Les médiévistes sont-ils des travailleurs essentiels ? Réflexions sur l’histoire et la beauté

Les bibliothèques fermées, le médiéviste se retrouve seul, assis à son bureau de travail, face à son ordinateur. Il ne lui reste alors que de fouiller dans la bibliothèque numérique de ses dossiers pour se procurer ce qu’il lui est interdit de voir en public : les manuscrits médiévaux.

Le énième report de ses prochaines conférences à Paris, à Prague, à Munich, le laisse dans la solitude et le déconfort intellectuel, ce qui l’amène à se poser des questions incommodes.  Pourquoi fait-il ce qu’il fait ? pourquoi n’a-t-il pas choisi de travailler dans une banque ou de dans un bureau d’assurances ? pourquoi ne quitte-il pas ses papiers pour aller jouer dans un piano bar ? pourquoi ne part-il à Copacabana ?

Il n’est pas ambitieux, il ne vise pas un grand salaire : il ne lui tient que de résoudre quelques casse-têtes absolument indifférents pour le reste du monde, mais – qui sait pourquoi – devenus désormais primordiaux pour lui.

Le principe d’économie (au sens propre et figuré) qui gouverne une situation d’urgence semble pourtant mettre en discussion le privilège sur lequel se fonde son existence sociale : le privilège de se consacrer à une occupation inutile.

 

Oxford, Bodleian Library, ms. Liturg. 198, f. 91v

Inutile ?

À l’école on lui a maintes fois répété – et lui-même a maintes fois répété – que l’étude de l’histoire est importante pour comprendre le présent et faire des hypothèses sur l’avenir, pour savoir d’où nous venons et où nous allons, pour tirer des leçons des erreurs d’autrui afin d’essayer de ne pas les répéter. À tous ces arguments, le médiéviste peut en ajouter d’autres, propres à sa discipline et tirés de la valeur documentaire et doctrinale de ses sources.

Le médiéviste a donc son bon répertoire d’arguments-en-faveur-de-l’utilité-de-l’histoire-et-plus-particulièrement-de-la-philologie-(médiolatine). Mais il n’y croit pas. Ce n’est pas qu’il a progressivement cessé d’y croire : plutôt, il a progressivement réalisé de n’y avoir jamais cru. Même Aristote, pour lequel seule une activité qui contient sa fin en elle-même peut être considérée comme digne d’un homme libre, ne lui est plus de secours : le virus de la rhétorique, injecté par les modernes dans les mots des Anciens, a désormais infecté tous les arguments, les bons comme les mauvais.

À quoi bon d’ailleurs recourir à des arguments formulés par autrui, si les raisons profondes d’une activité ne doivent être recherchées ailleurs qu’en nous-mêmes ? Dans notre propre histoire (plus ou moins oubliée), dans nos propres inclinations (plus ou moins inconscientes), dans nos propres préférences (plus ou moins avouées). On touche alors aux raisons individuelles, qui sont les seules véritables raisons capables de pousser un individu à agir – ou ne pas agir – d’une certaine manière. Si le médiéviste essaie de pratiquer cet exercice psychanalytique et de se libérer de toute rhétorique, il se trouve face à ce fait incompréhensible : l’étude des sources manuscrites médiévales est pour lui un exercice de beauté, où la beauté est indissociable de la discipline – en ce sens, on pourrait donc le définir comme un exercice d’ascèse laïque.

En se livrant à cet exercice, le médiéviste n’est pas mû par la volonté de servir la science, mais seulement sa propre curiosité. C’est cette curiosité, aussi bien injustifiée qu’inépuisable, qui le mène à déranger des gens.

Pour quoi faire ? Pour ouvrir des armoires.

Tout le plaisir du médiéviste ne se réduit parfois qu’à cela : ouvrir une armoire, ou demander à quelqu’un de le faire.

Pour quoi faire ? Pour y sortir des objets vieux de sept siècles.

Parfois, c’est vrai, l’armoire n’est pas à portée de la main. Lorsqu’on demande aux bibliothécaires de Vodňany, en Bohème, s’ils possèdent des manuscrits médiévaux, leur réponse est négative. Le médiéviste doit insister pour qu’ils se résolvent à contacter un collègue désormais à la retraite, le seul à connaître l’accès à une chambre oubliée dans laquelle il se trouve une armoire contenant « des vieilles choses ». Le vieux monsieur n’a pas la clé de cette armoire, mais il vous assure qu’elle était en possession de son prédécesseur, retraité lui aussi, parti quelque part dans la campagne morave.

La quête d’un objet – qui n’est d’ailleurs rien d’autre que la quête de la personne qui se cache derrière – se transforme alors en quête d’une nouvelle personne. Métamorphose troublante, qui n’est pourtant pas faite pour décourager le médiéviste, habitué à se perdre dans ces mises en abîme.

Cologny, Fondation Martin Bodmer / Cod. Bodmer 131 – Petrarca e Dante, Rime / f. 8r

Avant qu’il arrive à se demander si ces réflexions ne pendent elles aussi de l’arbre de la rhétorique, le regard du médiéviste tombe sur les enluminures du manuscrit qu’il est en train de déchiffrer et en reste captivé. Un dragon rouge sur un fond doré est blessé au cœur par une flèche : avant de trépasser, il demande miséricorde. L’image n’a presque aucun rapport avec le texte, ce qui amène le médiéviste à s’émerveiller de la souveraine liberté de la page médiévale.

Le manuscrit médiéval est pour lui le lieu de la différence – et de la tolérance. Tolérance entre les mots, car les graphies les plus diverses coexistent au sein du même texte – et parfois de la même page. Tolérance entre le centre et le marge, non pas en opposition, comme dans les livres imprimés, mais en dialogue, car ils sont, les deux, le fruit de la main de l’homme.

Le manuscrit médiéval est donc pour le médiéviste un lieu de beauté : une beauté qui ne se donne pas sans effort et qui ne se donne jamais complètement ; une beauté qui s’échappe en même temps qu’elle semble se dévoiler et qui se nourrit de son mystère. Le médiéviste ne se sent pas capable de percer ce mystère, mais il se plait à le contempler.  Le manuscrit médiéval est surtout le fils d’un temps qu’il ne comprend pas, l’ailleurs où il lui est accordé de s’oublier. Par ce curieux qui pro quo : que ce en quoi les autres voient un lieu de mémoire, est pour lui le passeport de l’oubli. Aussi, par le même geste avec lequel on l’a investi de la tâche, grave et respectée, de la recherche, on l’a soustrait au devoir fastidieux de s’adonner à une occupation utile. Dans cet écart que les circonstances ont creusé entre les attentes sociales et ses inclinations individuelles, le médiéviste trouve un moyen – inattendu – de salut.

En attendant que le malentendu soit dissipé, que l’ordre soit rétabli et lui-même renvoyé, le médiéviste jouit du privilège de s’adonner à une occupation inutile – qui n’est rien d’autre que le privilège de se consacrer à un exercice de beauté, la seule valeur qui s’impose en dehors de toute explication, de toute théorie et de toute rhétorique.

Angers, Bibliothèque Municipale, ms. 242, f. 1

Aurora Panzica (1991, Trapani) – Philosophie Médiévale

Elle a obtenu un BA en Philosophie (2013) à l’Université de Trento, où elle a été membre du Collegio di Merito Bernardo Clesio. Elle a ensuite obtenu un MA en Philosophie Médiévale à l’Université de Fribourg en Suisse (2015), où elle a été bénéficiaire d’une bourse d’excellence. Son projet doctoral à l’Université de Fribourg et à l’EPHE (Paris), financé par le Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique, a exploré la réception médiévale des Météorologiquesd’Aristote. Le travail sur les sources manuscrites médiévales l’a amenée à entreprendre de nombreux séjours de recherche en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne et en République Tchèque. En 2020, elle a bénéficié d’une bourse de l’Académie Tchèque des Science pour mener des recherches sur les sources manuscrites philosophiques médiévales conservées dans les bibliothèques de Prague. Son projet post-doctoral FNS, se propose de poursuivre l’analyse des sources manuscrites concernant l’histoire des sciences au Moyen Âge. La première étape de ce projet est Rome.

Kaputt Mundus

Février 21, nous sommes trois dans ce bureau lumineux de l’Istituto svizzero: sa directrice Joëlle Comé, son collaborateur scientifique Adrian Brändli et moi-même. Je suis venu dans la capitale italienne afin de préparer mes Adieux, plus précisément les lectures, prévues pour le mois d’octobre, de trois de mes textes qu’unit la thématique, comme l’émotion sous-jacente, de l’adieu. Trois de ces textes écrits ces dernières années pour la scène seront lus en italien, l’un – intitulé « Au revoir » (un adieu dès lors peut-être pas tout à fait définitif.. !) le sera également en français, porté par le comédien (et cinéaste !) Mathieu Amalric, pour lequel ce monologue d’un père venant de prendre congé de ses fils partis pour Mars avait été conçu. La Villa Medici, cousine française de l’Institut, l’accueillera dans son prestigieux décor. J’ai exprimé le désir d’accompagner ces lectures-spectacles de débats.

 

J’aimerais qu’on parle, ici, à Rome, de cette rhétorique de l’Apocalypse

S’ils trouvent leur forme, et leur énergie, dans la forme d’un adieu, mes textes reflètent surtout les soucis de mes contemporains, qu’il s’agisse de notre rapport de plus en plus complexe avec l’Animal, ou la menace de notre propre extinction. J’aimerais qu’on parle, ici, à Rome, de cette rhétorique de l’Apocalypse partout présente dans nos riches et anxieuses nations, et des effets de celle-ci sur notre moral comme sur nos créations.  Je voudrais en d’autres termes, et le jeu de mot advient ici à l’instant même où j’écris ces lignes, sans préméditation aucune, que l’on évoque le Kaputt Mundus dans la Caput Mundi….Ouf, c’est fait.

Nous en sommes donc là, silencieux, en cet après-midi que nimbe une lumière déjà printanière, à réfléchir à la forme à donner à ces prolongements à donner aux spectacles. Au loin, dans l’espace ménagé par la grande fenêtre du bureau directorial, la ville s’étend, avec au fond, à midi comme on dit dans l’armée, la Basilique Saint-Pierre.

 

Albert Goodwin, Apocalypse, 1903.

Comment la théologie s’accommode des prévisions du GIEC et des injonctions à tout changer ?

C’est alors qu’Adrian, le collaborateur scientifique, lâche un mot, juste un: Vatican… Ai-je bien entendu ? Le Vatican ? Oui, le Vatican, poursuit le jeune homme, invitons des chercheurs (des chercheuses ?) des facultés liées à l’Autorité Papale à discuter de la fin du monde, du collapse, de l’Apocalypse… voyons, pour faire simple, comment la théologie s’accommode des prévisions du GIEC et des injonctions à tout changer de nos mœurs et de nos pratiques.  Je souris, jette un œil sur la Basilique qui me paraît sourire aussi, je suis, littéralement, aux anges. Les collapsologues aux longs cheveux christiques, les Prix Nobel aux sandales également christiques, tous se sont exprimé dans les media, les réseaux sociaux ou les manifestations de rue. Mais l’Eglise, le Clergé et ses professeurs, tous ceux qui détiennent – je cite Bourdieu – le monopole des biens de salut ? Où sont-ils ? Qu’ont-ils à nous annoncer aujourd’hui que la Science s’accorde à révéler et prévoir des fins plutôt que des commencements, des agonies plutôt que des épiphanies ? C’est ce que nous découvrirons, peut-être, si Covid 19, 20 et 21 ne conspirent pas contre nous, à Rome, cet automne. Grande est ma hâte.


Antoine Jaccoud – Scénariste

Il écrit pour le cinéma, le théâtre et tout ce qui peut donner un support à l’expression orale. Il a coécrit et dialogué les films d’Ursula Meier (L’enfant d’en hautJournal de ma tête, Home), de Bruno Deville (Bouboule) ou de Bettina Oberli (Le vent tourne). À la scène, il fait entendre Le mari de Lolo (Ferrari), le dernier paysan du monde dans On liquide ou dit adieu aux bêtes dans son « monologue du zoophile », créé au Théâtre de Vidy-Lausanne en 2017 avec Jean-Yves Ruf. Antoine Jaccoud tourne également sur les scènes de Suisse et d’ailleurs avec les auteurs et musiciens du groupe de spoken word « Bern ist überall » ou en duo avec les musiciens Christian Brantschen ou Sara Oswald.  Au revoir, créé à Genève en 2017 avec et pour Mathieu Amalric est son plus récent monologue.