Pensées en vrac sur les pierres, le féminisme post-humain et le nouveau programme à l’Istituto Svizzero
De mes vacances d’été – 10 jours sur Marettimo, l’île Égade la plus éloignée de la côte sicilienne – je rapporte une poignée de galets polis par la mer, des livres, certains à peine parcourus, d’autres lus de A à Z, et de nouvelles idées. Mon séjour sur l’île s’est déroulé en août, à l’issue d’une année intense entre Rome, Milan et Palerme, ponctuée d’échanges avec les artistes et les scientifiques de chaque résidence. Il marque le lancement d’une nouvelle année, qui commence chez nous en automne avec l’arrivée des nouveaux.elles participant.e.s au programme de la résidence, des nouveaux projets d’exposition et évènements.
A ce propos, galets polis par la mer et livres, lus entièrement ou à moitié, sont des choses qui vont bien ensemble. Quel rapport ? Je ne peux l’expliquer que de manière vague, mais elle reflète ma façon de chercher des traits d’union et des parentés : comme curatrice à l’Istituto Svizzero, dans mes rencontres avec les artistes en résidence comme avec le concept de la programmation artistique. Prenons les galets. Les galets, dont la forme est née dans et par l’action de l’eau de mer, me rappellent, dans cet été caniculaire 2022, que ‘ nous ’ existons dans un système d’interdépendances, que sècheresse, raz-de-marée ou processus de désertification forment un tout. Puis les livres, lus intégralement ou à moitié : « ’We’ – who-are-not-one-and-the-same-but-are-in-this-together », écrit la philosophe Rosi Braidotti dans Posthuman Feminism, un livre qui m’a accompagnée sur l’île. A cet égard, le concept de féminisme post-humain propose une redéfinition de l’humain avec en perspective, justement, ces créatures humaines et non-humaines, qui avaient été jusqu’à présent exclues de la grande narration de l’humanisme. Les galets toujours au creux de la main, je pense aussi au livre Bodies of Water d’Astrida Neimanis, théoricienne de la culture, qui nous rappelle que nous sommes non seulement issus de l’eau, mais que l’hydro-constitution de nos corps et de toute créature vivante se voit : « We are all bodies of water. […] As watery, we experience ourselves less as isolated entities, and more as oceanic eddies ». Membranes perméables, coexistence amicale et parasitaire d’organismes, dans le partage et la réciprocité. Et une fusion des représentations des identités et des relations dominantes dans notre Occident.
« Heu…, et l’art dans tout ça ? », pourrions-nous nous demander. Quel rapport avec l’art ou le programme de l’Istituto Svizzero ? Le rapport existe. Les expériences artistiques modernes, tout comme d’ailleurs les pratiques des commissaires d’exposition, se préoccupent intensément des questions de cohabitation et de coexistence des espèces, tout comme des questions relatives aux risques et aux conséquences du changement climatique. A partir de là, les réflexions nous conduisent à de nouvelles définitions de ce ‘ nous ’ (c’est intentionnellement que je conserve les guillemets), puis à l’interprétation des concepts de ‘ culture ’ et de ‘ nature ’ . Les théories sur l’anthropocène sont abondamment reprises dans de nombreux domaines de l’art contemporain. Soit l’époque géochronologique dans laquelle nous vivons et dans laquelle l’homme est devenu le principal facteur d’influence sur toutes les sphères et processus sur Terre, et dans le contexte de la critique exprimée par de nouvelles théories féministes où ‘antrophos’ pourrait simplement évoquer l’homme blanc européen davantage que l’Homme.
Cela signifie que pour nous, à l’Istituto Svizzero, de telles questions ou approches sont récurrentes dans l’échange avec les artistes en résidence, dans nos travaux de recherche et dans notre travail dans les projets d’exposition ou les évènements. La production artistique moderne revêt en ces temps de crises et d’incertitudes – à mon avis, aujourd’hui plus que jamais – une importance majeure. C’est là que sont formulées les questions, que les doutes sont exprimés et que s’esquissent les nouveaux mondes.
Les huit artistes qui viendront vivre et poursuivre leurs recherches dès l’automne 2022 dans les résidences de l’Istituto Svizzero à Rome, Milan et Palerme, travaillent avec différentes approches, avec différents médias et dans diverses disciplines : ils et elles recourent aux installations vidéo, à la peinture, à la céramique, à la performance ou encore au langage pour donner forme à leur sujet et à leurs questions. Ils et elles viennent des arts visuels, de la performance ou du théâtre. Toutes et tous travaillent dans leur langage et, à leur manière, traitent des questions du vivre ensemble ou cherchent à exprimer à travers leur art de nouvelles formes de pensées et de narration. C’est sur fond de réflexions sur le présent que se situent aussi les prochains projets d’exposition et évènements qui auront lieu à l’Istituto à Rome, à Milan et à Palerme. Enfin mes réflexions insulaires conduiront je l’espère à un grand projet d’exposition à Rome à l’automne 2023, dans lequel seront discutées, de concert avec les artistes, des questions soulevées par le féminisme post-humain.
Gioia Dal Molin est Head Curator et directrice artistique à l’Istituto Svizzero depuis janvier 2020. Elle a étudié histoire et histoire de l’art aux universités de Zurich et de Rome et a obtenu son doctorat en 2014 avec une thèse sur la promotion des arts visuels en Suisse. De 2015 à 2019, elle a dirigé la fondation culturelle du Canton de Thurgovie. Autrice et curatrice indépendante, elle écrit des textes d’histoire de l’art pour diverses publications et a réalisé de nombreux projets d’exposition et de performance ainsi que des livres d’artiste. Elle est également co-initiatrice de Le Foyer, un format d’exposition et de discussion à Zurich et a travaillé comme consultante externe et mentor dans plusieures académies d’art. De 2016 à 2019 elle a été membre du jury de la Commission Cantonale d’Art dans l’espace public du Canton d’Argovie.