De la Voie Royale à la Via dei Fori Imperiali

Découvertes d’un « Senior Fellow » à l’Institut suisse de Rome

Rome, fin juin 2022 – Je viens de passer une bonne partie d’un semestre sabbatique à Rome, histoire d’y poser les premières pierres d’une recherche sur les « œuvres orphelines » , ces biens culturels sans provenance avérée qui puisse attester la validité de leur acquisition par un musée, un collectionneur, un marchand. Il peut s’agir, par exemple, de pièces archéologiques transmises par succession et dont on ne peut plus retracer l’origine, d’objets acquis de bonne foi, mais dont le pédigrée est inexistant ou, pire, se révèle après coup avoir été falsifié, ou encore d’objets acquis en des temps où il était possible de se procurer des biens culturels sans du tout devoir s’intéresser à leur provenance.

Une institution académique – l’Université de Genève –, une organisation internationale gouvernementale basée à Rome – Unidroit – et une collection privée – la Fondation Gandur pour l’Art – unissent leurs forces ici à Rome dans un magnifique projet visant à comprendre ce que sont ces œuvres orphelines, s’il faut leur donner un statut juridique particulier et, pourquoi pas, en rassembler certaines, provisoirement, dans un « orphelinat » réel ou virtuel, avant de décider de leur devenir et surtout d’éviter qu’elles n’alimentent le trafic illicite des biens culturels, fléau de notre société contemporaine.

Mais Rome s’est aussi avérée être bien autre chose pour moi, grâce à l’Institut suisse de Rome. En tant que « Senior Fellow » de cet Institut, j’y ai été hébergé physiquement une partie de mon séjour et intellectuellement pendant l’intégralité de cette « pause romaine » de ma vie académique. D’autres décriront mieux que moi l’incroyable lieu qu’est la Villa Maraini sur la colline du Pincio et ses somptueux jardins, cet ilot de calme et de verdure en plein centre de la Rome historique. Pour ma part, je vanterai le riche mélange de personnes – artistes, historiens, archéologues, intellectuels – toutes et tous jeunes résidents boursiers de l’Institut, sauf quelques chercheurs/ses ou artistes plus confirmé(e)s participant au programme « senior fellowship » , réunis à la Villa grâce au dynamisme communicatif de l’institut et de toute son équipe.

« Vous allez pouvoir relire la Voie Royale ! » me dit Mathilde Jaccard, doctorante en histoire de l’art de l’Université de Genève et résidente boursière de l’Institut, lorsqu’elle apprend mon intérêt pour la lutte contre le trafic illicite des biens culturels. Je lui avoue que je ne l’ai jamais lu – un peu d’humilité est toujours bienvenue – même si je connais les faits autobiographiques derrière ce roman du jeune André Malraux : en 1923 il a organisé dans un but purement financier l’arrachage et le vol de sculptures khmères de temples de la Voie Royale près d’Angkor au Cambodge. Il sera arrêté à Phnom-Penh et condamné. Une de mes premières lectures romaines sera donc ce livre retraçant de manière romanesque un épisode bien peu glorieux de la vie du futur Ministre de la culture du général de Gaulle.

Les résidents, emmenés par les archéologues, ont demandé à mieux comprendre les fors impériaux de Rome et une visite guidée est organisée à laquelle je suis convié. Je découvre, hébété par leur richesse, mais aussi par la chaleur, l’enchevêtrement des forums de César, Auguste, Nerva et Trajan pour me rendre compte qu’ils sont là, devant nos yeux en grande partie grâce à la construction de la Via dei Fori Imperiali, cette large avenue rectiligne reliant la Piazza Venezia au Colisée, traversant les forums impériaux et ardemment voulue et imposée  par Mussolini. Ce que je vois là – et admire – est donc en partie le résultat de l’autoritarisme fasciste de Mussolini !

Est-on complice parce qu’on admire le récit d’un voleur d’antiquités ou les restes romains mis au jour par l’idéologie fasciste ? Comment réconcilier les crimes du passé et leur perpétuation dans le présent ? Les œuvres orphelines, au passé parfois trouble, s’insèrent parfaitement dans cette réflexion suggérée par les résidents de l’Institut que j’ai rencontrés. Une belle surprise.

Deux résidents de l’Institut suisse proposent d’ailleurs une réponse originale à ce dilemme: l’artiste Lou Masduraud et l’historien Ilyas Azouzi ont créé un petit « plug » en forme de bouche qu’ils ont offert aux hôtes de la fête de clôture de l’année de résidence. Ils proposent de l’utiliser pour boucher momentanément, par un acte d’opposition personnelle, les nombreuses fontaines romaines construites à l’époque fasciste.


Marc-André Renold a étudié à Genève, Bâle et Yale (USA), et est professeur ordinaire à l’Université de Genève, responsable de l’enseignement du droit de l’art et des biens culturels. Il a également été professeur associé de 2006 à 2019, chargé de cours à l’Université de Genève de 2003 à 2006, professeur invité à l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève (2004) et à l’Institut Duke-Genève de droit transnational (2005) ; il a été professeur invité à l’Université de Paris 11 (2006-2007). Il dirige également l’Art Law Center, une institution dédiée à la recherche et à l’enseignement sur les questions juridiques liées aux œuvres d’art et aux biens culturels. En outre, depuis 2012, il est titulaire de la Chaire UNESCO de droit international pour la protection des biens culturels. Marc-André Renold est également membre du Barreau de Genève où il pratique dans les domaines du droit de l’art, du droit international civil et commercial et du droit de la propriété intellectuelle. Il est l’auteur ou le co-auteur de nombreuses publications dans le domaine du droit de l’art et des biens culturels aux niveaux suisse et international ; il est également co-éditeur de la série Etudes en droit de l’art publiée par l’Art Law Center.

Une seule vie ne suffit pas

À quelques 91 mètres au-dessus du niveau de la mer

Du haut de la tour Belvédère de la Villa Maraini, qui abrite l’Institut suisse et surplombe la mer de brique de Rome, j’entends résonner le bruit ininterrompu de la ville. Mouettes, klaxons, bus de touristes ; le bourdonnement incessant du quotidien vibrant de millions de vies. Comme des rochers émergeant des profondeurs, les édifices les plus imposants reflètent les différentes palettes de tons créées par la lumière du soleil au fil de la journée : le « Cupolone » (la coupole qui coiffe la basilique Saint-Pierre), le Vittoriano (le monument à Victor-Emmanuel II), le Colisée. Des massifs de pierres érigés pour le pouvoir ? Pour l’adoration ? Pour le peuple ?

© Ilaria Gullo

À 21 mètres au-dessus du niveau de la mer

« Pour voir Rome, une seule vie ne suffit pas », m’a-t-on dit dès mon arrivée dans la capitale. Déambulant dans les rues bondées du centre, perdue dans ce qui ressemble au labyrinthe de Minos, je me dis qu’en dix mois ici, je devrais tout de même réussir à voir un petit quelque chose, non ? Entre les grands palais du XIXesiècle et les attractions touristiques au coin de la rue, je suis prise d’une légère angoisse. Si seulement, comme les chats, j’avais sept vies.

Les innombrables églises de Rome qui se dressent au milieu des magasins et des restaurants présentent des façades sobres, trompeuses pour les visiteurs. Car l’extérieur reflète rarement l’intérieur. Qui en franchit le seuil, par curiosité, par spiritualité ou simplement à la recherche d’un peu fraîcheur, ne sera pas déçu : travertin, porphyre, or et parfois même un Caravage niché dans une cavité. Le silence donne au lieu une atmosphère solennelle et je me sens toute petite face à tant d’œuvres d’art. Évidemment, les colonnes d’époque romaine réutilisées pour la construction n’échappent pas à mon regard, ni les fragments d’épigraphes et d’ornements, enchâssés dans les murs comme on accroche des tableaux dans les musées. Qui sait de quelles profondeurs ils sont issus ?

© Ilaria Gullo

Le long des rues se dressent çà et là des aqueducs et des bouts de murailles. Déchargés aujourd’hui du rôle pour lequel ils avaient été construits, ils se fondent dans le paysage, comme des cicatrices décoratives. En passant la porte de San Sébastiano et en continuant vers le sud sur une rue bordée de catacombes et pavées de ces petites pierres que l’on appelle «sanpietrini» qui secouent les bus ATAC, on arrive sur la Via Apia, l’un des grands axes qui, dès le IIe siècle av. notre ère, reliait Rome au port de Brundisium, aujourd’hui devenu Brindisi. Nous sommes déjà sortis de la ville et tout semble plus calme. Combien de chaussures, de charrettes et de chevaux ont foulé les pierres de cette grande voie ? Je suis émue de me retrouver sur ce sol antique. Sur le bord de la route, je vois les vestiges de monuments funéraires, alignés les uns à côté des autres, comme s’ils voulaient être aux premières loges pour assister à ce trépidant spectacle de va-et-vient quotidien.

© Ilaria Gullo

Altitude précise inconnue – égale ou inférieure au niveau de la mer

Rome est déjà spectaculaire vue des toits et elle réserve d’innombrables surprises à hauteur de rue, mais il n’y a pas de mots pour décrire ce que l’on ressent quand on plonge dans les entrailles de la ville par des rampes, des escaliers de pierre et de métal cachés derrière des grilles discrètes au coin d’une cour. Je m’immerge dans le noir sur un sol parfois adapté aux sandales de touristes, parfois exigeant des chaussures de sécurité. Dans certains cas, les interventions modernes de restaurations sont aisément reconnaissables et des parcours montrent le chemin, offrant une vue presque parfaite sur les vestiges. Dans d’autres cas, en revanche, il faut veiller à ne pas se cogner la tête, espérer que les piles ne vont pas se décharger et se protéger des assauts de répugnantes araignées-criquets (connues en entomologie sous le nom de petaloptila andreinii Capra et totalement inoffensives). On trouve de tels souterrains un peu partout, mais compte tenu de leur nature symbolique et spirituelle, ils se cachent surtout sous les églises. À quelques mètres en dessous du niveau du sol actuel, on se retrouve au contact de domus romaines, de mithraea, d’églises paléochrétiennes, de catacombes et de nécropoles. Un enchevêtrement de structures, piliers et fondations qui retracent des milliers d’années d’histoire de l’humanité. J’admire les petits trésors inattendus qu’ils recèlent : les décorations murales en excellent état de conservation, les urnes cinéraires, les squelettes sur des lits de tuiles, les niches qui longent de multiples niveaux de galeries, les fragments de mosaïques, les dalles funéraires, autant de morceaux de mémoire. Une immersion spatiale et temporelle. Combien de restes humains se cachent encore sous la masse de terre et de ciment ? Peut-être vaut-il mieux qu’ils restent là, inconnus, et qu’ils reposent comme il était prévu. Je repense à une inscription lue sur le petit autel funéraire d’un enfant dans le jardin de l’Institut suisse, sur lequel la mère avait fait graver «sit tibi terra levis», autrement dit «que la terre te soit légère». Oui, que la terre leur soit légère.

© Ilaria Gullo

Quelque part, au niveau entre le cœur et l’esprit

Pour l’archéologue que je suis, travailler avec les vestiges fragmentés de vies passées fait partie du quotidien. En étudiant les contextes funéraires, dont j’essaie de comprendre les dynamiques et de restituer le cadre historique, je prends conscience de la difficulté de raconter leur histoire de la façon la plus honnête possible. Il faut de la curiosité, mais aussi beaucoup de respect pour ceux qui ont été des êtres humains comme moi, même s’il m’arrive de l’oublier. Ces pièces et ces sites contiennent tant de choses qui échappent à mon regard analytique : la douleur suscitée par la perte d’un être cher, une vie qui s’éteint alors que tant d’autres qui continuent, l’espoir d’un voyage serein vers l’outre-tombe.

Alors que je respire et que j’embrasse mentalement cette ville, je comprends parfaitement pourquoi on la dit éternelle, et presque instantanément me vient l’image d’une énorme fouille constituée de millions de structures qui se s’entremêlent, se coupent, se recouvrent et s’enchevêtrent. Que je regarde des maisons romaines à dix mètres de profondeur sous des églises paléochrétiennes, sous des églises de la Renaissance ou des colonnes antiques réutilisées pour construire les palazzi du XIXe, Rome m’apparaît comme une immense et complexe stratigraphie de morceaux de vies. Je me promets d’en découvrir les moindres recoins. Il reste seulement une ombre au tableau : je n’aurai qu’une vie pour le faire.

© Ilaria Gullo

Ilaria Gullo (1989) – Archéologie

Ilaria Gullo est titulaire d’une maîtrise en archéologie classique et en histoire de l’antiquité de l’Université de Zurich. Doctorante en archéologie classique à l’Université de Bâle, sa thèse s’inscrit dans le cadre du projet FNS Investigating Colonial Identity. Ses recherches portent sur les rites funéraires au VIe siècle avant J.-C. dans la Sibaritide (nord-est de la Calabre), sur la base des découvertes faites dans la nécropole de Macchiabate. À Rome, elle a poursuivi son projet qui, à travers l’étude des rites funéraires, explore les dynamiques socioculturelles de la région et l’identité de la communauté.

© Rebecca Bowring

Violence de la mafia : un traumatisme historique

De quels maux souffrent les personnes dont le groupe d’appartenance sociale a subi à une époque des évènements collectifs traumatisants, telles que des guerres, des guerres civiles ou de la violence politique ? Pour nommer les troubles individuels, la psychologie et la psychiatrie ont créé dans les années 90 le concept et le diagnostic de stress post-traumatique. Mon étude porte sur ce qui diffère chez celles et ceux qui sont impacté.e.s par d’anciens actes de violence, que ce soit comme victimes directes ou transgénérationnelles, à titre individuel ou en tant que communauté.

Concept introduit par les Amérindiens
Depuis quelques années le traumatisme historique fait débat. Ce concept, créée à l’origine par des professionnels de la santé mentale issus des rangs des Amérindiens ou Indiens d’Amérique, avait pour mission de décrire les dommages psychiques accumulés par des groupes ethniques. Pour les Indiens d’Amérique, il s’agit de nos jours encore de la profonde mélancolie liée à la perte de leur culture, de la méfiance vis-à-vis de la société dominante, et du taux élevé de problèmes psychologiques, tels que dépressions, suicides, dépendances aux drogues, et violence domestique. Afin d’expliquer les mécanismes de transfert intergénérationnel, on fit forces parallèles avec la recherche sur les conséquences de l’holocauste.

Depuis son apparition, ce concept de traumatisme historique a été appliqué à d’autres guerres, génocides, et violence politique, même s’il s’agit le plus souvent de terrains vierges. C’est la raison pour laquelle je tiens à établir une vue d’ensemble systématique de ce concept et de ses formes d’apparition. Car cette approche n’est pas sans répercussion pour les personnes concernées, et il conviendrait de l’intégrer dans les interventions dans ce domaine. En effet, les victimes ne veulent pas être traitées uniquement au regard de leur souffrance individuelle. Elles se considèrent comme faisant partie d’un ensemble plus grand. Or, seule cette perspective leur permet d’entamer un processus de guérison.

Victimes de la mafia – des enquêtes rarissimes
En tant que psycho-traumatologue d’Europe centrale ayant d’étroites connexions avec l’Italie, je me suis fait un devoir d’étudier les victimes de la mafia au prisme de cette perspective théorique. Il ne s’agit pas de faire une étude principale avec les personnes directement concernées, mais de dresser un inventaire général de ce qui a déjà été étudié en Italie. Or, à cet égard, la découverte laisse sans voix : il n’existe, pour ainsi dire, pas d’articles de recherche en psychologie classique sur les victimes de la mafia – ni sur les survivant.e.s. Ces sujets viennent de faire l’objet d’une enquête unique parue dans un journal spécialisé international.

Le plus souvent ce sont les chefs de la mafia et leur profil psychologique qui sont passés sous la loupe : certains s’étaient faits interrogés pendant leur séjour en prison. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi seuls les bourreaux, et (presque) jamais les victimes font l’objet d’investigation – une réalité qui est toujours d’actualité. Pourquoi ce sujet n’est-il pas considéré comme pertinent ? Cette omission est-elle l’expression de l’impuissance générale de la psychologie et de la psychiatrie face à une menace toujours présente dans les régions du sud de l’Italie ? Ou est-elle l’expression d’un refoulement ou d’un déni ? A simple titre de comparaison, prenons le terrible séisme qui a secoué la ville de L’Aquila en 2009. Au cours de la décennie suivante, plus d’une douzaine d’études ont été menées sur les répercussions psychiques et sociales de ce tremblement.

Violence liée à la mafia – pas d’état « post » – traumatique
Une particularité inhérente au sujet est que, jusqu’à ce jour, la mafia est violente et qu’elle le restera. S’il y a eu entre 1995 et 2018 un recul du nombre de décès dû à la mafia, l’année 2019 a malheureusement enregistré un nouveau pic de 315 assassinats. La recherche sur le deuil établit qu’en Europe toute personne assassinée fait partie d’un réseau composé en moyenne de six à dix membres de la famille et d’amis proches. A ce chiffre s’ajoute la violence liée à la « protection » mafieuse accordée moyennant finance : celle-ci met encore un nombre important de commerçants ou de paysans sous une forte pression psychique.

La situation psychologique des personnes concernées dans le sillage de cette violence mafieuse est catastrophique. Il n’est pas question de parler de « stress post-traumatique », mais bien plutôt de « stress continuellement traumatique ». Ce dernier concept n’est pas encore reconnu officiellement par l’Organisation mondiale de la santé, même s’il fait l’objet de discussion. Il a d’ailleurs été rejeté, au motif qu’il y a trop peu de recherches sur le sujet. Pourtant ce concept est important, car il concerne aussi de nombreux hommes et femmes dans des pays en proie aux guerres de gangs, aux guerres civiles ou encore aux guerres contre la drogue, tels que le Mexique, la Colombie, le Soudan, la Somalie, le Sri Lanka. Sans oublier, bien sûr, les victimes de guerres récentes comme la guerre en Ukraine.

Approches de sensibilisation
La seule étude italienne publiée à ce jour sur les victimes de la violence mafieuse s’est déroulée à Corleone en Sicile, un haut-lieu des activités de la mafia (une équipe autour de Cecilia Giordano, 2017). Cette étude avait été menée sous la forme d’une recherche participative axée sur la collectivité, i.e. qu’elle permettait aux participant.e.s de tirer un bénéfice pour soi-mêmes et pour leur état psychique. L’étude décrit comment au départ bon nombre de participant.e.s hésitaient à y prendre part. On a d’ailleurs relevé les mécanismes typiques du « fait accompli », avec des réflexions du genre « c’est ainsi, on ne peut rien y faire ». Les trois conversations de groupes ont fourni alors un grand nombre d’observations et de points communs, comme la reconnaissance que la situation était vraiment dangereuse, très désagréable et menaçante. De fait, l’étude a probablement eu un effet libérateur.

Depuis 1995 il existe en Italie une organisation anti-mafia du nom de Libera. Celle-ci coordonne aussi la commémoration aux victimes. Il ressort d’un vaste sondage mené ces dernières années par Libera dans la population italienne qu’entre 60% des Italiennes et Italiens sont prêt.e.s à honorer les victimes de la mafia, et que 40% les considèrent comme un avertissement à protéger les valeurs constitutionnelles.

Victimes innocentes et victimes impliquées
Pour des raisons évidentes, l’organisation Libera ne se concentre que sur les « victimes innocentes » de la mafia, soit les personnes tuées dans les rangs des forces de sécurité, des activistes, et parmi les éventuels spectateurs. Or, la recherche historique sur le traumatisme ne peut pas se contenter de telles données qui font l’impasse sur les autres victimes. Pour quel motif la mort d’un « petit » mafieux ou la mort d’un passeur de drogues de 18 ans devraient être exclues, du moment que l’on honore les victimes ? La psycho-traumatologie sait que souvent les bourreaux sont d’anciennes victimes et qu’il n’y a d’espoir d’arrêter le « cycle de la violence » que moyennant aussi la prise en charge des victimes de ce système. Soit dit en passant, il n’existe aucune étude sur les conséquences intergénérationnelles.

La conclusion provisoire de mon étude est qu’il subsiste encore de nombreuses zones d’ombre entourant ce traumatisme historique qui sévit au cœur de l’Europe. La psychologie devrait activement s’associer avec les historiens et œuvrer dans ce domaine.


Andreas Maercker – Professeur à l’Université de Zurich (Département de psychologie) et Senior Fellow Istituto Svizzero, février/mars 2022

Andreas Maercker, PhD, MD, a fait ses études de médecine et de psychologie à Halle/Saale et à Berlin. Il a obtenu son doctorat en médecine à l’Université Humboldt et son doctorat à l’Institut Max Planck pour le développement humain à Berlin. Après avoir occupé des postes universitaires à Dresde et à Trèves, il a été nommé en 2005 président et professeur titulaire de psychopathologie et d’intervention clinique à l’Université de Zurich. Il est codirecteur des services de consultation externe de l’Institut. Le professeur Maercker a été le principal et le co-investigateur de nombreuses études nationales et internationales dans le domaine de la recherche sur le stress traumatique, de la géropsychologie clinique et de la santé mentale assistée par Internet et a publié plus de 200 articles évalués par des pairs. De 2011 à 2018, il a présidé un groupe de travail de l’OMS chargé de réviser la classification internationale des maladies dans le domaine des troubles liés au traumatisme et au stress. Depuis 2017, il préside la commission historique de la Société allemande de psychologie sur la psychologie de la Stasi dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Il est l’auteur ou l’éditeur de 14 ouvrages scientifiques ou thérapeutiques. Mots clés caractérisant l’expertise : PTSD, syndromes de réponse au stress, psychopathologie du développement tout au long de la vie, traitement, e-santé mentale. En 2017, il a reçu l’ordre le plus élevé d’Allemagne, la Croix fédérale du mérite, ainsi que le prix Wolter de Loos pour sa contribution remarquable à la psychotraumatologie en Europe, décerné par la Société européenne pour l’étude du stress traumatique, pour son travail scientifique.

Mon séjour de senior fellow à l’Institut Suisse

L’Institut suisse est un lieu idéal pour travailler. C’est aussi un lieu d’inspiration permanente grâce aux nombreuses impulsions qu’on reçoit lors des discussions avec les jeunes boursiers et les autres boursiers seniors. Les déjeuners en commun, la possibilité de se retrouver de manière informelle pendant la journée, les nombreuses initiatives proposées par l’institut (expositions, conférences, performances, etc.) offrent toujours de nouvelles occasions de se rencontrer et de discuter de ses propres recherches et intérêts, mais aussi de soi-même et du monde qui nous entoure. La guerre en Ukraine a touché tout le monde et c’est un sujet qui revient fréquemment dans les conversations depuis la fin du mois de février.

Je suis une historienne de l’époque moderne qui enseigne à l’Université de Berne et à l’EPFL de Lausanne et je suis arrivée à l’Istituto Svizzero à Rome début février 2022 et mon séjour en tant que senior fellow s’est terminé fin mars. Le projet sur lequel j’ai travaillé consistait à préparer pour l’impression le manuscrit de mon dernier livre, qui doit être livré avant l’été à l’éditeur Viella à Rome. L’atmosphère de l’institut m’a permis de travailler dans le calme, avec enthousiasme et inspiration; j’ai eu accès à diverses bibliothèques autres que celle de l’institut et j’ai pu profiter de mon séjour pour établir des contacts avec d’autres chercheurs et chercheuses travaillant dans la ville. J’ai également beaucoup apprécié l’opportunité d’entrer en contact direct avec les maisons d’éditions situées à Rome, avec lesquelles j’ai des projets de publication en cours. La première publication, mon projet à l’institut, est consacrée au médecin et naturaliste suisse Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733) et à ses recherches scientifiques sur les montagnes. Scheuchzer a été le premier et le seul naturaliste sur le continent à imprimer un questionnaire sur la nature et l’ethnographie de l’Ancienne Confédération et des régions alpines en 1699. Les pratiques de recherche de Scheuchzer montrent la réception des pratiques d’exploration « globales » qui caractérisent le développement de la présence coloniale européenne dans les Amériques et en Asie à cette époque. 

Johann Jakob Scheuchzer, Lettre d’invitation à l’étude des merveilles naturelles qui se trouvent en Suisse, Zürich, 1699, p. 1 (Googlebooks); Online.

Mais quel est le rapport entre Rome et les montagnes alpines de la Suisse ? Rome, au XVIIe siècle, était un centre important de médiation des informations et des savoirs, notamment en ce qui concerne la réception des nouveautés médicales et botaniques en provenance des Amériques. C’est à Rome, en effet, qu’a été publiée une version latine des recherches médicales et botaniques entreprises par le médecin espagnol Francisco Hernández de Toledo (1514-1587) lors de son séjour au Mexique dans les années 1570, un voyage d’exploration soutenu par la couronne espagnole. Cette publication et d’autres encore dans la lingua franca de l’époque, le latin, ont favorisé la réception de connaissances botaniques inconnues avant le début du XVIe siècle. Leur circulation a permis aux médecins européens, et en particulier à un médecin et naturaliste comme Scheuchzer, qui travaillait dans une ville suisse éloignée des grands ports commerciaux, de réfléchir à l’importance de la flore, de la faune et des minéraux locaux dans les régions autour de Zurich et, surtout, dans d’autres territoires peu connus à la fin du XVIIe siècle, comme les Alpes. En ce sens, l’exploration des Alpes et d’autres montagnes en Europe est étroitement liée à l’expansion européenne de l’époque moderne, notamment en Asie et aux Amériques.

Francisco Ximenez. Quatro libros de la natvraleza, y virtvdes de las plantas, y animales que estan receuidos en el vso de Medicina en la Nueua España, y la Methodo, y correcion, y preparacion, que para administrallas se requiere con lo que el Doctor Francisco Hernandez escriuio en lengua Latina. Mexico: Viuda de Diego Lopez Daualos; 1615. Frontespizio (Public domain)

Ces réflexions m’ont conduite à Rome, et mon séjour à l’institut m’a permis de comprendre encore mieux les réseaux de circulation du savoir et des informations qui reliaient Rome au reste du monde, et en particulier les liens qui liaient les savants de l’Ancienne Confédération aux nombreux centres italiens et aux collègues (et peut-être aussi collègues italiennes) entre les XVIIe et XVIIIe siècles, notamment à Bologne, Turin, Venise et Padoue. 

Outre ces aspects scientifiques, mon séjour à l’Istituto a été encore plus fructueux car il a permis à mon fils cadet de fréquenter l’École suisse de Rome pendant deux mois. En conclusion, ma résidence a non seulement débouché sur une monographie, mais aussi sur toute une série d’idées de collaborations futures !


Simona Boscani Leoni est professeur d’histoire moderne aux universités de Berne et de Lausanne. Elle propose à ses étudiants des séminaires consacrés à de grands thèmes d’actualité tels que le climat et les catastrophes naturelles à l’époque moderne, la mondialisation du savoir dans le monde moderne, l’histoire de l’environnement et l’histoire fascinante des Alpes. Après le diplôme de l’Université de Bologne, elle a obtenu un master à l’EHESS de Paris et a effectué un doctorat en histoire médiévale en collaboration avec l’ETH de Zurich. Elle a également travaillé comme assistante à l’ETH de Zurich et a occupé le même poste à l’Università della Svizzera italiana, où elle s’est consacrée en particulier au Laboratoire d’histoire des Alpes. Elle a également été professeur invité à l’EHESS à Paris, à l’Université de Provence, à Lucerne, à Dresde et à l’Institut de recherche sur la culture des Grisons à Coire. Ses principaux domaines d’étude sont l’histoire sociale, religieuse et de l’image de la fin du Moyen Âge, l’histoire sociale de la connaissance et de l’environnement à l’époque moderne, et l’espace alpin.

L’historicisme d’un prêtre italien

Un portrait obscur

Au mois de décembre, j’ai suivi un religieux à travers les couloirs d’un couvent à Rome. Au-delà d’une lourde porte, il faisait trop sombre pour voir grand-chose. Alors mon guide a tâtonné les lambris à la recherche d’un interrupteur. Quand l’espace s’est éclairé,  il m’a encouragé à lever les yeux. Nous étions dans la sacristie. Le religieux a levé le bras vers un coin de la grande voûte. Dans ce coin était peint l’homme que nous cherchions.

Voûte de la sacristie de la basilique des Saints Apôtres, Rome

La voûte était recouverte de stuc et médaillons dorés qui encadraient de nombreuses scènes qui faisaient honneur au couvent. Derrière les harnais de gardes suisses d’une des fresques, un prêtre regardait dans la sacristie. Là-haut sur la voûte, il portait le même habit sombre que mon guide qui se tenait à côté de moi. Ses mains jointes, il balançait une calotte sur ses boucles grises. Pour la première fois, je voyais les traits du protagoniste de l’histoire à laquelle je travaille.

Portrait de Giovanni Antonio Bonelli. Sacristie de la basilique des Saints Apôtres, Rome

La prise de Rome

Il y a cent cinquante ans, l’homme là-haut était curé à l’ancienne basilique à côté du couvent. Il s’appelait Giovanni Antonio Bonelli. Il a fait peindre son portrait sur le plafond de la sacristie comme il a fait changer l’aspect de toute son église dans une époque où l’identité religieuse de Rome était sous pression. Rome a été gouvernée par l’Église jusqu’en 1870. Après cela, les armées de l’Italie libérale ont revendiqué la ville. Dans ses derniers jours, le gouvernement théocratique a toutefois voulu accentuer sa légitimité sacrée. Les grands sanctuaires de la ville ont fait l’objet de nombreuses campagnes culturelles entre archéologie et architecture. Le pape a aussi fourni à Bonelli des fonds pour initier les travaux dans sa basilique.

Je connais le nom de Bonelli depuis des années. Des textes qu’il a publiés ont toujours été sur ma table de chevet figurative. Mais c’est dans la sacristie que j’ai vu ses traits pour la première fois. Aucun portrait de cet homme a circulé jusqu’à présent. Et ce n’est pas une coïncidence. L’obscurité de ce prêtre bâtisseur est symptomatique. C’est une obscurité liée au fait que l’on ne parle généralement pas de la restauration des églises du XIXe siècle du point de vue l’Église elle-même. Même l’histoire de l’architecture l’ignore. On dit parfois que seuls les gagnants écrivent leur propre histoire: cela s’applique également dans ce cas. l’Italie libérale a triomphé sur un catholicisme subalterne.

Contradiction interdisciplinaire

Avec sa campagne architecturale, Bonelli a voulu toucher à l’historicité radicale de sa religion. Aux grandes heures de la sécularisation il a enfoncé la pioche dans le sol de son église afin de remonter les corps longtemps enterrés de deux apôtres. Pour exposer ces corps saints, une grande crypte a ensuite été creusée sous l’église. Bonelli a disposé ses trouvailles dans une architecture historicisante, utilisant le langage formel des premiers chrétiens. La scénographie historique de Bonelli dans la crypte encadre encore aujourd’hui les reliques des apôtres.

De la maçonnerie antique exposée par l’architecture historisante. Crypte de la basilique des Saints Apôtres, Rome

Les experts appellent souvent ce type d’architecture « l’historicisme ». On utilise ce terme pour décrire l’architecture de la fin du XIXe siècle en général. Pourtant les historiens de l’architecture traitent l’historicisme religieux de la Rome d’Antonio Bonelli comme un phénomène périphérique. Dans l’historiographie architecturale sur le siècle de l’industrialisation, du colonialisme et du nationalisme, les historiens de l’architecture tiennent la religion pour une considération secondaire.

Énigme : selon le consensus des historiens des idées, l’historicisme a néansmoins ses racines dans la religion. Les religions abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam) ont rendu transcendantes les contingences de l’histoire humaine. Les événements de l’histoire ont acquis une importance théologique grâce à la participation de Dieu au temps des hommes. Dans le logocentrisme de la Réforme, le texte de la Bible a donc été interprété en replaçant le « saint Verbe » dans son contexte historique.

Mais l’architecture catholique n’a-t-elle pas matériellement contextualisé le « Corps saint » pour faire vivre aux croyants l’historicité de leur religion ? Pourquoi ne serait-ce pas un historicisme aussi fondamental dans la religion du Verbe Incarné ? Et quelle capacité intrinsique de l’architecture cet historicisme catholique a-t-il fait épanouir ? Voici des questions clés avec lesquelle je me débats ici à Rome. Il est faux de prétendre que l’historicisme architectural et le christianisme seraient étrangers l’un à l’autre. Et c’est parce que l’historiographie existante nous coince dans un anticléricalisme du 19ème siècle que nous ne le reconnaissons rarement.

Autels de la crypte déconstruits dans la cour du couvent des Saints Apôtres, Rome

Voir le portrait de Bonelli a été l’une des expériences les plus pénétrantes que j’ai vécues les derniers mois en tant qu’historien. Cette révélation dans la sacristie m’a fait prendre plus conscience de l’ampleur du manque de compréhension de cette architecture. Un manqué d’appréciation est également apparu clairement lorsque, dans la cour du couvent, j’ai vu des marbres qui avaient été retirés de la crypte de Bonelli. Les pierres sont prêtes à être dispersées. Cette architecture – malgré son caractère souterrain – n’a pas encore été jugée profonde par quiconque. Par conséquent elle est prête à disparaître par fragments dans la ville éternelle.


Jasper Van Parys (1995) – Histoire et théorie de l’architecture

Jasper Van Parys a étudié l’ingénierie architecturale à l’université de Gand, remportant le prix de l’Association royale néerlandaise d’archéologie (KNOB) pour sa thèse finale. Il a été assistant à l’université de Gand et résident à l’Accademia Belgica de Rome. Il est actuellement doctorant à l’Institut d’histoire et de théorie de l’architecture de l’ETH Zurich. À Rome, il étudie comment les catacombes de la ville ont joué un rôle fondamental dans la théorisation de l’architecture de l’Église catholique à l’époque moderne.

Photo by Rebecca Bowring

Mon séjour de senior fellow à l’Institut suisse

J’ai vécu mon séjour de senior fellow à l’Institut suisse dans un double espace temporel. Alors que de ma fenêtre, j’avais le privilège de voir, dehors, l’incomparable luminosité de Rome se transformer entre l’aube et le crépuscule, à l’intérieur, l’édition de mon manuscrit me plongeait dans un tout autre monde – celui de la Bavière de 1945, au moment de la chute du régime nazi, et de New York, 50 ans plus tard. Mon livre est un roman policier historique qui tourne autour de deux boîtes noires. Un vétéran décoré de la Deuxième Guerre mondiale meurt mystérieusement dans un hôpital new-yorkais et ses enfants soupçonnent sa seconde femme de l’avoir tué en débranchant le respirateur qui le maintenait en vie depuis une attaque cérébrale. Le processus de deuil des enfants les amène à retracer les activités de leur père pendant la guerre, notamment à la lumière des efforts que celui-ci avait ensuite déployés pour passer sous silence la question de son héritage juif.

Mon récit s’articule autour de deux Denkfiguren, deux schémas de pensée théoriques. Dans sa monographie Hamletin Purgatory, Steven Greenblatt relit la tragédie de Shakespeare sous l’angle de ce qu’il appelle l’effet « 50 ans plus tard ». Dans le contexte religieux de l’Angleterre élisabéthaine, le lieu d’où le fantôme paternel dit revenir n’existe plus. Pourtant, il est crucial que cette figure spectrale qui exhorte son fils à se souvenir de lui et, de fait, à venger le crime commis contre lui, évoque la notion de purgatoire, car c’est l’effet de la répression du catholicisme sur le monde dans lequel se déroule le théâtre de Shakespeare qui revient ainsi avec lui. Dans mon romain, le 50e anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, célébré dans le monde entier en 1995, sert de cadre conceptuel à l’illustration des résidus de pensée fasciste et antisémite et de leur progression sous forme latente, précisément liée au fait qu’ils aient été ensuite officiellement réprimés. L’effet « 50 an plus tard » s’exprime ici dans le meurtre d’un vétéran de guerre par sa compagne, une femme allemande issue d’une famille de classe moyenne, qui n’était qu’une enfant au moment de la libération de Dachau.

Le deuxième schéma de pensée s’inspire du livre d’Annette Kuhn Family Secrets et de son travail sur la mémoire. Le passé, écrit-elle, est comparable à une scène de crime. Dans mon récit, le crime en lui-même – l’Holocauste – n’est plus en cours. Ce qui continue d’exister, ce sont les traces que cet événement traumatique a laissées derrière lui et qui, depuis, ont connu un processus de maturation. Comme des marqueurs pointant vers un présent qui n’est plus, ces traces permettent de reconstruire ce qui s’est passé, en rassemblant tous les éléments qui s’y rapportent. Quand le fantôme de Hamlet implore son fils de se souvenir de lui, il lui demande de « re-constituer son meurtre », autrement dit, de réunir les pièces qui composent le puzzle complexe de cet acte traumatique. Le travail de mémoire qu’entreprennent les enfants du vétéran juif pour retracer un passé qu’ils ne connaissent qu’au travers de références voilées se transforme en une enquête parallèle, qui reflète et conteste celle de la police criminelle new-yorkaise. Comme le détective, ils font le chemin à l’envers, recherchent des indices, s’efforcent de déchiffrer les signes et les traces, d’en déduire un récit cohérent et, à partir des fragments de preuves circonstancielles obtenues, de façonner leur propre reconstitution de ce qui s’est peut-être passé.

Le pari conceptuel qui est au cœur de mon roman n’est pas sans rapport avec l’autre projet mené lors de mon séjour à l’Instituto Svizzero. Après la publication de Serial Shakespeare. An Infinite Variety of Appropriations in American TV Drama (Manchester University Press), je me suis lancée dans un second ouvrage, visant à explorer les implications philosophiques, psychanalytiques et esthétiques de la « sérialité » dans le théâtre de Shakespeare. Ce projet consiste notamment à envisager l’œuvre de Shakespeare comme un ensemble complexe, au sein duquel chaque pièce fonctionne comme une machine individuelle, qui repose elle-même sur une structuration en séries des figurations de personnages, des constellations thématiques et des formules poétiques. L’idée est d’établir une cartographie des différentes pièces – non dans une perspective chronologique ou en fonction du genre, mais sur la base des thèmes et des sujets communs –, et d’en dégager une herméneutique opératoire : un effet de lecture qui retrace les transformations et refigurations d’une pièce à l’autre.

Dans mon roman, la fille du vétéran juif écrit pour moi l’un des chapitres de ce travail académique : celui qui traite du secret. Avant la mort de son père, elle s’entretient souvent avec sa meilleure amie; dans leurs conversations, elles tracent des lignes de connexion entre les secrets sur lesquels reposent les intrigues amoureuses et ceux qui alimentent les complots politiques. A la mort du père, les explorations d’innombrables cryptes, codes, conspirations clandestines et actions secrètes qui jalonnent la tragédie d’Hamlet accompagnent la plongée herméneutique de sa fille dans le passé. Pour sonder à la fois l’obsession de cette femme pour les secrets enfouis dans le récit familial et le plaisir excessif tiré de la connaissance des secrets dans les pièces de Shakespeare, je me suis appuyée sur le concept de « cryptomanie » – la passion pour ce qui est caché, pour les caveaux qui en sont le réceptacle. Et si l’on imagine que le monde est fait de secrets, fantômes, agents secrets, universitaires, auteurs et autres rêveurs ne manqueront pas de les mettre au jour et d’en assurer la transmission.


Elisabeth Bronfen est professeur d’anglais et d’études américaines à l’université de Zurich et, depuis 2007, Global Distinguished Professor à l’université de New York. Elle a fait son doctorat à l’Université de Munich, sur l’espace littéraire dans l’œuvre du roman Pilgrimage de Dorothy M. Richardson, ainsi que son habilitation, cinq ans plus tard, sur les représentations de la féminité et de la mort, publiée sous le titre Over Her Dead Body : Death, Femininity, and the Aesthetic (Manchester UP). En 2017, elle a reçu la médaille Martin Warnke de la Fondation Aby Warburg, et en 2018, elle a été nommée ambassadrice de l’Université Friedrich-Alexander. Spécialiste de la littérature des XIXe et XXe siècles, elle a également écrit des articles dans le domaine des études de genre, de la psychanalyse, du cinéma, de la théorie culturelle et de la culture visuelle. Ses projets de recherche actuels comprennent une monographie sur les appropriations de Shakespeare dans les dramatiques télévisées contemporaines, Shakespeare et la lecture de la sérialité, la sérialité et les romans DVD du 21e siècle, et le genre de la souveraineté politique.

Elisabeth Bronfen

Aménagements de rochers, montagnes entassées : paysages artificiels dans et autour de la Ville Eternelle

Urs Eggenschwyler était architecte paysagiste, sculpteur et dompteur. Le natif de Subingen, dans le canton de Soleure, né en 1842 dans une famille de condition modeste, a tenu une ménagerie au tournant du siècle sur le Milchbuck à Zurich. Il s’amusait à promener une lionne en laisse dans les rues de la ville pour la plus grande joie des passants, jusqu’à ce que la police y mette le holà. Son gagne-pain provenait essentiellement de la construction de décors et de paysages artificiels destinés à orner les jardins zoologiques qui, à cette époque, fleurissaient aux quatre coins de l’Europe. Ses œuvres peuvent encore être admirées de nos jours à Paris, à Bâle, tout comme à Rome. C’est sur l’invitation de Karl Hagenbeck, commerçant allemand d’animaux de grande taille de son métier et homme d’affaires prospère, et qui avait supervisé la construction du zoo de Rome (et de bon nombre d’autres encore), qu’Urs Eggenschwyler se rendit à Rome. Il fut nommé responsable de la conception du paysage.

Une profonde amitié unissait l’architecte paysagiste au vieil Arnold Böcklin, qui était à l’époque l’un des plus célèbres peintres d’Europe. Son œuvre la plus connue, une série de cinq tableaux, s’intitulait l’Île des Morts. Pompe wagnérienne et inspiration méditerranéenne imprègnent ses toiles. Lorsque l’on regarde les escarpements rocheux d’Urs Eggenschwyler, l’influence de Böcklin y est manifeste. Arnold Böcklin avait passé une grande partie de sa vie en Italie, et avait accompli ses études à Rome. Il repose au cimetière des Allori, un des cimetières de Florence, planté de cyprès.

Ein künstlicher Felsen im Zoo von Rom, Martin Chramosta

Dans son livre, Le Zoo de Rome, l’écrivain et ancien boursier de notre Istituto, Pascal Janoviak, donne la parole aux deux artistes. Le peintre Arnold Böcklin, déjà passé de vie à trépas, apparaît en songe à son ami endormi et lui confie la mission de construire l’île des morts à l’identique dans le lac artificiel du zoo de Rome. Finalement le projet n’aboutit pas, pour des questions de goût et de moyens. Le livre fait à nouveau état de l’apparition de l’île comme vision à Raffaele De Vico, l’architecte aux ordres de Mussolini. Mais, celui-ci non plus ne donnera pas corps à ce mirage.

En lieu et place d’une île des morts, c’est une île aux singes qui fut aménagée. Au début du XXèmesiècle le zoo avait déjà littéralement connu une transformation. Dans son récit L’île aux singes, l’écrivain autrichien Robert Musil décrit l’enclos des primates – encore existant aujourd‘hui -comme une morne île en béton, plantée d’un arbre mort, sur laquelle trois espèces de singes se tyrannisent entre elles. Musil a immortalisé le séjour qu’il fit à Rome en 1913 dans plusieurs nouvelles. Au moment où il écrivit ce texte, le parc animalier avait déjà deux ans.

Scène du zoo abandonnée, Martin Chramosta

Hormis les paysages construits, il existe aussi les paysages artificiels : Ingeborg Bachmann mentionne moult fois dans ses textes et dans ses poèmes une surélévation dans le paysage de la Ville Eternelle : le mont Testaccio, le « mont des tessons », une surélévation située au sud du Vieux Rome, aujourd’hui recouverte de végétation, qui s’est constitué au fil des siècles par l’accumulation de tessons d’amphores. Le dépotoir de l’anciennes capitale mondiale.

C’est aussi sur un monticule-dépotoir que trône la Villa Maraini, le siège de l’Istituto Svizzero, notre lieu de domicile et de travail. Quand Rome devint au XIXème siècle la capitale de la nouvelle Italie unifiée, un véritable boom dans la construction s’ensuivit. Le quartier Ludovisi a été sorti de terre, la rue éponyme creusée. Les matériaux excavés et les gravats furent jetés sur la parcelle non construite, que le couple Maraini-Sommaruga devait bientôt acquérir. On reconnut les atouts du dépotoir et on y fit construire une villa dans les hauteurs. C’est à peine, dit-on, si sa tour est dépassée par le sommet de la coupole de la basilique Saint-Pierre. Dans les flancs de la « montagne » des grottes artificielles ont été creusées, des matériaux de remploi intégrés dans le mortier, des statues élevées et des arbres plantés.

Grotte artificielle de la Villa Maraini, Martin Chramosta

Dans la Villa Ada, un vaste domaine boisé au nord de la ville, s’élèvent des remparts et se dévoilent des tranchées. Les remblais et les conques sont envahis d’épines et couverts d’arbres et d’arbustes. Ce sont les remparts de Forte Antenne, une fortification de la ville datant du XIXème siècle. Sous cet aménagement paysager déjà embroussaillé du génie militaire sommeille Antemnae, autrefois une ville autonome et première victime de l’expansion de Rome. De là, on devine à l’horizon une chaîne de collines.

Autoportrait dans la nécropole de Cerveteri, Martin Chramosta

Là-bas, sous cette colline se trouve Cerveteri. Derrière la bourgade discrète s’étend la nécropole des Etrusques. Les tombes succèdent aux tombes et jalonnent les deux côtés de la Via dei Inferi, la route des enfers. Sur les tumuli, les tertres funéraires, bruissent les cyprès. Tout, des chambres, aux tertres, en passant par les rues et les ruelles, est directement taillé dans le tuf. Un véritable labyrinthe façonné par la main de l’homme, un relief funéraire praticable.
Un lieu, tel qu’il aurait pu en surgir dans un tableau d’Arnold Böcklin.


Martin Chramosta (1982) – Visual Arts

Martin Chramosta a étudié à la HGK de Bâle. Il enseigne à l’École de design de Bâle et est professeur invité à l’Université des arts appliqués de Vienne. Chramosta travaille principalement dans le domaine de la sculpture, du dessin et de la performance. Il a reçu de nombreux prix et bourses, dont le Prix d’art Riehen, le Crédit d’art de Bâle et la bourse Pro Helvetia. À Rome, il commencera une recherche pour une nouvelle série de sculptures axées sur les paysages artificiels qui seront créés dans la ville, ainsi qu’en Italie et en Méditerranée.

Photo by Rebecca Bowring

 

Renaissance saisonnière et auto-adaptation, Part.01 : Hiver

Durant mes premières semaines à Milan, les oiseaux qui s’apprêtaient à migrer vers des contrées plus chaudes se rassemblaient en nombre aux alentours de la gare centrale. Tous les soirs, ils arrivaient par volées pour prendre possession des quelques arbres proches de Milano Centrale et se reposer au-dessus de nos têtes. Au bout de quelques semaines, même les hommes d’affaires les plus occupés ne pouvaient rester insensibles au moment d’extase qui nous attendait quotidiennement à la tombée du jour : des nuées d’oiseaux se lançaient dans un vol synchronisé au-dessus du quartier, passant d’un bâtiment à l’autre comme une marée noire en perpétuel mouvement. Je me suis souvent demandé quand viendrait le jour où ils finiraient par s’en aller et disparaître jusqu’au printemps prochain, tels des travailleurs saisonniers, que nous ne reverrions plus jusqu’à ce que les conditions atmosphériques et les températures permettent leur retour. Je m’étais promis de suivre leur rythme et, à leur départ, d’écrire un texte pour le blog. Les êtres humains ont-ils eux aussi des rituels collectifs et saisonniers? Ces dernières semaines, tout semble me rappeler l’idée de renaissance cyclique et le début de cette nouvelle aventure : l’inscription « Le jardin où renaissent les hommes » sur un mur de Palerme, une interview sous forme de questionnaire de Proust titrée « Renaissance cyclique », un autre article en ligne intitulé « L’art de la résurrection » et ce poème qui s’affiche depuis quelques jours sur l’écran mon iPhone :

Recommencer
Si à tout
Il y a une fin
Sois le début
De toi-même

Murales Base Scout Volpe Astuta, Palermo, Rafael Kouto, Septembre 2021
Proust questionnaire, Magazine 360, Septembre 2021
The Art of Resurrection, Containerlove, Octobre 2021
Capture d’écran aléatoire de l’iPhone, Octobre 2021

 

J’aime penser, peut-être naïvement, que ces arbres seront encore là quand les oiseaux reviendront. Mais je n’ai aucune idée des politiques de développement et des projets envisagés pour cette partie de la ville de Milan. Et s’ils devaient disparaître, je me demande si nous spéculerions encore sur leur capacité d’adaptation autonome. Le terme d’adaptation autonome, ou adaptation spontanée, désigne l’ajustement des écosystèmes, composantes humaines incluses, en réponse à l’évolution de l’environnement. La capacité d’adaptation fait partie de la résilience mais n’en est pas le synonyme exact. Tous les systèmes sociaux et écologiques ont une certaine capacité d’adaptation autonome.

Vous êtes partis. Comme promis, j’ai pris le temps d’écrire ce texte pour le blog.


Rafael Kouto (1990) – Fashion, design tessile

Rafael Kouto vit et travaille entre Losone et Zurich. Il a étudié à la FHNW de Bâle et est titulaire d’une maîtrise en questions de mode du Sandberg Institut d’Amsterdam. Il est designer de mode et de textile et chercheur en méthodes d’upcycling. Il a travaillé pour Alexander McQueen, Maison Margiela et l’Ethical Fashion Initiative. Il a reçu de nombreux prix et a fondé la marque de mode éponyme, dont il est le directeur créatif. À Milan, il se concentrera sur le développement de projets participatifs liés à la durabilité dans la production textile.

Photo by Rebecca Bowring

Le Grand Dé-Tour

Je quitte Genève avec en mémoire la leçon d’adieu du professeur Dario Gamboni. Son propos était de dire que la trajectoire du savoir n’est point une ligne droite mais comporte de nombreux détours. Entendre dire tout haut un éminent professeur ce que l’on pressent tout bas en tant que doctorante a un effet salutaire indéniable.

Il est vrai que l’on questionne fréquemment les chercheurs quant au sujet de leur recherche : « Mais dans le fond, qu’est-ce que tu cherches ? » Ma réponse reste invariablement la même : « Si je savais ce que je cherchais, je ne serais certainement pas en train de le chercher. » On connaît toujours notre point de départ, mais la destination nous est bien souvent inconnue.

Cet aspect en fait assurément aussi bien le charme que le défaut du métier. On n’est jamais à l’abri d’une grande intuition au tournant d’une rue – je tiens pour exemple la découverte de la pénicilline -, alors que l’on côtoyait plus tôt dans la même journée dépression et crise de nerfs.

© Mathilde Jaccard

La traversée des Alpes

À mon arrivée à Rome, je me sentais à l’image de Stendhal ou de Goethe, la traversée des Alpes en calèche en moins. Je rêvais de venir me noyer dans cette source sans fin d’enrichissement. En d’autres termes, j’aspirais à faire ce que l’on appelle communément le Grand Tour.

Cette échappée temporelle et géographique comprend un avant et un après. Longtemps vu comme passage obligatoire, le Grand Tour est un privilège que peu ont pu s’offrir. Partir plusieurs mois, seul ou en compagnie d’un tuteur particulier, devait fournir aux jeunes hommes de la haute société l’occasion d’engranger quantités de connaissances, et j’allais bientôt faire de cette expérience mienne.

L’entreprise, en plusieurs siècles, a certes perdu de son prestige et les conditions ont considérablement changé. Le cœur du projet reste néanmoins le même : aller expérimenter in situ. Les musées n’y changeront rien, la confrontation au terrain est souvent un catalyseur de sensations et de réflexions.

La première étape n’a toutefois pas été celle attendue. En effet, l’épreuve initiatique a été de découvrir les aléas de la bureaucratie, où, rien que pour un abonnement de métro, il s’est avéré nécessaire de fournir le troisième prénom de ma tantième aïeul, mais passons.

Place du Capitole, Rome. © Mathilde Jaccard

À la recherche du temps perdu

Je suis donc arrivée à Rome avec un secret espoir, celui de retrouver la ville que j’ai pu côtoyer au fil de mes lectures et autres recherches. Je songe en particulier à la cité du pape Léon X (1475-1521), né Jean de Médicis, et à son théâtre provisoire construit sur la place du Capitole.

Sur l’arc-de-triomphe qui constituait le décor se jouait un étonnant duo. Des scènes de l’Énéide, récit de la fondation de Rome, s’opposent aux Étrusques, prétendus ancêtres de Florence. Mon objectif durant ce séjour de dix mois est, entre autres, de comprendre les motivations derrière ce choix.

C’est ainsi en toute naïveté que mes premiers pas m’ont conduite au sommet de cordonata capitolina, escalade qui mène à ladite place. Bien imprudente a été cette entreprise puisqu’elle a abouti à une crise personnelle. Rien ne reste évidemment de l’évènement, voire pire : la Rome renaissance que j’espérais tant retrouver n’existe simplement plus, elle a été complètement remodelée par le passage du temps.

Monument à Victor-Emmanuel II, Rome © Mathilde Jaccard.

Je tiens notamment pour coupable le monument à la mémoire de Victor-Emmanuel II (1820-1878), premier roi d’Italie. Construit dans la continuité des forums impériaux, cette protubérance de marbre blanc s’impose par son envergure comme le point culminant de la Rome actuelle.

La piazza del Campidoglio a perdu de sa grandeur en raison de sa proximité avec le Vittoriano et de la disproportion entre eux. Par la présence de ce qu’on surnomme communément la machine à écrire, la place qu’a occupé le pouvoir durant des siècles se retrouve dans l’ombre, et paraît décentrée et sans plus la moindre importance.

 

Une naine sur les épaules d’une géante

En fin de compte, je ne suis qu’une naine sur les épaules d’une géante, pour reprendre les termes attribués à Bernard de Chartres. La géante en question est faite de pierre, j’ai nommé la cité du Tibre. Elle se meut en silence, prête à vous emporter par-delà votre propre horizon. 

Ses pavés ne sont certes pas planes et ne facilitent point la marche, mais ce sont eux qui vous baladent à travers temps. Ils m’ont fait voir ses basiliques antiques hors de ses murs, ses obélisques extradés, ses nécropoles souterraines, ses galeries et jardins cachés, comme ils m’ont fait connaître ses pins majestueux, ses bains impériaux, son baroque le plus extravagant, son architecture fasciste, ou encore ses clairs-obscurs caravagesques.

On la dit éternelle, cette ville qui n’a connu que deux sacs, et pourtant elle a failli connaître la poussière après avoir été capitale d’un empire et avant d’accueillir les papes. Rome est une géante aux pieds d’argile. Je ne sais où elle me mènera. Peu m’importe, le détour en vaut bien la peine.


Mathilde Jaccard (1995) – Histoire de l’art

Mathilde Jaccard est titulaire d’une licence en histoire de l’art et anthropologie culturelle de l’Université de Bâle et d’un master en histoire de l’art de Fribourg. Sa thèse de doctorat à l’Université de Genève fait partie du projet FNS De la restauration comme fabrique des origines, Une histoire matérielle et politique de l’art à la Renaissance italienne. À Rome, elle poursuivra ses recherches, qui portent sur la gestion du patrimoine étrusque en Italie aux XVe et XVIe siècles.

Photo by Rebecca Bowring

Carte des sons de Rome

Oiseaux de paradis, novembre 2021 © Bruno Pellegrino

Deuxième lundi d’octobre

Le vent secoue les arbres du jardin, les perruches posées sur le toit enveloppent leur corps dodu de leurs ailes très vertes, j’enfile un pull plus épais et j’allume toutes les lumières. Quand je suis arrivé, il y a un mois, les nuits ne suffisaient pas à rafraîchir la ville écrasée par la canicule. Ça me donne l’impression d’avoir passé à Rome pas loin d’une vie entière.

Il y dix ans, alors que je séjournais aux États-Unis, j’ai vu avec V. un film intitulé Map of the Sounds of Tokyo. J’ai tout oublié de l’intrigue et des personnages, les quelques images qu’il me reste sont peut-être mes propres souvenirs du Japon mais le titre, lui, n’a jamais cessé de tourner en boucle dans ma mémoire. J’y repense maintenant comme à une chose à faire, une chose possible, dresser la carte des sons de Rome.

Les premières semaines ici, je notais mes impressions dans un carnet, et puis j’ai arrêté. C’est bon signe. L’autre écriture a pris le dessus, le roman se construit et c’est tout de même pour ça que je suis là.

Il y a dix ans, j’avais déjà décidé de laisser de côté ce roman que je voulais consacrer à un musicien – un pianiste, un compositeur, j’hésitais. J’en avais eu l’idée un jour de 2005 en traversant le Grand-Pont, à Lausanne, je ne sais plus si j’allais au Conservatoire pour mon cours de solfège ou si j’en revenais. En classe, on lisait Un amour de Swann, et je m’étais dit que si Proust voyait dans l’indicateur des chemins de fer « le plus enivrant des romans d’amour », j’avais peut-être le droit de trouver romanesques les pages annotées de ma Théorie de la musique. J’ai bataillé longtemps pour écrire cette histoire avant de finalement la laisser de côté pour y revenir plus tard – et ça y est, plus tard, c’est maintenant, et c’est ici.

Oiseau mécanique, novembre 2021 © Bruno Pellegrino

On dit que Rome n’est plus dans Rome et je pense que moi non plus, pour être honnête, à Rome, je n’y suis pas tout à fait. La villa qui m’accueille occupe une position de surplomb, dans un quartier dont tout le monde dit que personne n’y vit. La pièce qu’on a mise à ma disposition pour travailler se trouve dans la petite tour qui couronne la bâtisse. Les sons qui me parviennent là-haut sont les cris des oiseaux, la rumeur lointaine du trafic – klaxons, ambulances, hélicoptères –, de temps en temps des chants issus d’une manifestation que je localise du côté de Barberini. L’autre soir, ce sont des feux d’artifice qui m’ont fait relever la tête et monter au sommet de la tour pour les voir éclater au-dessus de Trastevere. En trois longs cris paresseux, une mouette annule la distance qui nous sépare de la mer et convoque des vagues grises qui viennent battre le mur d’enceinte de la villa.

Nous sommes une douzaine à habiter ici, on se découvre, on s’apprivoise. Aujourd’hui, certaines se rendaient dans des musées pour y photographier des sarcophages, interroger un conservateur ou se poster longuement devant un tableau pour tâcher de saisir comment l’artiste a fait. D’autres avaient rendez-vous dans des bibliothèques pour y consulter des ouvrages sur l’architecture fasciste ou des rites funéraires très anciens. D’autres encore ont repéré des magasins spécialisés où acheter de l’argile et du plâtre. Moi je suis resté dans ma tour et j’ai regardé des tutoriels sur YouTube pour apprendre à jouer My Heart Will Go On à la flûte à bec. Le roman se construit.

Seconde moitié du mois de novembre

Un jour en fin d’après-midi, je laisse un message vocal à Mathias, qui a séjourné ici avant moi. Dans sa réponse, il me parle de ce qu’on entend sous ma voix, en arrière-fond, à quoi je n’avais pas prêté garde : des cris glaçants, insistants, qui lui rappellent qu’à la même époque l’année dernière, la ville entière était soumise au couvre-feu.

Depuis quelques semaines, les étourneaux migrent vers le sud. La première fois que je les ai vus, j’étais sur le toit avec Ezra, qui a pointé du doigt cet étrange phénomène loin dans le ciel, comme un nuage noir qui se modifierait très vite et se déplacerait sans se soucier des vents. J’ai dit c’est des oiseaux ? Mais on ne savait pas, ça ressemblait plutôt à une tornade en formation, ou à Voldemort générant des courants maléfiques au-dessus de Londres ou de Poudlard (de Rome, en l’occurrence).

Beniamino, qui travaille ici depuis longtemps, explique que si ces hordes descendent sur le jardin, s’ils viennent nicher ne serait-ce qu’une nuit dans les grands pins parasols, le désordre qu’ils laissent est indescriptible. Alors des haut-parleurs diffusent des sons épouvantables, stridents, préhistoriques et entêtants, que Mathias dans son message appelle des oiseaux de synthèse. Je note ça comme un titre possible pour quelque chose un jour.

Oiseaux de synthèse, novembre 2021 © Bruno Pellegrino

Le roman se construit. Mon pianiste qui, à mon arrivée ici en septembre, venait de naître, a désormais vingt ans, il vit aux États-Unis, il file un mauvais coton mais je ne m’inquiète pas pour lui.
Par ailleurs, ma carte des sons de Rome s’est étoffée.
Installée sur le sol du jardin d’hiver, au troisième étage de la villa, une grande oreille conçue par Nastasia Meyrat émet des mots que je distingue mal. Are you listening ? J’ai envie de m’accroupir et de coller la mienne à cette oreille de plâtre.

Dans l’atelier de Lou, une boombox diffuse une vieille chanson du groupe Air, qui me rappelle V., dont c’est bientôt l’anniversaire (et cette année encore, je lui écrirai, en me demandant jusqu’à quand). La lumière du soleil couchant frappe contre le mur du fond et redessine la silhouette des oiseaux de paradis qui meurent silencieusement dans des bouteilles de Peroni reconverties en vases.

Depuis que je m’assieds chaque matin à mon bureau pour faire grandir mon pianiste, je porte aux voix une attention décuplée. Celle de Carlo par exemple, qui cuisine tous les jours pour nous (je le soupçonne de me donner des portions plus généreuses qu’aux autres parce que son père s’appelle comme moi), lorsqu’il me dit « Ciao Bru ». La voix de Francesca qui, en me tendant une pile de linge propre, me répète plus lentement le mot federa (taie d’oreiller), avant de s’éloigner pour continuer à trier la literie de tout l’étage. Nos douzaines de voix qui deviennent familières, qui se modifient d’un jour à l’autre et d’un moment à l’autre de la journée, ou encore quand, au cours d’une conversation, on passe du français à l’anglais, de l’anglais à l’italien.

Le soir, lorsque je mets mes boules Quiès, mon acouphène se réveille. Le reste du temps, je ne le remarque presque plus. Quelque chose en moi a tout de même vacillé, l’autre nuit, quand j’ai réalisé que ce sifflement s’éteindrait lui aussi à ma mort (mais je me suis repris en imaginant Ezra lever les yeux au ciel et me dire drama drama dramaaa !). Un coup de tonnerre fait trembler les murs.
Même à travers la cire, j’entends l’orage gronder et la pluie rincer les rues de Rome pour en redessiner la carte.


Bruno Pellegrino (1988) – Écriture

Bruno Pellegrino (1988) est l’auteur de trois livres publiés aux Éditions Zoé : Comme Atlas (2015), Là-bas, août est un mois d’automne (2018), récompensé par le prix Alice Rivaz, le prix Écritures & Spiritualités et le prix François Mauriac de l’Académie française, et Dans la ville provisoire (2021). Il est membre du collectif littéraire AJAR. À Rome, il se concentrera sur son prochain roman, qui raconte la vie d’un pianiste entre la Suisse, l’Italie et les États-Unis.

Photo by Rebecca Bowring