Laurence Wagner

Roma, décembre 2018

 

Cara Roma,   

Voilà maintenant trois mois que je vis entre tes murs et qu’il est bon de dormir entre tes bras. Il est vrai que je me suis déversée en toi comme le Tibre, te traversant du Parc de la Villa Borghese à Ostia, créant méandres et deltas, cherchant à faire déborder la rivière de mes affects dans les espaces usés et sublimés de ton passé. J’ai déposé un peu de mélancolie dans les églises de Santa Maria della Vittoria et de San Francesco a Ripa, me délectant des soupirs de Sainte Thérèse et de la bienheureuse Ludovica afin de mieux retenir mon souffle face à la splendeur de tes ciels, de ta lumière, de tes parcs et de tes vols d’étourneaux.   

J’ai marché marché marché jusqu’à ne plus sentir mes jambes et oublier que je marchais pour exister, pour sentir tes paysages, m’en approcher de manière à les renifler et à me voir vaciller dans des vertiges d’amour et de beauté.  En cherchant dans les expériences romaines d’Hervé Guibert et de Stendhal, je n’ai trouvé les cicérones que j’espérais, mais peu importe puisque ceux que j’ai  découverts par hasard, écoutent New Order sur les ruines antiques, laissent passer un train et des marécages brumeux aux reliques incandescentes, m’ouvrent tous tes chemins abandonnés et me permettent de t’ausculter.    

Dans tes nuits, j’ai essayé de convoquer les soleils noirs, d’hurler les pleines lunes et de danser les errances. De mes déplacements, j’ai gardé la sensation d’être infiniment libre et je me suis laissé caresser par les vents d’italianités tantôt doucereux comme le limoncello, tantôt amers comme l’amaro

Pendant un temps, le long de la Via Antica, en écoutant Luigi Tenco ou Dalida, j’ai parlé en silence avec toi. Je t’ai chuchoté mon vague à l’âme et j’ai essayé d’entendre tes voix. Tu as tellement de choses à me dire et pléthore de formes et de lieux se font les garants de tes récits. Figeant les cris, les amours impossibles, les vanités et les moments d’éternité dans des sacralités effacées qui irradient constamment mon regard. 

Le chagrin des fontaines du Bernin qui pleurent en vain, les crépuscules de Tivoli, les sculptures décapitées de Doria Pamphili. Les tombes de Goethe, Keats, Gramsci, la multitude d’anges et de chats. Beaucoup d’eau, de pierre, de clarté et le bonheur constamment renouvelé de me réveiller à tes côtés.

Et puis, il y a l’Institut au sein duquel la vie est bien douce et prend des allures un peu insulaires où les vagues utopiques et dystopiques viennent s’échouer sur les rivages de notre petite communauté qui s’organise, se rencontre et où se scellent des amitiés. 

Du dedans au dehors, du dehors au dedans. Du jardin à la tour et de la chambre à l’atelier. De ma fenêtre,  je te vois à perte de vue et m’amuse à te disséquer dans les petites choses; les états d’âme du palmier, les courbes des rideaux agitées par le vent, les touristes égarés ou cette silhouette tout de noir vêtue qui marche seule sur un toit.  

En voulant venir passer ces quelques mois chez toi, je voulais prendre du temps pour la lecture, l’écriture et la possibilité de réagencer une situation pour la narration autour des pratiques artistiques contemporaines. Je cherchais la porosité, la transdisciplinarité et l’occasion de m’arrêter pour pouvoir raisonner autrement que dans l’urgence. En un sens, je pense que ces désirs sont en voie d’être comblés. Mais le chantier est en cours et mes recherches autour des brigades rouges en chemin. Tu sais, j’aime creuser dans l’obscur, comprendre la colère et les formes d’engagements radicaux. Je me demande aussi ce que le temps a bien pu faire comme travail sur ces militantes qui ont renoncé à tout pour défendre un idéal. Anna Laura Braghetti, Barbara Balzerani sont des noms qui doivent te dire quelque chose, n’est-ce pas ? Je vais essayer de les rencontrer mais pour ce faire, je me prépare assidument, je lis, j’observe, j’écoute et j’écris.

C’est avec mes chroniques radiophoniques, mes promenades, mes recherches et mes écrits fragmentés que j’essaie de faire quelque chose de tout ce que tu me donnes. Merci pour tout le bien que tu me fais, je t’embrasse amicalement et à très vite,

Laurence. 


Laurence Wagner (1984, Lausanne) – Programmation, écriture et recherche en arts du spectacle
A terminé un Master en arts à la Haute École d’Art et de Design de Genève en 2011, après avoir obtenu un Bachelor en arts à l’Université de Lausanne en 2008. Depuis 2014, elle travaille au TU-Théâtre de l’Usine à Genève comme responsable de la programmation, de la communication et des relations avec la presse et co-responsable de la médiation culturelle. Elle a été membre de la Corodis – Commission Romande de Diffusion des Spectacles en 2016-17 et a travaillé sur différents projets en tant que médiatrice culturelle. Elle travaille pour le Zürcher Theater Spektakel à Zurich, enseigne à la Manufacture, Haute école des arts de la scène à Lausanne et développe divers projets dans le domaine du spectacle en tant que curatrice indépendante.

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.