Retour à Rome

Au printemps 2022 j’ai passé deux mois à l’Institut suisse de Rome (ISR) comme Senior Fellow. C’était un retour : à la fin des années 80, j’y avais déjà vécu et travaillé près de deux ans comme jeune artiste. Depuis, je ne suis plus revenu à Rome. La « Ville éternelle » avait bien sûr changé entre temps, et moi aussi, à la fois comme personne et comme artiste. Cette situation m’intriguait : quel effet cela me ferait-il, après une si longue absence, de revenir au même endroit et d’en faire l’expérience à nouveau ?

C’est à Rome que j’avais vécu mon « coming out artistique » au sujet de ce que l’on appelle la photographie de rue. A l’époque, en tant qu’artiste plasticien, il fallait un certain courage pour « se limiter » à prendre des photos. En effet, il avait fallu attendre les années 90 pour que le médium photographique connaisse un boom soudain dans le champ de l’art. Inspiré par Rome et sa tradition de vie dans l’espace public, du Forum Romain à la Via del Corso, avec du temps en abondance et la possibilité de me concentrer sur mon travail, loin du Berlin branché où je vivais auparavant, j’ai eu le courage de franchir ce pas. Depuis, la déambulation « situationniste » et l’acte photographique « sans intention », dans la mesure du possible, sont devenus ma méthode de travail privilégiée. Beaucoup d’autres éléments sont venus enrichir cette méthode, en particulier la mise en contexte des photographies, par exemple l’affichage en grand format dans l’espace public. J’étais d’ailleurs de ce côté-là aussi déjà inspiré par Rome, où les affiches monumentales d’Oliviero Toscani pour Benetton qui placardaient les murs de la ville étaient devenues un véritable phénomène de société bien que sujettes à controverse.

© Beat Streuli

Mon séjour romain des années 80 avait abouti à une première publication, purement photographique, par l’ISR. Peu de temps après, mes photographies romaines figuraient dans ma première grande publication, un double album intitulé « Rome Paris Fotografien », publié par les éditions Lars Müller.

J’étais donc curieux, qu’est-ce qu’un « remake », 35 ans après, allait bien pouvoir donner ? Il semble évident qu’aujourd’hui la ville compte beaucoup plus de touristes, ou moins de voitures – et bien plus d’institutions d’art contemporain, qui à l’époque n’existaient pratiquement pas. Mais ces changements intervenus en quelques décennies dans une ville réputée éternelle sont-ils significatifs ? Il en va ainsi des téléphones portables : inexistants dans les rues il y a quarante ans, omniprésents aujourd’hui. Voilà qui fournit à tout sociologue quantité de matière à étudier et à analyser en toute légitimité. Mon travail, en revanche, a toujours consisté à mettre l’ordinaire, le quotidien, le non-spectaculaire au centre de l’attention. Par analogie, mon approche s’applique davantage à la mise en regard de similitudes et de points communs entre des régions géographiquement et culturellement diverses, plutôt qu’à montrer leurs différences, et ceci s’appliquant aussi aux périodes différentes.

Et pourtant, de légères variations de style dans la mode des villes, au demeurant intemporelle – coupe des jeans et T-shirts -, dans les coiffures, et surtout dans le design des voitures permettent facilement d’attribuer des séries de photos à hier ou à aujourd’hui. Sans parler des développements technologiques des dernières décennies : lors de mon premier séjour à Rome, le fax n’existait pas, Internet et les téléphones portables encore moins. Je suis incapable de dire si cette situation était favorable ou nuisait au bien-être général et au travail, ou si simplement le rythme était différent. La vie parmi les jeunes résident·e·s de l’Institut suisse n’était pas, dans mon souvenir et dans mon vécu, si différente de celle d’aujourd’hui. Tout était probablement plus calme, on ne faisait pas aussi souvent la navette entre Rome et la Suisse ou d’autres endroits et il n’y avait pas non plus le riche programme d’événements d’aujourd’hui à l’ISR.

© Beat Streuli

Je dois à un autre développement technologique d’avoir emmagasiné cette fois-ci plus de 7000 photos numériques et diverses vidéos en seulement deux mois – contre les quelque 5000 diapos et négatifs de mon premier séjour de deux ans. Même si à l’époque déjà, j’avais l’impression de prendre beaucoup de photos. Je faisais des séries entières de la même situation pour ensuite sélectionner le meilleur cliché. Peut-être que la différence dans le processus entre hier et aujourd’hui est donc plutôt de nature graduelle.

Je m’étais proposé au cours des deux mois de printemps dernier de travailler librement, le plus détaché possible de tout projet. Depuis un certain temps, il me semble plus difficile dans le rythme du monde de l’art de prendre du temps et de le consacrer à des séjours prolongés, histoire de voir l’impact sur le travail lorsqu’il n’y a pas d’échéance, ni d’attente de succès d’entrée de jeu. Partant de cette donne ouverte, je ne peux pas encore me prononcer sur le résultat de ma redécouverte de Rome. C’est avec une certaine distance que je prends maintenant le temps de regarder le nouveau matériel et, avec les yeux d’aujourd’hui, les images des années 80. Bon nombre de ces photographies n’ont jamais été publiées, ni exposées et j’aimerais saisir l’occasion de les repositionner dans le contexte de mes travaux actuels, ce qui se matérialisera dans une exposition, une installation numérique ou une publication.

© Beat Streuli

J’ai recherché certains endroits où j’avais pris des photos à l’époque et, ici ou là, plus par curiosité que par une démarche conceptuelle, j’ai retrouvé l’endroit d’où j’avais pris mes clichés. Le sentiment d’être à l’endroit précis où je me tenais il y a 35 ans est très particulier, tout comme de ne plus savoir, une fois sur place, ce qui m’avait poussé à déclencher l’appareil. En témoignent quelques paires d’images qui illustrent ici ma contribution au blog. Mais plus importante est la nouvelle grande série de photographies d’aujourd’hui qui ne cherche pas la comparaison directe avec celles d’avant, mais qui se situe sur un niveau parallèle à celles des années 80.

Un élément important et complémentaire à mes déambulations et à mes photographies dans la lumière romaine souvent si spectaculaire a été ma redécouverte de la peinture figurative dans les innombrables musées et églises de la ville, et l’impression d’une longue continuité, et aussi en rapport à mes propres travaux. Le flux inépuisable de matériaux visuels, dans la vie réelle, dans l’art, dans le cinéma, n’existe qu’à Rome dans cette durée et dans cette ampleur, avec ses cassures et ses renouveaux. Cela a été une des grandes expériences de cette résidence – y compris comme mise en perspective additionnelle des quelques décennies qui séparent mes deux séjours.


Beat Streuli est un artiste suisse qui, depuis les années 1990, réalise dans le monde entier des installations photo et vidéo centrées sur les habitants des grandes villes. Avec son appareil photo, Beat Streuli suit un flux global de personnes, et souvent les images de passants anonymes et de leur vie quotidienne se reflètent dans l’espace urbain à partir de panneaux publicitaires ou de façades de bâtiments publics. Les premières photographies ont été prises pendant le séjour de Beat Streuli à l’Istituto Svizzero à Rome à la fin des années 1980. Depuis lors, ses installations in situ sont visibles dans le monde entier, par exemple à l’ETH Zurich, à l’UZ Spital de Bruxelles, au Lufthansa Aviation Center de Francfort, à l’Université des sciences appliquées de La Haye et à l’aéroport de Dallas Fort Worth. Des expositions personnelles ont eu lieu, entre autres, à la Tate Gallery, Londres (1997), au Museum of Contemporary Art, Chicago (1999), au Palais de Tokyo, Paris (2002), au Musée des Arts Contemporains, Grand-Hornu (2008), et à la Mobilière, Berne (2020/21). Ses œuvres sont représentées dans des institutions internationales telles que le Guggenheim Museum, New York, le Museum of Modern Art, San Francisco, le MACBA, Barcelone et le Centre Pompidou, Paris.

Automne en vue !

Pensées en vrac sur les pierres, le féminisme post-humain et le nouveau programme à l’Istituto Svizzero

De mes vacances d’été – 10 jours sur Marettimo, l’île Égade la plus éloignée de la côte sicilienne – je rapporte une poignée de galets polis par la mer, des livres, certains à peine parcourus, d’autres lus de A à Z, et de nouvelles idées. Mon séjour sur l’île s’est déroulé en août, à l’issue d’une année intense entre Rome, Milan et Palerme, ponctuée d’échanges avec les artistes et les scientifiques de chaque résidence. Il marque le lancement d’une nouvelle année, qui commence chez nous en automne avec l’arrivée des nouveaux.elles participant.e.s au programme de la résidence, des nouveaux projets d’exposition et évènements.

A ce propos, galets polis par la mer et livres, lus entièrement ou à moitié, sont des choses qui vont bien ensemble. Quel rapport ? Je ne peux l’expliquer que de manière vague, mais elle reflète ma façon de chercher des traits d’union et des parentés : comme curatrice à l’Istituto Svizzero, dans mes rencontres avec les artistes en résidence comme avec le concept de la programmation artistique. Prenons les galets. Les galets, dont la forme est née dans et par l’action de l’eau de mer, me rappellent, dans cet été caniculaire 2022, que ‘ nous ’ existons dans un système d’interdépendances, que sècheresse, raz-de-marée ou processus de désertification forment un tout. Puis les livres, lus intégralement ou à moitié : « ’We’ – who-are-not-one-and-the-same-but-are-in-this-together », écrit la philosophe Rosi Braidotti dans Posthuman Feminism, un livre qui m’a accompagnée sur l’île. A cet égard, le concept de féminisme post-humain propose une redéfinition de l’humain avec en perspective, justement, ces créatures humaines et non-humaines, qui avaient été jusqu’à présent exclues de la grande narration de l’humanisme. Les galets toujours au creux de la main, je pense aussi au livre Bodies of Water d’Astrida Neimanis, théoricienne de la culture, qui nous rappelle que nous sommes non seulement issus de l’eau, mais que l’hydro-constitution de nos corps et de toute créature vivante se voit : « We are all bodies of water. […] As watery, we experience ourselves less as isolated entities, and more as oceanic eddies ». Membranes perméables, coexistence amicale et parasitaire d’organismes, dans le partage et la réciprocité. Et une fusion des représentations des identités et des relations dominantes dans notre Occident.

« Heu…, et l’art dans tout ça ? », pourrions-nous nous demander. Quel rapport avec l’art ou le programme de l’Istituto Svizzero ? Le rapport existe. Les expériences artistiques modernes, tout comme d’ailleurs les pratiques des commissaires d’exposition, se préoccupent intensément des questions de cohabitation et de coexistence des espèces, tout comme des questions relatives aux risques et aux conséquences du changement climatique. A partir de là, les réflexions nous conduisent à de nouvelles définitions de ce ‘ nous ’ (c’est intentionnellement que je conserve les guillemets), puis à l’interprétation des concepts de ‘ culture ’ et de ‘ nature ’ . Les théories sur l’anthropocène sont abondamment reprises dans de nombreux domaines de l’art contemporain. Soit l’époque géochronologique dans laquelle nous vivons et dans laquelle l’homme est devenu le principal facteur d’influence sur toutes les sphères et processus sur Terre, et dans le contexte de la critique exprimée par de nouvelles théories féministes où ‘antrophos’ pourrait simplement évoquer l’homme blanc européen davantage que l’Homme.

Cela signifie que pour nous, à l’Istituto Svizzero, de telles questions ou approches sont récurrentes dans l’échange avec les artistes en résidence, dans nos travaux de recherche et dans notre travail dans les projets d’exposition ou les évènements. La production artistique moderne revêt en ces temps de crises et d’incertitudes – à mon avis, aujourd’hui plus que jamais – une importance majeure. C’est là que sont formulées les questions, que les doutes sont exprimés et que s’esquissent les nouveaux mondes.
Les huit artistes qui viendront vivre et poursuivre leurs recherches dès l’automne 2022 dans les résidences de l’Istituto Svizzero à Rome, Milan et Palerme, travaillent avec différentes approches, avec différents médias et dans diverses disciplines : ils et elles recourent aux installations vidéo, à la peinture, à la céramique, à la performance ou encore au langage pour donner forme à leur sujet et à leurs questions. Ils et elles viennent des arts visuels, de la performance ou du théâtre. Toutes et tous travaillent dans leur langage et, à leur manière,  traitent des questions du vivre ensemble ou cherchent à exprimer à travers leur art de nouvelles formes de pensées et de narration. C’est sur fond de réflexions sur le présent que se situent aussi les prochains projets d’exposition et évènements qui auront lieu à l’Istituto à Rome, à Milan et à Palerme. Enfin mes réflexions insulaires conduiront je l’espère à un grand projet d’exposition à Rome à l’automne 2023, dans lequel seront discutées, de concert avec les artistes,  des questions soulevées par le féminisme post-humain.


Gioia Dal Molin est Head Curator et directrice artistique à l’Istituto Svizzero depuis janvier 2020. Elle a étudié histoire et histoire de l’art aux universités de Zurich et de Rome et a obtenu son doctorat en 2014 avec une thèse sur la promotion des arts visuels en Suisse. De 2015 à 2019, elle a dirigé la fondation culturelle du Canton de Thurgovie. Autrice et curatrice indépendante, elle écrit des textes d’histoire de l’art pour diverses publications et a réalisé de nombreux projets d’exposition et de performance ainsi que des livres d’artiste. Elle est également co-initiatrice de Le Foyer, un format d’exposition et de discussion à Zurich et a travaillé comme consultante externe et mentor dans plusieures académies d’art. De 2016 à 2019 elle a été membre du jury de la Commission Cantonale d’Art dans l’espace public du Canton d’Argovie.

© Gina Folly

Fontaines publiques

La fontaine est une fleur ou un champignon émergeant d’un grand système sous-terrain prosaïque et mystérieux composé d’histoires, d’argent, de plomb, de salive et de pressions
Fontaine via Paolina © Lou Masduraud, Rome, 2021

J’aime bien les fontaines. Je les aime pour leurs formes, leurs histoires et les flux généreux qui rafraîchissent nos bouches asséchées par la ville.
Je m’intéresse aux fontaines en tant qu’objet politique – symbole de la profusion du bien commun, de sa spectacularisation et donc de son contrôle.
Une fontaine c’est aussi la fleur d’un système, l’histoire de son acheminement depuis la source captée jusqu’à la bouche du mascaron me fascine. Son chemin par les terres, les pierres, les citernes, les valves, les pompes, les tuyaux d’argile cuite, de plomb, d’acier et de béton jusqu’à notre langue.

A qui appartient la terre sur laquelle se trouve la source ? Qui paie l’ouvrier qui nettoie ces conduits?
Est-ce qu’il y a des femmes dans le service d’eau et de maintenance des infrastructures souterraines de Rome ? Est-ce qu’on abreuve les fontaines de jardin de ces villas avant de desservir la place publique ?
Combien de particules de terre, de plomb, d’acier et de béton se trouvent suspendues dans les eaux de fontaine en fonction du chemin parcouru ?
Combien de pièces ont-elles eu le temps de rouiller dans le fond de ce bassin avant d’être récupérées par les services de la ville ?
Combien de vœux ont-ils été exaucés ?

 

Nasone © Lou Masduraud, Rome 2021

Là où on a trouvé la première source, la toute première fois, c’était aux flanc d’une colline, sous les orangers et les bergamotiers. Le verger diffusait des senteurs d’agrumes dans la vallée, et, de façon plus discrète mais tout aussi vraisemblable, infusait abondamment la nappe souterraine de son arôme. Le réseau racinaire des arbres fruitiers instillent les eaux par les sèves et les sucs acides des agrumes dans un échange chimique des plus secret. Et puis il y a la pluie qui ruisselle sur les fruits puis le long des troncs, entraînant avec elle quelques huiles. Chaque goutte d’eau se fraie un chemin pour rejoindre ses sœurs sous la terre. Bain collectif, nappe phréatique et tout le monde dans le même tuyaux. Vas-y qu’on se serre, qu’on se glisse enrichi de parfums, qu’on se bouscule, dévale la pente et serpente sous la ville pour l’abreuver de ces acides fruitées. Extase citoyenne. Miracle.

Fontaine du Pantheon, © Lou Masduraud, Rome 2021

La fontaine est une fleur ou un champignon. C’est la partie visible d’un grand système souterrain, relativement comparable au mycélium courant dans les sous-bois. Le bitume recouvre un large réseau prosaïque et mystérieux, rhizome de circulations fluides, de forces contraires, de pressions, de tourbillons, de frottement liquides, d’air enfermé dans des bulles le long de kilomètre de tuyaux qui fleurissent, jaïssent en fontaine de surface et s’épanouissent à l’air libre. Là, ce sont des bouches ouvertes en forme de O qui déversent le liquide en continu, chuchotant les secrets mouillés de chaque place publique. L’eau passe directement du petit tuyau de bronze à la commissure des lèvres dures et pulpeuses, caressant aux passage ces dents de marbre et transformant cette bouche en terrain légèrement moussu vert noir, carriant ainsi le sourire de la nayade.
Une eau claire et vive sans gaz ni plomb se jette enfin dans le vide. Un vide de quelques centimètre – pas le grand saut, pas de grande chute – mais simplement ce petit vide à traverser librement, relaxée de toute contrainte, libre de forme, se délaissant même de quelques gouttes le temps de savourer l’air ambiant, d’entrevoir le soleil ou la lune et sentir l’air contre son corps d’eau avant de rejoindre le bassin avec permanence.

Une bouche s’approche, différemment cariée, différemment mouillée, un terrain plus acide encore que les agrumes vient interrompre le flux de la fontaine. Bouche de chair contre bouche de pierre. L’eau s’engouffre dans un second système.

Citoyen à la fontaine, © Lou Masduraud, Rome 2021

Lou Masduraud (1990) – Arts visuels

Lou Masduraud (1990) vit et travaille à Genève, où elle développe un travail artistique, critique et féministe. Elle a obtenu un MA en arts plastiques à la HEAD Genève et a participé au programme de recherche postgrade de l’ENSBA Lyon de 2017 à 2019. Sa pratique artistique analyse les mécanismes du pouvoir, du désir et de l’émancipation. À Rome, elle réalisera un projet sur les fontaines publiques en tant que symbole de la vie politique.

Photo by Rebecca Bowring

Animaux, choses, choses animées. Encore un mot sur l’œuvre poético-photographique d’Hayahisa Tomiyasu

À la conclusion d’une année romaine à plusieurs titres exceptionnelle, il vaut peut-être la peine de dépenser encore quelques mots sur des œuvres qui ont déjà fait couler assez d’encre parmi les résidents de l’Institut, mais dont la richesse poétique et conceptuelle est loin d’être épuisée.

Si les implications sociales et politiques des photographies d’Hayahisa Tomiyasu (pour les résidents de l’Institut et, dorénavant,  pour les lecteurs de cet article : Haya) ont été mises en lumière avec lucidité, leur portée existentielle et ontologique semble en effet déclore plusieurs autres pistes interprétatives. Le rapport entre le monde des choses et celui des êtres animés en est sans doute une. Dans l’univers poético-photographique de Haya, la limite entre ces deux royaumes n’est en effet pas rigide, mais perméable, voire ambiguë.

Dans la gestation de son ouvrage le plus connu, TTP, la poursuite d’un animal, un renard, a amené Haya à arrêter son regard sur une planche de ping-pong qui n’était plus utilisée – ou plutôt, qui était utilisée pour tout sauf que pour sa fonction originaire : le jeu du ping-pong. Dans les centaines de photographies que Haya, observateur attentif et inlassable, a prises pendant quatre ans de sa fenêtre au huitième étage d’un foyer d’étudiants à Leipzig, une humanité variée se retrouve autour de la planche pour manger, faire de la gymnastique, sécher le linge, prendre du soleil ou s’abriter de lui, ou tout simplement pour se reposer.

À la différence du renard, la planche de ping-pong ne bouge pas. Elle ne cesse pas pour autant de se transformer en fonction des besoins et de la créativité de ses usagers – d’où la nécessité de l’observer constamment. Object inanimé, abandonné, la planche se révèle alors, sous le regard de Haya, chargée de vie et de mémoire(s).

Observateur patient et immobile dans sa période allemande, Haya sillonne méthodiquement les rues de Rome. Mais le résultat est le même. Par un mécanisme opposé à celui de la Gorgone, qui transforme en pierre les êtres qu’elle fixe de ses yeux, Haya donne vie à ce qu’il regarde à travers sa caméra. Aussi le poteau couché devant l’entrée principale de l’Institut Suisse (qui est tout de suite devenu, comme le raconte Haya, une clé de lecture pour la ville de Rome), se déplace d’un côté à l’autre de l’entrée – avec l’aide de quelques résidents, certes, qui pourtant ne font que prêter leurs bras à sa volonté silencieuse.

Hayahisa Tomiyasu, Poteau couché à l’entrée de l’Institut Suisse de Rome

Tout comme les poteaux tordus et décapités qui peuplent les photos romaines de Haya, les horloges incorrectes qu’il photographe à midi ont perdu la fonction pour laquelle un espace leur avait été destiné dans la métropole. Conçus comme indicateurs du temps et de l’espace, les horloges et les poteaux sont sortis de l’espace et du temps. Instruments pour les hommes, ils sont devenus autonomes. Leur rébellion silencieuse passe par leur dysfonctionnalité, qui leur confère une vie à eux. Souverains dans leur inutilité, n’ayant autre but en dehors d’eux-mêmes, ils regardent Haya – et, à travers ses photos, nous regardent.

Hayahisa Tomiyasu, ‘Palo’, 2020/2021, series

Dans ces images, pourtant, les poteaux tordus sont droits : en inclinant sa caméra, Haya leur donne raison, en donnant tort à tout le reste. En équilibre précaire, le paysage urbain de la ville éternelle s’étale alors sur un plan incliné.

Quand Haya ne sort pas chercher les images, elles viennent le visiter chez lui. En imitant Haya (ou les poteaux ?), les perroquets verts qui habitent les pins de Villa Maraini se penchent du toit de son atelier en pliant leur tête de côté. Le geste se répète, mais à l’inverse : l’observateur devient observé.

Hayahisa Tomiyasu, ‘Pappagalli’, 2020/2021, series

Mais c’est trop tard pour désamorcer le mécanisme : la ville est désormais peuplée d’objets animés. Les poteaux tordus et les horloges incorrectes sont partout. Ils nous suivent, ils nous guettent. Leur présence n’est pourtant pas menaçante : par leur biais, le regard lucide et poétique de Haya nous offre une voie d’accès pour retrouver l’humanité cachée – mais pas perdue – au fond des villes contemporaines.


Aurora Panzica (1991, Trapani) – Philosophie Médiévale

Elle a obtenu un BA en Philosophie (2013) à l’Université de Trento, où elle a été membre du Collegio di Merito Bernardo Clesio. Elle a ensuite obtenu un MA en Philosophie Médiévale à l’Université de Fribourg en Suisse (2015), où elle a été bénéficiaire d’une bourse d’excellence. Son projet doctoral à l’Université de Fribourg et à l’EPHE (Paris), financé par le Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique, a exploré la réception médiévale des Météorologiquesd’Aristote. Le travail sur les sources manuscrites médiévales l’a amenée à entreprendre de nombreux séjours de recherche en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne et en République Tchèque. En 2020, elle a bénéficié d’une bourse de l’Académie Tchèque des Science pour mener des recherches sur les sources manuscrites philosophiques médiévales conservées dans les bibliothèques de Prague. Son projet post-doctoral FNS, se propose de poursuivre l’analyse des sources manuscrites concernant l’histoire des sciences au Moyen Âge. La première étape de ce projet est Rome.

Hayahisa Tomiyasu (1982, Kanagawa, Japon) – Photographie
A étudié photographie à l’École polytechnique de Tokyo (BA) et à l’école supérieure des beaux-arts de Leipzig (Hochschule für Grafik und Buchkunst Leipzig, HGB) (Dipl. et MA). Il enseigne au département des beaux-arts de la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK). Ses œuvres ont été exposées dans le monde entier : Lothringer13 Halle (Munich) ; Japan Foundation (Cologne) ; Scope Hannover (Hanovre) ; Lianzhou Fotofestival 2019 (Lianzhou) ; The Cube, Deutsche Börse Photography Foundation (Francfort) ; Swiss Art Awards (Bâle) ; Photo Londres 2018 ; UG im Folkwang, Museum Folkwang (Essen) ; Museum für Angewandte Kunst (Gera) ; Galerie ABTART (Stuttgart) ; BEYOND 2020 # 7 (Paris, Amsterdam, Tokyo). En 2018, son travail TTP a remporté le premier prix du livre de MACK : cette série appartient à la collection de la Deutsche Börse Photography Foundation.