudrait apporter des œuvres d’art à la douane demain matin. Non, trésor, ne t’inquiète pas. Nous allons les chercher nous-mêmes chez ton père de l’autre côté de la ville. C’est la moindre des choses.

Nous récupérons les œuvres dans le quartier est de Milan et traversons la ville à l’heure de pointe en direction du nord. Gennaro nous attend au milieu de la route et nous offre deux pêches et des taralli. En sortant les caisses du coffre, l’une de nous se prend 50 kg de poids de musculation sur un pied. Voyant que l’autre, assise à même l’asphalte, est sur le point de craquer, elle fait comme si de rien n’était. Dans leur chute, les poids ont arraché une branche du bégonia. Nous l’offrons à Gennaro en espérant qu’il pourra en faire une bouture. Nous repartons après l’avoir convaincu que nous n’avons pas faim et que c’est juste une mauvaise journée. L’autoroute est sombre et vide. Nous traversons les Apennins sur l’A1 VAR en un temps record. Nous réussissons à atteindre Santapomata sans encombre, en chantant à gorges déployées toutes les chansons de l’unique album des Lunapop. A deux heures du matin, le veilleur de nuit du camping nous attend aux abords de la pinède toscane, avec en bruit de fond le chant des cigales et le ronflement des touristes endormis dans leurs tentes Decathlon. Souriant dans l’obscurité, il nous aide à décharger le bégonia bien amoché par le voyage, en nous parlant de son merveilleux jardin de plantes grasses et du dérèglement climatique. Il nous accompagne jusqu’à notre tente. 

Et voici, Mesdames. Les clés du paradis.

Nous posons délicatement le bégonia sous le portique, fumons une dernière cigarette et nous engouffrons dans la tente. Nous allumons la lumière et regardons autour de nous. Nous sommes à court de mots, et le camping à court de draps. Nous enfilons tous les vêtements que nous avons emmenés et nous enroulons dans nos serviettes de bain. Blotties l’une contre l’autre, nous nous souhaitons bonne nuit, tandis que le bégonia se réveille, ému de voir la mer pour la première fois. Nous nous réveillons nous aussi. Nous prenons un café et nous accordons un plongeon dans l’eau salée. Dans l’après-midi, après trois heures de route, nous arrivons sans imprévu devant le portail, au bas de la colline de la Villa Maraini.

Nous y sommes. Regarde, il y a un romarin!


Marta Margnetti & Giada Olivotto – Arts visuels, curatrices
Marta Margnetti
(1989) est une artiste qui s’attache à créer des géographies domestiques et des lieux imaginaires qui défient notre perception. Giada Olivotto (1990) est commissaire d’exposition, codirectrice du collectif Sonnenstube, membre de PlattformPlattform et fondatrice de Residenza La Fornace. Toutes deux inspirées par les thèmes du réalisme magique et des pratiques féministes, elles travailleront à Rome sur le projet Fattucchiere : en collaborant avec des artistes féminines, elles mettront en scène des formes quotidiennes de résistance.

Photo by Rebecca Bowring

Animaux, choses, choses animées. Encore un mot sur l’œuvre poético-photographique d’Hayahisa Tomiyasu

À la conclusion d’une année romaine à plusieurs titres exceptionnelle, il vaut peut-être la peine de dépenser encore quelques mots sur des œuvres qui ont déjà fait couler assez d’encre parmi les résidents de l’Institut, mais dont la richesse poétique et conceptuelle est loin d’être épuisée.

Si les implications sociales et politiques des photographies d’Hayahisa Tomiyasu (pour les résidents de l’Institut et, dorénavant,  pour les lecteurs de cet article : Haya) ont été mises en lumière avec lucidité, leur portée existentielle et ontologique semble en effet déclore plusieurs autres pistes interprétatives. Le rapport entre le monde des choses et celui des êtres animés en est sans doute une. Dans l’univers poético-photographique de Haya, la limite entre ces deux royaumes n’est en effet pas rigide, mais perméable, voire ambiguë.

Dans la gestation de son ouvrage le plus connu, TTP, la poursuite d’un animal, un renard, a amené Haya à arrêter son regard sur une planche de ping-pong qui n’était plus utilisée – ou plutôt, qui était utilisée pour tout sauf que pour sa fonction originaire : le jeu du ping-pong. Dans les centaines de photographies que Haya, observateur attentif et inlassable, a prises pendant quatre ans de sa fenêtre au huitième étage d’un foyer d’étudiants à Leipzig, une humanité variée se retrouve autour de la planche pour manger, faire de la gymnastique, sécher le linge, prendre du soleil ou s’abriter de lui, ou tout simplement pour se reposer.

À la différence du renard, la planche de ping-pong ne bouge pas. Elle ne cesse pas pour autant de se transformer en fonction des besoins et de la créativité de ses usagers – d’où la nécessité de l’observer constamment. Object inanimé, abandonné, la planche se révèle alors, sous le regard de Haya, chargée de vie et de mémoire(s).

Observateur patient et immobile dans sa période allemande, Haya sillonne méthodiquement les rues de Rome. Mais le résultat est le même. Par un mécanisme opposé à celui de la Gorgone, qui transforme en pierre les êtres qu’elle fixe de ses yeux, Haya donne vie à ce qu’il regarde à travers sa caméra. Aussi le poteau couché devant l’entrée principale de l’Institut Suisse (qui est tout de suite devenu, comme le raconte Haya, une clé de lecture pour la ville de Rome), se déplace d’un côté à l’autre de l’entrée – avec l’aide de quelques résidents, certes, qui pourtant ne font que prêter leurs bras à sa volonté silencieuse.

Hayahisa Tomiyasu, Poteau couché à l’entrée de l’Institut Suisse de Rome

Tout comme les poteaux tordus et décapités qui peuplent les photos romaines de Haya, les horloges incorrectes qu’il photographe à midi ont perdu la fonction pour laquelle un espace leur avait été destiné dans la métropole. Conçus comme indicateurs du temps et de l’espace, les horloges et les poteaux sont sortis de l’espace et du temps. Instruments pour les hommes, ils sont devenus autonomes. Leur rébellion silencieuse passe par leur dysfonctionnalité, qui leur confère une vie à eux. Souverains dans leur inutilité, n’ayant autre but en dehors d’eux-mêmes, ils regardent Haya – et, à travers ses photos, nous regardent.

Hayahisa Tomiyasu, ‘Palo’, 2020/2021, series

Dans ces images, pourtant, les poteaux tordus sont droits : en inclinant sa caméra, Haya leur donne raison, en donnant tort à tout le reste. En équilibre précaire, le paysage urbain de la ville éternelle s’étale alors sur un plan incliné.

Quand Haya ne sort pas chercher les images, elles viennent le visiter chez lui. En imitant Haya (ou les poteaux ?), les perroquets verts qui habitent les pins de Villa Maraini se penchent du toit de son atelier en pliant leur tête de côté. Le geste se répète, mais à l’inverse : l’observateur devient observé.

Hayahisa Tomiyasu, ‘Pappagalli’, 2020/2021, series

Mais c’est trop tard pour désamorcer le mécanisme : la ville est désormais peuplée d’objets animés. Les poteaux tordus et les horloges incorrectes sont partout. Ils nous suivent, ils nous guettent. Leur présence n’est pourtant pas menaçante : par leur biais, le regard lucide et poétique de Haya nous offre une voie d’accès pour retrouver l’humanité cachée – mais pas perdue – au fond des villes contemporaines.


Aurora Panzica (1991, Trapani) – Philosophie Médiévale

Elle a obtenu un BA en Philosophie (2013) à l’Université de Trento, où elle a été membre du Collegio di Merito Bernardo Clesio. Elle a ensuite obtenu un MA en Philosophie Médiévale à l’Université de Fribourg en Suisse (2015), où elle a été bénéficiaire d’une bourse d’excellence. Son projet doctoral à l’Université de Fribourg et à l’EPHE (Paris), financé par le Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique, a exploré la réception médiévale des Météorologiquesd’Aristote. Le travail sur les sources manuscrites médiévales l’a amenée à entreprendre de nombreux séjours de recherche en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne et en République Tchèque. En 2020, elle a bénéficié d’une bourse de l’Académie Tchèque des Science pour mener des recherches sur les sources manuscrites philosophiques médiévales conservées dans les bibliothèques de Prague. Son projet post-doctoral FNS, se propose de poursuivre l’analyse des sources manuscrites concernant l’histoire des sciences au Moyen Âge. La première étape de ce projet est Rome.

Hayahisa Tomiyasu (1982, Kanagawa, Japon) – Photographie
A étudié photographie à l’École polytechnique de Tokyo (BA) et à l’école supérieure des beaux-arts de Leipzig (Hochschule für Grafik und Buchkunst Leipzig, HGB) (Dipl. et MA). Il enseigne au département des beaux-arts de la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK). Ses œuvres ont été exposées dans le monde entier : Lothringer13 Halle (Munich) ; Japan Foundation (Cologne) ; Scope Hannover (Hanovre) ; Lianzhou Fotofestival 2019 (Lianzhou) ; The Cube, Deutsche Börse Photography Foundation (Francfort) ; Swiss Art Awards (Bâle) ; Photo Londres 2018 ; UG im Folkwang, Museum Folkwang (Essen) ; Museum für Angewandte Kunst (Gera) ; Galerie ABTART (Stuttgart) ; BEYOND 2020 # 7 (Paris, Amsterdam, Tokyo). En 2018, son travail TTP a remporté le premier prix du livre de MACK : cette série appartient à la collection de la Deutsche Börse Photography Foundation.

Rome : une faiseuse de saints, mais aussi une faiseuse d’hérétiques

Mise à l’Index des œuvres d’Anton Günther en 1857 et ses répercussions sur les sciences vues par l’Église catholique (romaine)

Rome est une ville riche d’archives. Aux Archives apostoliques du Vatican, s’ajoutent les archives des nombreux Ordres et autres institutions ayant leur siège à Rome. Un véritable trésor qui abrite une abondance d’actes, de lettres et autres documents, instructifs pour l’histoire religieuse et culturelle.

Au milieu des années 1990 j’ai enfin pu consulter les archives des bénédictins à l’abbaye Saint-Paul-hors-les-Murs. À cette époque, je rédigeais ma thèse et lisais une sélection de lettres écrites par différentes femmes catholiques. Je cherchais à montrer que le cercle de Bonn autour du philosophe Anton Günther au XIXème siècle n’était pas seulement un cercle d’hommes et de prêtres, mais qu‘il comptait aussi des femmes, elles-mêmes très versées dans la connaissance des Pères de l’Église, et, elles aussi, auteurs de textes spirituels.

Vingt années se sont écoulées depuis, et je suis revenue à Rome – en tant que senior fellow de l’Istituto Svizzero – pour remettre les archives citées sous la loupe. Je sais par expérience que toute fréquentation des archives ouvre de nouvelles portes et mène à de nouvelles pistes. Cela tient finalement aux questions qu’une chercheuse ou un chercheur pose au matériau que les archives emmagasinent en tant que banque de données. Si, dans les années 1990, je cherchais à retracer l’histoire des femmes dans le cercle de Bonn et à en faire la reconstruction la plus complète possible, aujourd’hui d’autres questions me préoccupent : comment les hommes et leurs œuvres sont-ils diffamés, marginalisés et, de fait, jetés aux oubliettes de l’histoire ? Avant d’aborder le cas précis situé au XIXèmesiècle sur lequel je travaille en ce moment, j’aimerais brièvement évoquer l’hérésie dans le christianisme.

 

Saint-Paul-hors-les-Murs. © Angela Berlis

L’histoire des hérétiques : un élément essentiel de l’histoire du christianisme

Dans l’Antiquité l’hérésie était un terme neutre ; il désignait à l’origine le choix qu’une personne fait en termes de vie, d’enseignement et de conviction. Dans le christianisme le terme hérésie a été associé à une prétention à la vérité et a marqué au fil du temps une discrimination. Discrimination vis-à-vis de l’extérieur comme positionnement contre le polythéisme en faveur du monothéisme ; discrimination vers l’intérieur pour différencier plusieurs groupes. Les questions sur l’unité et la diversité, les réflexions sur où s’arrête la diversité légitime et où commence la « déviance », et où situer ce curseur pour déterminer quand des clichés calomniateurs servent à l’affirmation et au renforcement d’une identité, telles sont les questions centrales qui se posent encore aujourd’hui.

Dans l’histoire de l’Église, nombre de personnes ont été jugées hérétiques ou dissidentes, parfois jusqu’à la persécution. Arius et Pelagius dans l’Église primitive, ou les Cathares – un nom désignant des hérétiques – au Moyen-Âge sont des cas bien connus. Au cours des dernières décennies, l’historiographie a radicalement changé son regard sur les hérétiques, hommes et femmes confondus : autrefois, on partait du principe qu’il y avait d’abord l’orthodoxie, soit une façon juste de penser, dont les variantes hérétiques s’étaient éloignées. Aujourd’hui, en revanche, le christianisme primitif avant Constantin est perçu comme une sorte de laboratoire, où les querelles pour trouver la vérité sont une affaire commune. Ce que nous connaissons et tenons aujourd’hui pour être la « vraie doctrine », qui a « toujours été comme ça », est pourtant le résultat de processus fastidieux, ardus et conflictuels faits de dévouement, d’exclusion et de rupture (schisme). L’histoire des hérétiques fait partie de l’histoire de l’église qu’il faut comprendre comme un tout, inclusif.

Influence de saint Augustin sur la perception des « égarés »

La manière de traiter les hérétiques a évolué au fil du temps. Au IVème siècle et au Vème siècle, saint Augustin, Père de l’Église, a joué un rôle essentiel dans cette conception. Il a commencé par prôner la tolérance vis-à-vis des hérétiques, en faisant référence à la parabole du blé et de l’ivraie qui poussent côte à côte (Évangile selon Matthieu chapitre 13, versets 24 à 39). Plus tard, Augustin renforcera sa position : on peut et on doit mener de force au Bien un croyant, une croyante qui s’est égaré. Le haut Moyen-Âge a suivi Augustin le Terrible avec des conséquences fatales : désormais il était considéré comme légitime de convertir les hérétiques à la vraie foi en faisant usage de la force. Des réformateurs, des contre-réformateurs, Luther et Calvin, mais aussi un Robert Bellarmin se sont appuyés sur Augustin pour prendre des mesures coercitives, tant au niveau de l’Église que de l’État, contre les hérétiques. Au temps des croisades, quand le christianisme occidental entre en contact avec d’autres enseignements et d’autres formes de croyance, le stéréotype de l’hérétique, déjà bien développé, trouve un terreau fertile : à la trop grande autonomie intellectuelle reprochée à l’hérétique, vint s’ajouter l’accusation morale diffamatoire « d’ennemi de Dieu » et de « serviteur du Diable ». À l’aube des temps modernes, elle aura des répercussions sinistres, en particulier dans la chasse aux sorcières. Aujourd’hui, il apparaît plus clairement dans quelle mesure les stratégies d’accusation d’hérésie menées contre des mouvements alternatifs et des groupes marginaux ont fait de ceux-ci des victimes.

 

Gregorio Lazzarini, ‘Sant’Agostino schiaccia l’eresia’ (1694).

Le cas Anton Günther au XIXème siècle : égarement de l’enseignant ou égarement des ennemis ?

Revenons au XIXème siècle et au cas qui fait l’objet de mes lectures d’archives : Anton Günther (1783-1863) était un théologien et un philosophe autrichien dont l’enseignement a fait école dans l’espace germanophone au XIXèmesiècle. La principale ambition d’Anton Günther était d’amener la théologie catholique à dialoguer avec les sciences modernes. Il se montrait critique vis-à-vis de la néo-scolastique qui montait en puissance. À Bonn, à Breslau, à Vienne et dans d’autres villes, les adeptes de Günther enseignaient dans des facultés de théologie. Le dynamique abbé de Saint-Paul-hors-les-Murs, Simplicio Pappalettere (1815-1883), voulait même en 1853 fonder une Académie Günther à Rome, et cherchait dans ce but des théologiens allemands. Quatre d’entre eux, tous issus du cercle de Bonn, répondirent à l’appel et devinrent bénédictins dans la Ville éternelle. Cependant, le plan de l’Académie ne fut jamais exécuté, les œuvres de Günther ayant été présentées à Rome. Plusieurs bénédictins à Saint-Paul-hors-les Murs furent impliqués dans l’affaire Günther : l’abbé Pappalettere fut nommé en 1856 consulteur de la congrégation de l’Index. Deux professeurs allemands – le théologien dogmatique Johannes Baptista Baltzer, de Breslau, et le philosophe Peter Knoodt, de Bonn, – et l’abbé bénédictin de Augsbourg, Theodor Gangauf, firent spécialement le voyage à Rome, où, durant de longs mois, ils rédigèrent des plaidoyers en faveur de Günther. Mais rien n’y fit. Les opposants de Günther – dont les archevêques de Cologne et de Vienne, mais aussi des prêtres et séminaristes de langue allemande du Collegium Germanicum, situé non loin de l’Istituto Svizzero, tel le Jésuite P. Joseph Kleutgen – étaient trop puissants et influents au Saint-Siège. Bien que Günther se soit aussitôt soumis au verdict papal en 1857, la condamnation de son œuvre a été après coup – un cas unique dans l’histoire – plusieurs fois « complétée ». En effet, les opposants de Günther voulaient aussi (faire) éloigner les adeptes de Günther de leurs chaires universitaires. Il arriva donc qu’après Günther, seuls furent attaqués ceux qui l’avaient défendu. C’est ainsi que Baptista Baltzer, qui enseignait à Breslau, fut visé par les détracteurs : il fut le premier professeur en Allemagne à qui l’autorisation d’enseigner fut retirée après l’introduction de la missio canonica (licence ecclésiastique d’enseigner). La lecture des lettres de Balzer adressées à Rome montre comment le piège s’est lentement refermé sur lui.

 

À gauche: une lettre de Baltzer avec sa signature. À droite: Baltzer est mentionné dans un journal (1863).

Le cas Günther : un élément de l’histoire catholique (romaine) des sciences

Anton Günther a été la seule personne à être spécifiquement nommée en 1864 dans le Syllabus errorum du pape Pie IX – un recueil des « erreurs de notre époque » condamnant les réalisations modernes, telle la liberté de la presse et la démocratie. L’école de Günther fut marginalisée. Le prix que certains payèrent fut élevé. Mais le prix que l’Église catholique romaine a payé pour sa conception de la science fut plus élevé encore. Elle ne se remit de ces attaques uniques en leur genre, surtout motivées par des considérations de politique ecclésiastique, que dans la seconde moitié du XXème siècle, quand la néo-scolastique fut abandonnée, et les œuvres de Günther soumises à une relecture. Mais ni sa mise à l’écart historique, ni celle de ses partisans n’a été réparée.


Angela Berlis (1962, Munich) – Historique

Elle est senior fellow à l’Istituto Svizzero au printemps 2021. Elle a fait des études de théologie entre 1981 et 1988 à Bonn et à Utrecht. En 1998 elle passe son doctorat avec une thèse d’histoire de l’Église sur les controverses suscitées par le Premier Concile du Vatican (1869-1870) et sur les débuts du vieux-catholicisme allemand, et achève en 2006 un post-doctorat sur la controverse sur le célibat des prêtres. De 2000 à 2009 Angela Berlis enseigne la théologie pratique au Oud-Kathliek Seminarie à l’Université d’Utrecht, et de 2006 à 2009, y est titulaire de la chaire extraordinaire pour les vieilles structures de l’Église catholique. Depuis 2009 elle est professeure d’histoire du vieux-catholicisme et d’histoire générale de l’Église à l’Institut für Christkatholische Theologie à l’Université de Berne. De 2018 à 2020 elle a été doyenne de la Faculté de théologie de ce même établissement. Ses publications portent sur l’histoire du vieux-catholicisme, sur les mouvements catholiques de réforme dans l’église occidentale, sur des questions œcuméniques et sur la recherche historico-religieuse sur les femmes et sur les genres.

 

Trovarmi

Cet hiver, BellWald suivait le parcours amoureux d’un couple à travers l’Europe, de ville en ville, entre rêve et réalité ; ce printemps, il reprend la route vers une nouvelle escale italienne. L’occasion de prolonger l’histoire de La Disparition, son dernier album. 

Prologue

Je suis musicien, j’écris des chansons. Certaines se déclinent en vidéo. Pour ce séjour romain, j’inverserai mon processus de fabrication et ferai de la musique sans instrument. A l’instar du groupe OuLiPo, le jeu des contraintes me permettra d’ouvrir les fenêtres de ma résidence sur des horizons inexplorés.

Je sillonnerai Rome pendant deux mois à la vitesse du marcheur. Au hasard, sans but précis. Avec comme unique mantra : regarder / écouter / filmer / enregistrer. Tel un touriste muni de son téléphone portable, je capterai ce qui se présente à moi. Plus tard, ces impressions numériques seront assemblées dans un montage vidéo. Puis, je créerai une musique mixant les échantillons sonores collectés. Au final, j’y ajouterai ma voix.

 

Belvedere del Gianicolo, Rome – 9 mai 2021 © BellWald

 

Une invitation, une résidence 

Villa Maraini, point d’arrivée et de départ idéal pour découvrir la capitale. Au kiosque, je choisis un plan de la ville. Tutta Roma, son titre annonce clairement mon ambition. Je déplie la carte et planifie mes errances urbaines. Municipio I, Municipio II, Municipio III, … Quinze arrondissements à parcourir durant deux mois. L’affaire semble faisable, la contrainte tolérable. Des questions me viennent…

Peut-on reconnaître une ville aux sons qu’elle produit ? 

Une chanson appartient-elle à un lieu ? 

Le décrit-elle vraiment, s’en inspire-t-elle seulement ?

Est-elle le récit d’une réalité fantasmée, réinventée ?

Que reste-t-il du passé dans mon présent ?

Peut-on « fabriquer » des chansons sans instrument de musique ?

Je n’ai encore aucune réponse à ces questions mais une intuition s’impose déjà : ce matériau brut collecté méritera sans doute plus qu’una canzone d’amore.

 

Viale dei Santi Pietro e Paolo, EUR, Rome – 6 juin 2021 © BellWald

 

Marcello, where are you ?

Méthodiquement, jour après jour, je traverse les quartiers. Pas à pas, je deviens romain. Être ici, c’est aussi rejoindre la fiction projetée dans notre mémoire collective. La dolce vita, Accattone, Roman Holiday, … autant de visions cinématographiques de cette ville que je (re)garde entre deux balades. À mon tour de rentrer dans le champ et de me fondre dans ce décor monumental.

À l’aube, quand la voix d’Anita résonne près de Trevi, je me mets en quête de magie. J’aime ces moments suspendus. Lorsqu’un prêtre en trottinette file vers St-Pierre, je remercie le ciel. Quand une joggeuse fluo se selfie devant le Colisée, je bénis Instagram. J’affectionne tous ces instants volés. Le cri des mouettes rieuses animent les rues désertes. Des sans-abris hagards replient leurs cartons sous l’imposante colonnade du Panthéon. Il est six heures, Rome s’éveille.

 

La dolce vita – 1960 © Federico Fellini

 

Si tu me veux, tu peux me trouver

Lors d’une excursion dans le quartier de l’EUR, un champignon géant retient mon attention. Une impression de déjà-vu me hante jusqu’à ce que je revoie L’Eclipse d’Antonioni. Les corps se frôlent, les doigts s’effleurent. Michelange sculpte ses personnages en noir et dépeint leur incommunicabilité en blanc. Il cadre la nouvelle cité dans des compositions géométriques où le champignon panoramique vient prendre place. Toutes ces images égarées dans ma mémoire remontent à la surface avec une émotion intacte. Sa fiction rejoint ma réalité.

Quelques jours plus tard, j’y retourne au petit matin. À l’angle d’Esperanto et d’Antartide, je croise Monica qui rentre chez elle. Je l’accompagne quelques pas. Elle semble fatiguée, absente. Elle dit qu’elle a passé una notte orribile. On marche jusqu’à un chantier près du vélodrome où on se donne rendez-vous pour le dimanche suivant. Alors que je l’observe s’éloigner dans la rue déserte, subitement elle se retourne. Quelques secondes de silence, gros plan sur son visage… moment suspendu. 

 

L’éclipse – 1962 © Michelangelo Antonioni

 

et puis… je vais commencer à t’oublier !

Personne ce jour-là devant le chantier. Si ce n’est un homme qui attend. A-t-il aussi rendez-vous avec Monica ? Je crois reconnaître Delon, l’échine voûtée, figé devant son écran plasma. Vision étrange. L’air est doux, les derniers rayons du soleil éteignent la tête des immeubles. L’odeur entêtante du jasmin se mélange aux effluves légers des tilleuls. Tout est là devant mon objectif à l’identique quoique différent.

Qu’est-ce qui a changé en soixante ans ? Le noir et blanc s’est colorisé. Les tons verts des arbres dominent. Le vélodrome en amiante a été démoli pour laisser place à un vaste terrain en jachère dont Rome abonde. Mais à part cela ? Rien n’a changé, le bâtiment est toujours en construction. Sur la palissade, Monica a laissé un message : Se mi vuoi puoi trovarmi, poi… inizierò a dimenticarti !

 

Viale della Tecnica, EUR, Rome – 6 juin 2021 © BellWald

 


BellWald (1962, Genève) – Musicien

Il fait de la vidéo, de la photo et des chansons. On l’a vu aussi vu battre des records au flipper, escalader des montagnes et danser des nuits entières en rave. Lui, c’est Antoine Bell et Pierre Wald, soit BellWald, auteur de quatre albums qui lui ont valu l’étiquette de chanteur minimaliste.

 

Les médiévistes sont-ils des travailleurs essentiels ? Réflexions sur l’histoire et la beauté

Les bibliothèques fermées, le médiéviste se retrouve seul, assis à son bureau de travail, face à son ordinateur. Il ne lui reste alors que de fouiller dans la bibliothèque numérique de ses dossiers pour se procurer ce qu’il lui est interdit de voir en public : les manuscrits médiévaux.

Le énième report de ses prochaines conférences à Paris, à Prague, à Munich, le laisse dans la solitude et le déconfort intellectuel, ce qui l’amène à se poser des questions incommodes.  Pourquoi fait-il ce qu’il fait ? pourquoi n’a-t-il pas choisi de travailler dans une banque ou de dans un bureau d’assurances ? pourquoi ne quitte-il pas ses papiers pour aller jouer dans un piano bar ? pourquoi ne part-il à Copacabana ?

Il n’est pas ambitieux, il ne vise pas un grand salaire : il ne lui tient que de résoudre quelques casse-têtes absolument indifférents pour le reste du monde, mais – qui sait pourquoi – devenus désormais primordiaux pour lui.

Le principe d’économie (au sens propre et figuré) qui gouverne une situation d’urgence semble pourtant mettre en discussion le privilège sur lequel se fonde son existence sociale : le privilège de se consacrer à une occupation inutile.

 

Oxford, Bodleian Library, ms. Liturg. 198, f. 91v

Inutile ?

À l’école on lui a maintes fois répété – et lui-même a maintes fois répété – que l’étude de l’histoire est importante pour comprendre le présent et faire des hypothèses sur l’avenir, pour savoir d’où nous venons et où nous allons, pour tirer des leçons des erreurs d’autrui afin d’essayer de ne pas les répéter. À tous ces arguments, le médiéviste peut en ajouter d’autres, propres à sa discipline et tirés de la valeur documentaire et doctrinale de ses sources.

Le médiéviste a donc son bon répertoire d’arguments-en-faveur-de-l’utilité-de-l’histoire-et-plus-particulièrement-de-la-philologie-(médiolatine). Mais il n’y croit pas. Ce n’est pas qu’il a progressivement cessé d’y croire : plutôt, il a progressivement réalisé de n’y avoir jamais cru. Même Aristote, pour lequel seule une activité qui contient sa fin en elle-même peut être considérée comme digne d’un homme libre, ne lui est plus de secours : le virus de la rhétorique, injecté par les modernes dans les mots des Anciens, a désormais infecté tous les arguments, les bons comme les mauvais.

À quoi bon d’ailleurs recourir à des arguments formulés par autrui, si les raisons profondes d’une activité ne doivent être recherchées ailleurs qu’en nous-mêmes ? Dans notre propre histoire (plus ou moins oubliée), dans nos propres inclinations (plus ou moins inconscientes), dans nos propres préférences (plus ou moins avouées). On touche alors aux raisons individuelles, qui sont les seules véritables raisons capables de pousser un individu à agir – ou ne pas agir – d’une certaine manière. Si le médiéviste essaie de pratiquer cet exercice psychanalytique et de se libérer de toute rhétorique, il se trouve face à ce fait incompréhensible : l’étude des sources manuscrites médiévales est pour lui un exercice de beauté, où la beauté est indissociable de la discipline – en ce sens, on pourrait donc le définir comme un exercice d’ascèse laïque.

En se livrant à cet exercice, le médiéviste n’est pas mû par la volonté de servir la science, mais seulement sa propre curiosité. C’est cette curiosité, aussi bien injustifiée qu’inépuisable, qui le mène à déranger des gens.

Pour quoi faire ? Pour ouvrir des armoires.

Tout le plaisir du médiéviste ne se réduit parfois qu’à cela : ouvrir une armoire, ou demander à quelqu’un de le faire.

Pour quoi faire ? Pour y sortir des objets vieux de sept siècles.

Parfois, c’est vrai, l’armoire n’est pas à portée de la main. Lorsqu’on demande aux bibliothécaires de Vodňany, en Bohème, s’ils possèdent des manuscrits médiévaux, leur réponse est négative. Le médiéviste doit insister pour qu’ils se résolvent à contacter un collègue désormais à la retraite, le seul à connaître l’accès à une chambre oubliée dans laquelle il se trouve une armoire contenant « des vieilles choses ». Le vieux monsieur n’a pas la clé de cette armoire, mais il vous assure qu’elle était en possession de son prédécesseur, retraité lui aussi, parti quelque part dans la campagne morave.

La quête d’un objet – qui n’est d’ailleurs rien d’autre que la quête de la personne qui se cache derrière – se transforme alors en quête d’une nouvelle personne. Métamorphose troublante, qui n’est pourtant pas faite pour décourager le médiéviste, habitué à se perdre dans ces mises en abîme.

Cologny, Fondation Martin Bodmer / Cod. Bodmer 131 – Petrarca e Dante, Rime / f. 8r

Avant qu’il arrive à se demander si ces réflexions ne pendent elles aussi de l’arbre de la rhétorique, le regard du médiéviste tombe sur les enluminures du manuscrit qu’il est en train de déchiffrer et en reste captivé. Un dragon rouge sur un fond doré est blessé au cœur par une flèche : avant de trépasser, il demande miséricorde. L’image n’a presque aucun rapport avec le texte, ce qui amène le médiéviste à s’émerveiller de la souveraine liberté de la page médiévale.

Le manuscrit médiéval est pour lui le lieu de la différence – et de la tolérance. Tolérance entre les mots, car les graphies les plus diverses coexistent au sein du même texte – et parfois de la même page. Tolérance entre le centre et le marge, non pas en opposition, comme dans les livres imprimés, mais en dialogue, car ils sont, les deux, le fruit de la main de l’homme.

Le manuscrit médiéval est donc pour le médiéviste un lieu de beauté : une beauté qui ne se donne pas sans effort et qui ne se donne jamais complètement ; une beauté qui s’échappe en même temps qu’elle semble se dévoiler et qui se nourrit de son mystère. Le médiéviste ne se sent pas capable de percer ce mystère, mais il se plait à le contempler.  Le manuscrit médiéval est surtout le fils d’un temps qu’il ne comprend pas, l’ailleurs où il lui est accordé de s’oublier. Par ce curieux qui pro quo : que ce en quoi les autres voient un lieu de mémoire, est pour lui le passeport de l’oubli. Aussi, par le même geste avec lequel on l’a investi de la tâche, grave et respectée, de la recherche, on l’a soustrait au devoir fastidieux de s’adonner à une occupation utile. Dans cet écart que les circonstances ont creusé entre les attentes sociales et ses inclinations individuelles, le médiéviste trouve un moyen – inattendu – de salut.

En attendant que le malentendu soit dissipé, que l’ordre soit rétabli et lui-même renvoyé, le médiéviste jouit du privilège de s’adonner à une occupation inutile – qui n’est rien d’autre que le privilège de se consacrer à un exercice de beauté, la seule valeur qui s’impose en dehors de toute explication, de toute théorie et de toute rhétorique.

Angers, Bibliothèque Municipale, ms. 242, f. 1

Aurora Panzica (1991, Trapani) – Philosophie Médiévale

Elle a obtenu un BA en Philosophie (2013) à l’Université de Trento, où elle a été membre du Collegio di Merito Bernardo Clesio. Elle a ensuite obtenu un MA en Philosophie Médiévale à l’Université de Fribourg en Suisse (2015), où elle a été bénéficiaire d’une bourse d’excellence. Son projet doctoral à l’Université de Fribourg et à l’EPHE (Paris), financé par le Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique, a exploré la réception médiévale des Météorologiquesd’Aristote. Le travail sur les sources manuscrites médiévales l’a amenée à entreprendre de nombreux séjours de recherche en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne et en République Tchèque. En 2020, elle a bénéficié d’une bourse de l’Académie Tchèque des Science pour mener des recherches sur les sources manuscrites philosophiques médiévales conservées dans les bibliothèques de Prague. Son projet post-doctoral FNS, se propose de poursuivre l’analyse des sources manuscrites concernant l’histoire des sciences au Moyen Âge. La première étape de ce projet est Rome.

Les têtes de Testaccio

L’écrivain Mathias Howald a été invité à participer à un film sur le quartier populaire de Testaccio. Les paragraphes qui suivent sont des extraits de son journal de bord.

 

J’arrive à pied à la Piazza Orazio Giustiniani par la Via Beniamino Franklin. Au centre de la place, des bancs ont été installés comme un petit salon de béton. Sur l’un de ces bancs, un homme, béret à l’envers, est occupé à régler un appareil photographique. Une femme est assise en face de lui, il ne se parlent pas. Elle tient à l’épaule un sac Walksinsiderome. Une jeune femme arrive, nous présente, nous distribue des badges à porter autour du cou et s’en va. Sur le badge, un portrait d’homme composé à l’ordinateur pour sa partie supérieure et ajusté sur le bas de visage d’une sculpture antique. Le menton est frappé du mot DISTOPIA écrit en majuscules ombrées de rose. Un homme s’approche de nous, ses verres photochromiques ont noirci sous le soleil romain, je ne vois pas ses yeux. Il dit son nom, reçoit son badge. Puis il ouvre la poche de son petit sac en bandoulière qui contient du matériel à fumer. D’un paquet jaune, il extrait une cigarette dont il arrache le filtre et la porte à sa bouche. Il fume en nous regardant, lève ses yeux vers la sculpture d’Hercule prenant le taureau par les cornes sur le frontispice du Mattatoio et se tourne vers le Frigorifero désaffecté qu’il photographie avec son téléphone. Le téléphone se met à sonner : c’est la Villa Médicis. Il s’excuse, répond et s’éloigne. Mon Institut ne m’appelle jamais. On me laisse tranquille, meno male. Nous sommes habillés dans les mêmes tons, le fumeur et moi : nous portons tous deux une chemise bleue, au col bien propre. L’homme à l’appareil photographique se met à nous filmer.

 

« Testaccio est un quartier ouvrier où s’exprime comme nulle part ailleurs l’âme de la romanità » C’est en substance ce que nous dit notre guide qui a prévu de nous y faire goûter, à l’âme de la romanité. Je suis celiaco, je ne mange presque rien. Des pizze, piadine, pâtes fraîches et du prosecco, je n’ingère que le dernier p, attendri en « prosechino » par la guide. Je fais semblant de manger de la pizza pour la caméra. Entre les plats, le fumeur tire sur une vapoteuse trouvée dans sa pochette et la guide nous parle du quartier, de la vie du quartier, de sa vie à elle. Elle est fille de restaurateurs et dans les locaux de son agence touristique, on peut s’initier à la cuisine romaine. Je regarde les bras musclés du caméraman. À l’intérieur de son avant-bras gauche, un tatouage : deux silhouettes stylisées sont enlacées sur ce qui semble être une planche de surf. Je le vois rider la caméra au poing. Il déferle sur des artichauts, des fleurs de courgette, des supplì, trippe sur des tripes, flotte sur des mers de mozzarella di buffala, prend la crête d’agretti, avant de terminer sa manœuvre sur le rostre d’un espadon. Point break.

La guide : « Ici, c’est le ventre de Rome. Le vin et l’huile étaient acheminés par le Tibre dans des amphores » Les tessons (du latin testae) des amphores constituent à la fois la matière et le nom du Mont Testaccio. Nom de pays : le nom. « Je vais écrire sur Pline l’Ancien » me glisse le fumeur. Très vagues souvenirs de mes cours de latin. Je regarde son menton, il me semble être de pierre. Moi je pourrais écrire sur Pline le Jeune qui a décrit l’éruption du Mont Vésuve (me rappelle wikipédia), imaginer l’éruption du Mont Testaccio, qui nous noierait sous une lave d’huile et de vin. Une louve ressemblant à un rat peinte sur la façade d’un immeuble nous regarde sortir du marché couvert. La guide nous quitte. Le fumeur s’en rallume une sur la terrasse d’un restaurant. J’ai arrêté de fumer il y a 15 ans mais quand j’écris, j’ai envie de recommencer et de voir se former un beau panache, « un nuage qui s’élève à une grande hauteur et qui ressemble à un arbre et plus précisément à un pin parasol », comme le dit Pline le Jeune dans sa lettre à Tacite. Carciofi alla romana, cacio e pepe, le fumeur disparaît après le café. Je rentre à l’Institut avec le bus 83.

 

 

Metro ligne B, Garbatella. Traversée périlleuse de la Via Ostiense qui trace vers la mer. Squelette d’un gazomètre et ruines industrielles. La fumée ne s’échappe plus de la Centrale Montemartini hors service depuis les années 1960 ; c’est devenu un musée archéologique qui contient des tombeaux, des mosaïques, des bustes, des bras et des têtes mais aussi des moteurs, des chaudières et des turbines. Nouveau guide, double visite : vie et mort de la Centrale, mort et vie des sculptures. Le caméraman n’ayant pas le droit de filmer à l’intérieur, on ne verra pas les visages se tordant dans le tufo local et les profils plus élégants des statues inspirées des modèles grecs, pas plus qu’on ne pourra admirer les sarcophages gravés de strigiles, produits en masse et personnalisables, le futur défunt pouvant faire sculpter son visage au centre du caisson. Et film ou pas film, on ne sentira pas l’odeur de graisse de moteur qui traîne encore dans les salles immenses de la centrale. Au détour d’une galerie, dans le ventre de l’usine, une sculpture d’homme en pied : il porte dans chaque main le masque mortuaire de ses ancêtres, son père d’un côté, son grand-père de l’autre. Il se trouve que sa tête à lui n’est pas sa tête originale, escamotage cruel de la destinée.

On m’envoie l’adresse de mon prochain rendez-vous. Via Amerigo Vespucci 45. Le fumeur est de retour. Nous descendons dans un sous-sol qui sent l’humidité : nous sommes à quelques mètres du Tibre et à quelques décennies de l’éradication de la malaria. Un homme savant à la tête rieuse nous parle de périphérie, de borgate, de sottoproletariato. Il fait un peu froid dans cette cave, je remonte le col de ma chemise et me laisse emporter par ses paroles alors qu’au-dessus de nous, à travers les fenêtres en soupirail, je vois des jambes emmener des corps inconnus vers d’autres mondes.


Mathias Howald (1979, Lausanne) – Ecriture

Il a obtenu un MA en Lettres à l’Université de Lausanne en 2004. Son premier roman, Hériter du silence (éditions d’autre part, 2018) a reçu le Prix du public RTS 2019. Il a résidé à la Cité internationale des arts de Paris en 2019 et a été lauréat du prix Studer/Ganz 2014. Il a donné des lectures à la Maison de Rousseau et de la littérature (Genève), à la Nuit des Images du Musée de l’Elysée (Lausanne) et au Salon du livre de Genève. Il est membre fondateur du collectif Caractères mobiles avec lequel il a publié Au village (éditions d’autre part, 2019), recueil de textes écrits lors d’une résidence à la Fondation Jan-Michalski à Montricher en été 2017.

© Simon Habegger

Kaputt Mundus

Février 21, nous sommes trois dans ce bureau lumineux de l’Istituto svizzero: sa directrice Joëlle Comé, son collaborateur scientifique Adrian Brändli et moi-même. Je suis venu dans la capitale italienne afin de préparer mes Adieux, plus précisément les lectures, prévues pour le mois d’octobre, de trois de mes textes qu’unit la thématique, comme l’émotion sous-jacente, de l’adieu. Trois de ces textes écrits ces dernières années pour la scène seront lus en italien, l’un – intitulé « Au revoir » (un adieu dès lors peut-être pas tout à fait définitif.. !) le sera également en français, porté par le comédien (et cinéaste !) Mathieu Amalric, pour lequel ce monologue d’un père venant de prendre congé de ses fils partis pour Mars avait été conçu. La Villa Medici, cousine française de l’Institut, l’accueillera dans son prestigieux décor. J’ai exprimé le désir d’accompagner ces lectures-spectacles de débats.

 

J’aimerais qu’on parle, ici, à Rome, de cette rhétorique de l’Apocalypse

S’ils trouvent leur forme, et leur énergie, dans la forme d’un adieu, mes textes reflètent surtout les soucis de mes contemporains, qu’il s’agisse de notre rapport de plus en plus complexe avec l’Animal, ou la menace de notre propre extinction. J’aimerais qu’on parle, ici, à Rome, de cette rhétorique de l’Apocalypse partout présente dans nos riches et anxieuses nations, et des effets de celle-ci sur notre moral comme sur nos créations.  Je voudrais en d’autres termes, et le jeu de mot advient ici à l’instant même où j’écris ces lignes, sans préméditation aucune, que l’on évoque le Kaputt Mundus dans la Caput Mundi….Ouf, c’est fait.

Nous en sommes donc là, silencieux, en cet après-midi que nimbe une lumière déjà printanière, à réfléchir à la forme à donner à ces prolongements à donner aux spectacles. Au loin, dans l’espace ménagé par la grande fenêtre du bureau directorial, la ville s’étend, avec au fond, à midi comme on dit dans l’armée, la Basilique Saint-Pierre.

 

Albert Goodwin, Apocalypse, 1903.

Comment la théologie s’accommode des prévisions du GIEC et des injonctions à tout changer ?

C’est alors qu’Adrian, le collaborateur scientifique, lâche un mot, juste un: Vatican… Ai-je bien entendu ? Le Vatican ? Oui, le Vatican, poursuit le jeune homme, invitons des chercheurs (des chercheuses ?) des facultés liées à l’Autorité Papale à discuter de la fin du monde, du collapse, de l’Apocalypse… voyons, pour faire simple, comment la théologie s’accommode des prévisions du GIEC et des injonctions à tout changer de nos mœurs et de nos pratiques.  Je souris, jette un œil sur la Basilique qui me paraît sourire aussi, je suis, littéralement, aux anges. Les collapsologues aux longs cheveux christiques, les Prix Nobel aux sandales également christiques, tous se sont exprimé dans les media, les réseaux sociaux ou les manifestations de rue. Mais l’Eglise, le Clergé et ses professeurs, tous ceux qui détiennent – je cite Bourdieu – le monopole des biens de salut ? Où sont-ils ? Qu’ont-ils à nous annoncer aujourd’hui que la Science s’accorde à révéler et prévoir des fins plutôt que des commencements, des agonies plutôt que des épiphanies ? C’est ce que nous découvrirons, peut-être, si Covid 19, 20 et 21 ne conspirent pas contre nous, à Rome, cet automne. Grande est ma hâte.


Antoine Jaccoud – Scénariste

Il écrit pour le cinéma, le théâtre et tout ce qui peut donner un support à l’expression orale. Il a coécrit et dialogué les films d’Ursula Meier (L’enfant d’en hautJournal de ma tête, Home), de Bruno Deville (Bouboule) ou de Bettina Oberli (Le vent tourne). À la scène, il fait entendre Le mari de Lolo (Ferrari), le dernier paysan du monde dans On liquide ou dit adieu aux bêtes dans son « monologue du zoophile », créé au Théâtre de Vidy-Lausanne en 2017 avec Jean-Yves Ruf. Antoine Jaccoud tourne également sur les scènes de Suisse et d’ailleurs avec les auteurs et musiciens du groupe de spoken word « Bern ist überall » ou en duo avec les musiciens Christian Brantschen ou Sara Oswald.  Au revoir, créé à Genève en 2017 avec et pour Mathieu Amalric est son plus récent monologue.

D’un patrimoine à l’autre, et retour

Chacun en conviendra : il y a une certaine évidence à faire le détour par Rome quand on travaille sur le patrimoine ; a fortiori quand on travaille sur le patrimoine inscrit à l’UNESCO, ce qui est mon cas, et l’Istituto Svizzero di Roma m’a accueilli deux mois au cœur de l’hiver 2021 pour faciliter mes recherches sur le sujet. Pourtant, ce n’est pas cette Rome patrimoniale, cette « série de témoignages de valeur artistique incomparable (…) produits pendant près de trois millénaires d’histoire » comme le dit le site internet de l’UNESCO, qui m’amenait sur la colline du Pincio. Mon objet à moi était les services de l’État italien chargés, à un titre ou un autre, de contribuer à alimenter la présence de l’Italie dans les activités liées à la Convention pour la Sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (PCI). Ce type de patrimoine, fait de pratiques culturelles et de savoir-faire, dont l’UNESCO a fait un objet phare de sa politique patrimoniale, est moins connu que l’autre, le Patrimoine mondial. Le centre historique de Rome figure depuis 1990 dans la Liste confectionnée au titre du second. Par contre, aucune pratique romaine ne figure sur la Liste dite représentative du PCI ; il faut aller jusqu’à Viterbe vers le nord pour trouver mention du PCI, la ville étant le théâtre d’une de ces « processions de structures géantes portées sur les épaules » dont l’Italie a obtenu l’inscription, en 2013 ; ou alors vers le Sud, à Naples, où « l’art du pizzaiolo » a été consacré par une inscription en 2017.

 

Plaque commémorative célébrant l’inscription sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO des « processions de structures géantes portées sur les épaules », parmi lesquelles figure la « Tour de Sainte-Rose » de Viterbo. Photo: B. Debarbieux.

Alors pourquoi venir à Rome ? Parce qu’en la matière, l’essentiel des décisions concernant l’Italie y sont prises, quelque part entre les murs de la Commissione Nazionale Italiana per l’UNESCO, Via di Sant’Apollinare, et ceux de trois ministères et du Palais Chigi. Car tel était le but de mon séjour : étudier comment l’État italien procède quand il s’agit d’inciter des communautés d’adeptes de pratiques culturelles à se lancer dans un démarche d’inscription, de les accompagner, d’arbitrer entre plusieurs communautés le cas échéant, mais aussi de coopérer avec d’autres États quand se profile une candidature « multinationale » comme ce fut le cas, avec la France et la Suisse, pour l’alpinisme ou encore avec l’Autriche et la Grèce autour de la transhumance, les deux inscrits en 2019.

 

J’arrive à Rome fin décembre dans une ville qui s’apprête à se confiner une nouvelle fois.

Mais rien de tout ceci ne fut possible. Le covid19 en a décidé autrement. J’arrive à Rome fin décembre dans une ville qui s’apprête à se confiner une nouvelle fois. Les portes des ministères se ferment. L’Istituto se replie sur lui-même ; l’exposition temporaire tombe dans un long sommeil ; les animations culturelles s’évaporent. Quand je comprends que la situation s’installe dans la durée, je renonce à mon projet initial et bascule sur la rédaction d’un livre qui me tient à cœur sur les mondialités du patrimoine. Il y est un peu question de Rome, mais à la marge. De camp de base pour atteindre les lieux de décisions de l’Italie en matière de patrimoine, l’Istituto se mue, le temps d’un confinement de plus, en havre de paix pour une résidence d’écriture, parfaitement propice à cela d’ailleurs.

Mais mon expérience du rapprochement entre Rome et patrimoine, circonstanciel dans un premier temps, ne s’arrête pas là. La situation exceptionnelle de l’hiver 2021 a tout changé. Fin décembre 2020, la ville est entrée dans une étrange torpeur. Les fantômes de l’histoire ont repris possession des rues désertes. Les lieux emblématiques de la cité, qu’aucun touriste ne venait côtoyer désormais, flottaient dans l’indifférence. Rome, que pourtant j’avais croisée à plusieurs reprises, ne m’apparaissait plus la même. La puissance des traces du passé, des hauts lieux de l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme, semblait décuplée. Et puis la décrue est arrivée : semaine après semaine, les portes se sont rouvertes, les rues se sont remplies de nouveau, les fantômes se sont repliés dans les caves et les greniers. Une sorte de renaissance sans rapport aucun avec celle qui a laissé des traces si spectaculaires il y a six siècles de cela. Cette séquence a été source d’émotions incroyables. Comme si ce palimpseste à nul autre pareil qu’est Rome s’était donné à lire d’une toute autre façon, le temps d’un court hiver, humide et lumineux.

 

« Le Colisée, au réveil d’un long confinement, avant le retour des visiteurs ». Photo: B. Debarbieux. 

Le patrimoine est affaire de temps

Le patrimoine est affaire de temps. Ce n’est pas seulement ce qui nous vient du passé ; c’est aussi ce qui nous fait être au présent et nous guide vers le futur. Comme me le disait un ami sociologue, c’est lui qui nous fait dire : « je procède de ce qui me précède ». L’expérience de Rome dans l’hiver 2021 m’a convaincu de quelque chose de plus : le patrimoine est affaire aussi de circonstances. Que la routine des pratiques ordinaires, celles des touristes et celles des Romains se grippe, et c’est toute l’épaisseur historique de la ville, toute sa capacité à vivre d’elle et avec elle qui s’en trouve changée. Pour observer cela aussi, la villa Maraini s’est révélée une sentinelle incomparable.

 


Bernard Debarbieux est professeur ordinaire en géographie politique et culturelle et en aménagement du territoire à l’Université de Genève. Ses activités sont principalement rattachées au Département de Géographie et Environnement et à l’Institut des Sciences de l’Environnement, au travers notamment du Pôle/Institut en Gouvernance de l’Environnement et Développement Territorial (P/IGEDT). Il est aussi Doyen de la Faculté des Sciences de la Société depuis 2014.